La « clinique des rumeurs », laboratoire du fact-checking moderne

La « clinique des rumeurs », laboratoire du fact-checking moderne


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Cette photo a été prise pour le magazine « Life » en 1942. Il consacrait un reportage à la création d’une rubrique de vérification des faits dans « The Boston Herald », intitulée « Clinique


des rumeurs ».  © Crédits photo : Bernard Hoffman/The LIFE Picture Collection/Shutterstock ; montage La Revue des médias ENTRETIEN AVEC PASCAL FROISSART En 1942, en pleine Seconde Guerre


mondiale, le _Boston Herald_ lançait une rubrique pionnière destinée à réfuter les fausses informations et renforcer l’unité nationale. Dans son livre _L’Invention du fact-checking_ (PUF,


2024), Pascal Froissart revient sur l’histoire de cette initiative oubliée. propos recueillis par Tom Sallembien Publié le 15 janvier 2025 « Les Décodeurs » dans _Le Monde_, « CheckNews »


dans _Libération_, « Le Vrai du Faux » sur France Info_ _ou encore « Les Observateurs » sur France 24… Depuis 2008, les rubriques de fact-checking se sont imposées dans les rédactions


françaises, avec la tâche de vérifier la véracité de certains propos proférés dans l’espace public. Dans son livre _L’Invention du fact-checking_ (PUF, 2024), Pascal Froissart, directeur du


Celsa, nous apprend qu’un petit journal de Boston, _The Boston Herald_, avait déjà adopté cette pratique pendant la Seconde Guerre mondiale. Grâce à une exploration des archives du journal


et des services secrets américains, il retrace l’histoire de cette rubrique lancée en 1942 et nommée la « Clinique des rumeurs ». _EN QUOI CONSISTAIT CETTE _« _CLINIQUE DES RUMEURS » ?_


PASCAL FROISSART : C’est une rubrique apparue en mars 1942 aux États-Unis dans un petit journal local et populaire de Boston, le _Boston Herald_. À l’époque, elle se donne comme mission de


réfuter toutes les rumeurs qui circulent et qui peuvent toucher le moral des Américains qui ne sont pas au front. Elle paraît chaque semaine dans le journal et prend la forme d’une série de


doubles paragraphes, le premier relatant une rumeur, titré « rumor », et le second affichant le démenti ou la réfutation de cette rumeur, titré « facts ». C’est la première fois dans


l’histoire du journalisme qu’une rubrique adopte cette rhétorique artificielle qui sépare la rumeur ou l’allégation du fait. C’est ce qu’on retrouvera ensuite beaucoup plus tard dans les


années 2000, sur des sites spécialisés de fact-checking, aux États-Unis d’abord puis en France juste après. _QUEL ÉTAIT LE CONTENU DE CES RUMEURS ?_ Les rumeurs concernaient la vie d’un pays


en guerre : les restrictions, le rationnement, les politiques militaires, etc. Le nombre de rumeurs traitées par rubrique est relativement constant, entre trois et dix. Très clairement, le


projet de la Clinique des rumeurs est un projet d’unification de la nation en temps de guerre. > « Toutes les rumeurs entendues dans les bars de Boston > remontaient » Les rumeurs


étaient récoltées grâce à des accords entre les syndicats des Barmans de Boston, les tenanciers des bars et un « Comité de salut public », un organe para-étatique de l’État du Massachusetts.


