« ce n’est pas parce que c’est de la science que ça doit être chiant »

« ce n’est pas parce que c’est de la science que ça doit être chiant »


Play all audios:


Conférence de rédaction chez « _Epsiloon », _ce magazine qui s’intéresse au monde vu par la science.  © Crédits photo : F. A. Et si, pour rendre la science attrayante, il fallait la


présenter sous un angle sociétal ? C’est le pari des fondateurs d’_Epsiloon_, partis de _Science et Vie_ après son rachat par le groupe Reworld. Leur mensuel scientifique fête ses trois ans


en ce mois de juin. Florine Amenta Publié le 21 juin 2024 On pourrait croire à un énième magazine jeunesse. Il n’en est rien. _Epsiloon _(à prononcer « Epsilon »), est un titre scientifique


pop et coloré destiné aux adultes. Débarqué dans les kiosques en juin 2021, ce mensuel de 100 pages est imaginé dans un immeuble de coworking du 16ᵉ arrondissement parisien. Au milieu de


start-up du monde de la finance installées dans des salles aseptisées, les deux bureaux dédiés à la rédaction sortent du lot. Le dos des magazines parfaitement alignés colore un mur. Des


livres sur le cosmos, Einstein, l’astronomie et les inventions du monde jonchent la table centrale. Des vitres servent de support aux chemins de fer des futurs numéros : les mensuels, mais


aussi les mooks, des magazines annuels imaginés autour d’un thème. L’année dernière, il y a eu la Lune, cet été, ce sera la forêt. « CONTEURS DE SCIENCE » Une réunion est en cours entre les


journalistes ce mardi midi. Au menu : l’augmentation des allergies alimentaires, des sondes envoyées dans l’espace, un objet _« qui rend les archéologues fous ». _Huit des journalistes de


l’équipe (dont un en visioconférence) échangent, laissent planer des silences et proposent des idées d’articles, chacun selon son expertise. Tous ont suivi une formation scientifique :


autour de la table, se trouvent un agrégé de mathématiques, des diplômés en biomécanique, en physique ou en biologie du comportement. La réunion ressemble au rendez-vous d’un club d’initiés.


Mais dans les pages d’_Epsiloon _— qui reprend dans son titre le symbole mathématique de l’infini —, ils ne veulent surtout pas jouer aux profs ; ils se disent _« conteurs de science »_. Le


_« nouveau magazine d’actualité scientifique »_ (c’est écrit sur la couverture) se veut accessible, tout en partant du principe que_ « les lecteurs s’informent, lisent la presse et écoutent


la radio »,_ sourit la rédactrice en chef, Mathilde Fontez, entre deux bouffées tirées sur sa cigarette électronique. « _On doit proposer quelque chose de différent de ce qu’ils peuvent


trouver dans les pages scientifiques des titres généralistes. » _Ici, on ne parle pas de science, on parle du monde sous l’angle de la science. Un outil scientifique n’est mis en avant que


s’il a une résonance sociale ou qu’il véhicule de gros enjeux politiques. > « Notre indépendance est basée sur la rentabilité du titre » Dans chaque numéro, une centaine de physiciens,


virologues, épidémiologistes, hydrologues, biologistes et autres experts sont interrogés. Leurs propos ne sont pas vulgarisés, _« d’autres titres font très bien de la vulgarisation »_.


_Epsiloon _ne veut pas transmettre de savoir, mais une culture de la science, nuance. C’est un journal de science qui s’intéresse au monde vu par la science. Parmi leurs inspirations, il n’y


a pas de titres scientifiques, mais plutôt _Philosophie magazine _ou _Society_. L’objectif : fasciner les lecteurs en leur racontant des histoires vraies dont ils n’avaient pas idée. Qu’ils


soient experts ou néophytes, ils doivent prendre plaisir à lire les articles. À en croire les courriers adressés à la rédaction, ils se disent en tout cas _« interloqués », « sidérés », « 


intéressés »_. Selon Hervé Poirier, rédacteur en chef, seul un quart de ceux qui achètent son magazine lisaient de la presse scientifique avant de se plonger dans _Epsiloon_. QUATRE


RÉDACTEURS EN CHEF Assise en tailleur sur un siège récupéré dans le couloir, Mathilde Fontez refuse certaines propositions de sujets. Toutes les révolutions scientifiques ne sont pas bonnes


à raconter, elles doivent être concernantes pour avoir leur place dans le mensuel. Exemple : la thérapie génique, qui permet enfin de guérir certaines maladies. Tout n’est pas non plus bon à


montrer. Il faut qu’une image ou une iconographie soit _« belle, émouvante ou choquante, qu’elle provoque une émotion ». _Et ça, c’est une volonté des quatre rédacteurs en chef. Quatre pour


mieux trancher, se décider et _« avoir une discussion permanente _», revendique Yvonne Diraison, aussi directrice artistique d’_Epsiloon_. Les fondateurs se connaissaient avant d’imaginer


leur journal. Ils travaillaient tous à _Science et Vie_ depuis plus de dix ans lorsque leur titre, créé en 1913, a été racheté par Reworld Media en 2019. Pendant un an, ils ont poursuivi


leur mission au sein du groupe de presse connu pour son expertise du numérique. Puis les conditions de travail se sont dégradées. Hervé Poirier, alors directeur de la rédaction, n’avait plus


la main sur les articles publiés sur le site. En septembre 2020, après vingt-et-une années passées à différents postes, il quitte le magazine. Avec _Epsiloon_, tout devait être différent.


