« au début, les élèves me disaient

« au début, les élèves me disaient "non, je ne m’informe pas". Ils avaient honte »


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La chercheuse Anne Cordier écoute les élèves du CE1 à la première, sans jugement. © Illustration : Sophie and the Frogs ENTRETIEN AVEC ANNE CORDIER L’universitaire Anne Cordier poursuit son


travail de recherche sur le rapport des enfants et adolescents (7 à 18 ans) à l’information. Dans _Grandir informés_, son dernier livre, elle souligne notre focalisation collective sur


l’actualité qui discrédite tout autre forme d’information et génère des complexes. Entretien. propos recueillis par Xavier Eutrope Publié le 01 juin 2023 Anne Cordier est professeure en


sciences de l'information et de la communication à l'université de Lorraine, et chercheuse au Centre de recherche sur les médiations (CREM). Depuis 2012, elle a rencontré 250


élèves de trois régions (Hauts-de-France, Normandie, Pays-de-la-Loire), du CE1 jusqu’à la première pour enquêter en profondeur sur le rapport aux médias et à l’information des adolescents et


jeunes adultes. Il lui a fallu se faire accepter, s’immerger dans leur quotidien. Et leur faire comprendre qu’elle n’était pas là pour juger. Débarrassés de la pression des normes sociales,


les élèves se sont ouverts à elle. Elle en tire un livre riche d’enseignements, _Grandir informés_ (C&F). _ON SE REND COMPTE EN VOUS LISANT QUE LA FAMILLE JOUE UN RÔLE PRÉPONDÉRANT DANS


LA CONSTRUCTION DES PRATIQUES D’INFORMATION DES JEUNES. VOUS ATTENDIEZ-VOUS À ÇA EN COMMENÇANT À ENQUÊTER ?_ ANNE CORDIER : Non, pas vraiment. Entre les cours, les enfants parlent beaucoup


d'information, ils se montrent des choses sur leurs téléphones : ça participe d'un lien social entre eux. Ils ne sont donc pas seuls face à l'information sur leur portable,


comme on peut le croire. Cette socialisation par l'information se voit aussi dans la famille. Je dirais même qu’ils sont en demande de cette sociabilité : certains vont jusqu’à se lever


plus tôt le matin pour prendre un café en même temps que le beau-père qui regarde « Télé Matin » [l'émission matinale de France 2, NDLR]. Quelque chose d'intergénérationnel se


crée autour de l'information. C’est un bien commun, on en a besoin pour vivre ensemble. Même si les jeunes ne manquent pas de critiquer les pratiques des plus âgés. _LE RAPPORT À


L’INFORMATION SE BÂTIT AUSSI AUTOUR DE MOMENTS FORTS. QUELS SONT CEUX QUI RESSORTENT LE PLUS ?_ Il y a des évènements joyeux, comme les Coupes du monde de football, mais des évènements,


assez durs, reviennent systématiquement et se démarquent : les attentats. Pour les jeunes nés en 1995-96, ce sont ceux de 2001, et ceux de _Charlie Hebdo_ en 2015 pour la génération


suivante. Ces événements marquants, communs à une génération, interrogent le rapport au monde de l'enfant, qui prend conscience que tout est bien plus vaste et complexe que ce


qu'il pensait. _CETTE CONSTRUCTION DES PARCOURS INFORMATIONNELS EST AUSSI FAÇONNÉE PAR LES INÉGALITÉS SOCIALES, NOTAMMENT EN CE QUI CONCERNE L'ACCÈS À DES APPAREILS ÉLECTRONIQUES,


MAIS PAS SEULEMENT. POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE PLUS ? _ Il y a un lien très clair entre les pratiques informationnelles et les pratiques culturelles : on retrouve les questions d'héritage


et de biens économiques. Lorsque l'on a une tablette gagnée via un service de vente par correspondance, on n'est pas doté de la même façon que si l'on avait le dernier


produit Apple à la mode. On est encore dans le mythe du « ils ont tous un téléphone, ils sont très adroits avec les nouvelles technologies ». Mais d'abord de quels téléphones


parlons-nous ? Dans les collèges d'éducation prioritaire, les enfants équipés de téléphones ne sont pas si nombreux, et il n'est pas sûr que ceux qui en ont puissent lire des PDF


dessus. Ce sont souvent des compétences qui se transmettent en famille : si les parents n'en ont pas besoin dans leur cadre professionnel, les enfants ne développent pas ces compétences


par héritage familial. Mais il y a aussi des écarts en termes de culture des sources. Les élèves en troisième dans des collèges favorisés sont déjà capables de donner des sources très


précises pour s'informer, là où les autres n'ont pas de petite valise de sources connues. Et ça fera la différence sur le long terme. _COMMENT ÉVOLUE LE RAPPORT À L’INFORMATION


ENTRE L’ENFANCE ET L’ADOLESCENCE ?_ Les enfants s'informent sur l'univers qui est le leur et qui leur plaît (les animaux, les chanteuses, le sport...), et privilégient


l'information documentaire. Au collège, ils élargissent leur champ, notamment sous l'impulsion de l'école, mais aussi parce que c’est le début de la socialisation adolescente.