Ce comité a créé un service de recherche sur la propagande à qui remontaient toutes les rumeurs entendues dans les bars de Boston. Un vrai réseau de mouchards a donc été mis en place. Les


démentis, eux, venaient quasiment tous de sources officielles. Beaucoup sont même apportés directement par l’armée. C’est quelque chose de propre à ces années-là, pendant lesquelles la


population avait confiance dans les institutions. Les sources officielles avaient aussi l’avantage de toujours aller dans le sens de l’unité nationale. Cela montrait aux lecteurs que toute


la nation avait réponse à l’adversité nazie. _POURQUOI CETTE RUBRIQUE EST-ELLE APPARUE, EN PARTICULIER DANS CE PETIT JOURNAL DE BOSTON ?_ Une des explications, c’est que le _Boston Herald


_était un journal habitué à faire des coups médiatiques. Il est possible que le rédacteur en chef ait estimé que cette rubrique en serait un. Et il n’aurait pas eu tort car la rubrique fut


extrêmement populaire durant les années 1942-1943. On peut même dire qu’il y eut un emballement médiatique autour de la Clinique des rumeurs. Le magazine _Life_ lui consacre un reportage


photographique, une grande place lui est faite dans les radios et télévisions de l’époque, et elle apparaît même dans une bande dessinée Superman, ultra-populaire chez les jeunes à l’époque.


_DE NOMBREUX MÉDIAS ONT D’AILLEURS COPIÉ SON MODÈLE…_ Tout d’un coup, tous les journaux du pays se sont dit : « Cette rubrique nous montre la voie pour faire un journalisme de lutte contre


la propagande nazie et le défaitisme en temps de guerre ». Et juste après cette grande campagne de promotion de la « Clinique des rumeurs » du _Boston Herald_, une quarantaine de journaux


américains se sont également dit qu’il y avait de l’argent à se faire. Ils ont alors reproduit telles quelles les rumeurs publiées dans le _Boston Herald_, ou adopté le même dispositif avec


d’autres rumeurs. _MALGRÉ SON SUCCÈS, LA _« _CLINIQUE DES RUMEURS _»_ FERMA APRÈS MOINS DE DEUX ANS D’ACTIVITÉ. POURQUOI UN ARRÊT SI BRUTAL ?_ La rubrique finit par s’éteindre en décembre


1943. Elle a donc duré un an et demi. L’excuse officielle communiquée à l’époque est bateau : faire des économies de papier. Mais en épluchant les archives des services secrets, j’ai compris


qu’il y avait eu un combat à l’intérieur des services fédéraux américains. Au moment de l’entrée en guerre, Franklin Roosevelt a mis en place une série de services secrets. Et ceux-ci se


posent rapidement la question de savoir si ces rubriques atteignent leur but, à savoir étouffer les rumeurs en circulation, ou au contraire si elles ne diffusent pas davantage la rumeur en


la rendant visible au plus grand nombre. Une étude est alors commandée par « l’Office War of Information » sur une émission de radio qui reprenait le dispositif de la « Clinique des rumeurs 


». Réalisée par le sociologue américain Paul Lazarsfeld, elle montre que les auditeurs retiennent davantage la rumeur que le démenti. Les services de contre-propagande ont donc conclu que


l’ensemble des « cliniques des rumeurs » ayant fleuri dans le pays jouait contre l’Amérique. L’Office War of Information va donc faire en sorte de faire fermer toutes ces « cliniques »,


notamment en les faisant crouler sous une masse de démarches administrative invraisemblable. _JUSQU’AUX ANNÉES 2000 ET L’APPARITION DU FACT-CHECKING SUR INTERNET, LE MODÈLE DE LA CLINIQUE


DES RUMEURS N’AVAIT JAMAIS ÉTÉ REPRIS ?_ Après sa période de publication, la « Clinique des rumeurs » est totalement tombée dans l’oubli. Elle ressurgit seulement en 1947, dans un livre


publié par un des acteurs cachés de cette rubrique : Gordon W. Allport. C’était un ponte de la psychologie sociale aux États-Unis, professeur à Harvard. Il n’a jamais signé un article dans


la rubrique mais son nom apparaît partout car il faisait partie d’un comité éditorial, qui donnait une sorte de crédibilité et de légitimité à la Clinique. Mon enquête est donc partie des


quelques pages de ce livre intitulé _The Psychology of Rumor _(Henry Holt, 1947), dans lesquelles Gordon W. Allport mentionne la « Clinique des rumeurs ». J’ai ensuite voulu rassembler