Au lancement, une charte est signée par toutes les parties. Une clause permet à la rédaction et à l’actionnaire de prendre la parole dans le journal en cas de conflit éthique. Cet


actionnaire s’appelle Emmanuel Mounier. _« Amoureux de la science _», détenteur de l’éditeur de presse jeunesse Fleurus, du _Journal de Mickey_ et de _Picsou Magazine_, le président du


groupe Unique Heritage Media rêvait depuis des années de racheter _Science et Vi_e. En vain. Lorsqu’il a su qu’Hervé Poirier s’apprêtait à démissionner, il l’a contacté. Ce dernier se


souvient : _« On voulait faire un magazine tout public, il fallait s’associer à un industriel : Emmanuel Mounier avait le profil parfait. »_ Début janvier 2021, après des discussions avec


Emmanuel Mounier, Hervé Poirier parle de son envie à Mathilde Fontez. Elle est partante. Tous deux attendent que leurs collègues quittent _Science et Vie_ et leur font part de leur idée. _« 


S’ils n’avaient pas été partants, je n’y serais pas allé »_, reconnaît Hervé Poirier, lunettes rondes et pull sans manches ajusté. UNE CAGNOTTE RECORD Un mois plus tard, l’équipe est formée.


Tous mettent leurs réflexes de côté pour imaginer _« le magazine scientifique français de référence »_. En mai 2021, une campagne de financement participatif est lancée sur la plateforme


Ulule. En moins de deux jours, plus de 16 000 abonnés sont enregistrés, un mois plus tard 25 000 exemplaires sont pré-vendus sur un objectif de 1 500. C’est un record. Jamais une cagnotte


n’avait atteint une somme pareille sur ce site : 1,25 million d’euros. De son côté, Unique Heritage Media annonce investir un million d’euros par an dans le projet. En juin de la même année,


le magazine arrive chez les lecteurs et dans les kiosques. Avec ses couleurs vives, ses illustrations percutantes et ses informations insolites, le mensuel de 100 pages suscite la


curiosité. Le mot d’ordre de la directrice artistique :_ « Ce n’est pas parce que c’est de la science que ça doit être chiant. »_ Pour illustrer un sujet sur la mort naturelle, pas de


blouses blanches, ni de mains de personnes âgées, mais des allumettes qui se consument. Et pour parler d’un _« __nouveau magnétisme__ » _? Yvonne Diraison n’hésite pas à poser des questions


naïves aux journalistes. Parfois, une phrase, un mot ou une expression suffisent à imaginer les pages et les illustrations. Pour les données, les graphiques sont mis en forme par Léa


Desrayaud. Exit les courbes traditionnelles. Pas d’illustrations _« pour faire sérieux »_, assène Mathilde Fontez. Dans _Epsiloon_, ces iconographies doivent avoir un intérêt et pas


uniquement celui de montrer les preuves de ce qui est avancé dans le texte. « _On cherche l’émotion dans le visuel. »_ Avec une moyenne de plus de 46 000 exemplaires vendus par mois en 2023,


_Epsiloon _compte bien concurrencer _Science et Vie _qui, de son côté, s’est vendu, la même année, en moyenne à plus de 137 000 exemplaires. Un peu plus de deux ans après son lancement, le


titre scientifique est à l’équilibre financier,_ « on a quelques milliers d’euros de bénéfices désormais_, confirme Hervé Poirier._ Et ce n’est pas facile ! Le coût éditorial s’élève à 100


000 euros chaque mois et le __prix du papier__ est passé de 650 euros la tonne au lancement à 1 400 euros aujourd’hui. »_ Vendu au départ à 4,90 euros, _Epsiloon _est à présent affiché à


5,90 euros. Une hausse de prix qui a fait perdre quelques abonnés,_ « mais c’était nécessaire, notre indépendance est basée sur la rentabilité du titre. »_ Un soulagement, néanmoins : le


magazine n’aura pas à verser le million d’euros réclamé par le groupe Reworld Media. Le groupe a en effet perdu ses cinq procès intentés pour « concurrence déloyale », « parasitisme » et « 


diffamation » en juin 2023. Depuis, l’équipe poursuit son objectif : se concentrer sur l’avenir d’_Epsiloon_, qu’elle espère infini. Plusieurs mois d’intense couverture médiatique de


l’épidémie provoquée par le dernier coronavirus ont remis en valeur le journalisme scientifique. Pas sûr pour autant que ce dernier sorte renforcé de cet épisode.