Les premières individuations des pratiques apparaissent, avec une envie plus grande de compréhension du monde, des intérêts qui émergent pour des sujets sociétaux, des questions sur « 


comment être adolescent » (rapport au corps, à la sexualité…). Les sensibilités à l’information d'actualité montent en puissance durant cette période. Au lycée, tout cela


s'accentue avec une conscience qu'il faut s'informer davantage sur l'actualité pour répondre aux attentes académiques, mais aussi mieux agir dans le monde. Ils font des


recherches sur les sujets de société, avec parfois une finesse de la connaissance développée sur des questions comme le genre, la sexualité, ou encore sur des thématiques politiques qui les


touchent comme l'environnement, le racisme. C’est aussi au lycée que l'information dite de service s'impose, dans le cadre par exemple des recherches de stages, de


localisations pour les déplacements… > «_ _Ce qu'ils lisent ne leur paraît pas légitime » _VOUS EXPLIQUEZ DANS VOTRE LIVRE QU’UNE PARTIE DES ÉLÈVES ONT HONTE DE LEURS PRATIQUES


INFORMATIONNELLES._ Ce n'est pas quelque chose que je cherchais particulièrement, c’est arrivé au fil des échanges. L'enquête sur le temps long permet de briser la carapace des


enquêtés. Au début, ils me disaient _« non, je ne m'informe pas »_. Et puis en les suivant, en les observant, je me suis bien rendu compte qu'ils s'informent. Les pratiques


informationnelles sont comme toutes les pratiques culturelles : on n'ose pas dire qu’on lit des romans de vampires par exemple, car ce n'est pas légitime, ça ne fait pas sérieux.


Une des élèves que j'ai suivis lisait _Biba_ et Doctissimo tout en disant qu'elle savait qu'il ne le fallait pas. Élise, qui apparaît dans le livre, essayait désespérément de


lire _Courrier international_, sans y arriver, et elle culpabilisait. Le discours porté sur soi est à chaque fois très négatif. _COMMENT EN ARRIVE-T-ON LÀ ?_ Un ensemble de discours dans la


société converge pour parler d'une génération qualifiée de « crétins digitaux », qui seraient irresponsables sur les réseaux sociaux, sensibles aux théories complotistes. C’est en


réalité une idée récurrente, qui revient de façon cyclique, selon laquelle le jeune est moins intelligent, moins curieux que ses aînés. C'est socialement acceptable de le dire. Et


partagé par les médias, les politiques et les discours éducatifs de façon générale. Les parents les entendent, culpabilisent, fantasment sur les pratiques de leurs enfants, enfants qui


perçoivent ensuite les signaux et se disent qu’il ne vaudrait mieux pas parler de leurs pratiques, pour se protéger. Cette question de la honte et du sentiment d'illégitimité est


centrale, c’est une vraie source de démission éducative et d'incompréhension. Une norme sociale héritée de l'école, assez dogmatique sur le sujet, s’exerce : il faut


s'informer sur l'actualité politique, nationale et internationale. Tous les autres types d'information sont complètement mis en retrait. _LESQUELS ?_ Le type privilégié, c’est


l'information d'actualité : politique nationale et internationale, l'information d'actualité locale (très utilisée par les jeunes), régionale. C'est intégré par les


élèves au point que la sortie du disque d'une chanteuse très à la mode n'est pas une actualité. De la même manière, ils peuvent suivre la KPop avec assiduité et être au courant de


tout ce qu'il se passe, mais comme ça ne rentre pas dans les normes qu'on leur donne de ce qu'est l'actualité, ils estiment ne pas s'informer. On peut ensuite


discerner l'information documentaire, qui va englober les sujets sur lesquels il n'y pas une actualité vive. Ce peut être des sujets de société, comme l'avortement, ou tous


les questionnements autour de la sexualité. J'ai rencontré des jeunes filles extrêmement informées sur ces sujets-là, notamment via le média _Brut_. Dans l'information


documentaire, il y a également les recherches que l'on fait pour des problématiques quotidiennes et pour les loisirs. Enfin, on a l'information service, qui est très importante et


concerne notamment la recherche d'aide sociale et de logement. Elle est socialement discriminante : si j'ai du mal à accéder aux outils et à comprendre où trouver les pièces que


l’on me demande, le dossier Pôle emploi va être compliqué à constituer, la demande de logements étudiants ne sera pas simple non plus, etc. Et ça a beaucoup de conséquences. _COMMENT LES


ENFANTS ET LES ADOLESCENTS CHOISISSENT-ILS D’ACCORDER LEUR CONFIANCE À UNE SOURCE D’INFORMATION ?_ Le plus fiable reste pour eux la presse écrite, avec le journal de 20 heures juste


derrière. C’est assez paradoxal car ils ne consultent spontanément ni l'un ni l’autre. Ils se tournent plutôt vers des formats qui les séduisent, tout en restant vigilants sur le


contenu de ces mêmes formats. C'est assez ambigu. C’est lorsqu’ils doivent faire un travail pour l’école que l'écart entre ce qu'ils considèrent comme fiable et ce qu'ils


consultent se résorbe : ils se forcent à aller voir du côté de la presse. L'évaluation de l'information est vécue comme une injonction scolaire. Dans le même temps, Wikipédia est


toujours décriée dans le cadre scolaire, désignée comme une source peu sûre. Ce qui est à la fois injuste et tout à fait contreproductif, car la stigmatisation d'une ressource leur


laisse entendre que toutes les autres sources sont bonnes. > « Pour bon nombre d'élèves s'informer est un risque à prendre, > une gageure » _REVENONS À CE SENTIMENT DE HONTE,


ET AU RÔLE DE L’ÉCOLE : L’ÉDUCATION AUX MÉDIAS TELLE QU’ELLE EST PROPOSÉE ACTUELLEMENT A-T-ELLE UNE RESPONSABILITÉ ? _ Il ne faut pas généraliser, de très bonnes choses sont faites un peu


partout. Mais on voit quand même que l’éducation aux médias et à l’information est avant tout une éducation aux médias d'information, d'actualité politique, car on part du principe


que c'est elle qui fait de nous des citoyens. C'est un rétrécissement de ce que doit être cette éducation. Et souvent, on entre dans ces sujets par « il faut faire attention aux


réseaux sociaux, car vous y êtes tout le temps » et « attention à la désinformation ». Résultat : pour bon nombre d'élèves s'informer est un risque à prendre, une gageure. _QUE


FAUDRAIT-IL CHANGER ? _ La désinformation obsède la société et l’école. La question de l’égalité des chances passe au second plan, ce qui est regrettable. Il faudrait éveiller la curiosité


sur le monde, susciter une appétence pour l'information. Développer une culture des sources communes. Travailler autour de la fabrique de l'information, comprendre les registres


langagiers, les codes médiatiques, sans dire qu'il y en a qui sont meilleurs que d'autres. Aujourd’hui, on observe des enseignements qui se confondent avec une recherche de


légitimité de certaines pratiques journalistiques. On entend beaucoup que l'éducation aux médias devrait conduire les enfants vers la presse écrite. C'est comme si l'on disait


que l'objectif de la langue française était de lire les œuvres complètes de Proust. Ça n’a pas de sens. _DANS VOTRE LIVRE, VOUS ESQUISSEZ LA NÉCESSITÉ D’ÉTENDRE LES RÉFLEXIONS AUTOUR


DE L’ÉDUCATION AUX MÉDIAS À TOUTES LES CLASSES D’ÂGES._ C'est tout le problème : dès que l'on parle d'éducation, on ne pense qu’aux enfants. Or ils ont besoin que les adultes


partagent avec eux des clés de compréhension, d'explication. On peut espérer que cette génération, qui devrait être davantage éduquée aux médias et à l'information (j'insiste


sur le terme «information » dans toute sa diversité), pourra transmettre elle-même ses connaissances. De nombreuses actions sont menées à destination des parents, par des associations.


Certains médias s'emparent de ces problématiques en déconstruisant les informations, pour comprendre leur traitement. La responsabilité est partagée, et si chacun prend sa part de façon


pédagogique, sans faire peur, sans angoisser et sans stigmatiser, nous réussirons à toucher un public plus large que celui des enfants et des adolescents. Ça ne peut pas fonctionner


autrement. UNE ANNÉE EN « CLASSE MÉDIA » - ÉPISODE 5/9 Fin de projet pour la classe média. Les élèves se réunissent pour regarder les publications des différents groupes, fruits de plusieurs


semaines de travail. Podcasts, vidéos, articles : les formats sont multiples et imaginatifs.