toutes les rubriques, qui n’avaient encore jamais été collectées. C’est comme ça que je suis tombé sur les archives de Allport qui contenaient toutes les rubriques de la « Clinique des


rumeurs » dans leur version épreuve [c’est-à-dire pas encore publiée]. _QUI SONT LES AUTRES FIGURES DE LA CLINIQUE DES RUMEURS ?_ Si Allport était un acteur de l’ombre, deux autres


personnages faisaient office d’incarnations publiques de la Clinique : William Gevin, l’officiel rédacteur en chef de la rubrique, et Frances Sweeney, une journaliste pas très connue mais


politiquement engagée à gauche. Dans le reportage photo de _Life_ consacré à la Clinique, elle est montrée comme une égérie de cette rubrique. Pour ce qui est de la rédaction de ces


rubriques, il est difficile de savoir qui y participait réellement puisqu’elles n’étaient pas signées. _DANS LES ANNÉES 1920, __LE MAGAZINE _TIME_ PRATIQUAIT DÉJÀ LE FACT-CHECKING__, MAIS EN


AMONT DE LA PUBLICATION DES ARTICLES. EN VÉRIFIANT DES NOUVELLES OU RUMEURS QUI CIRCULENT, CETTE CLINIQUE MARQUE UN CHANGEMENT DANS LA CONCEPTION DU FACT-CHECKING ?_ Dans les années 1920,


un fact-checking avant publication avait en effet déjà été mis en place par le patron du _Time magazine_. À l’époque, il instaure un schéma de production quasi scientifique de l’article. Il


reprend les codes de l’industrie et du taylorisme en affirmant qu’un article doit passer entre quatre mains avant d’être publié : le reporter (qui collecte l’information), le documentaliste


(qui la complète avec d’autres sources), le rédacteur (qui écrit) et enfin le fact-checker (qui vérifie l’ensemble). Cette vision d’un fact-checking avant publication est très ambitieuse et


permet d’atteindre une qualité irréprochable. Mais cela demande du temps et des moyens, ce que n’a plus la presse, qui connaît des problèmes financiers assez rapidement. Aujourd’hui, le


fact-checking avant publication n’est plus pratiqué comme au _Time _en 1920. Tout d’abord car le rythme de production des rédactions l’empêche. Quand on doit rédiger parfois jusqu’à cinq ou


six articles par jour, il est impossible d’enquêter et de pratiquer le fact-checking rigoureusement. Et aujourd’hui, le journaliste est devenu à la fois le reporter, le documentaliste, le


rédacteur et le fact-checkeur. Tout ça est une question de moyens. Le fact-checking est encore aujourd’hui une notion mal définie. Mais on peut dire qu’il y a trois fact-checkings différents


 : celui effectué avant publication, tel que pratiqué par le _Time _à l’époque, celui effectué en temps réel et celui effectué après publication. La « Clinique des rumeurs » marque le début


du fact-checking après publication. Dans les années 1920, le fact-checking avant publication peut être considéré comme du journalisme classique : je donne le fait en vérifiant qu’il est


juste. Mais le fact-checking tel qu’on le connaît maintenant est l’invention d’une rhétorique et d’une pratique nouvelle. > « Le fact-checking est évidemment utile, mais il ne résout >


 rien » Après son arrêt brutal en 1943, cette pratique et cette rhétorique réapparaissent seulement dans les années 2000 sur Internet. Des sites comme _Politifact _apparaissent, et mettent


en doute la parole des politiques en démentant certaines de leurs affirmations. Il y a donc un grand trou entre la Seconde Guerre mondiale et la réapparition de cette pratique. Aujourd’hui,


tous les journaux, toutes les radios et les sites Internet de médias font du fact-checking en permanence. _DANS VOTRE LIVRE, VOUS ATTRIBUEZ À LA « CLINIQUE DES RUMEURS » DE NOMBREUX DÉFAUTS 


: LA RÉDUCTION DE LA RÉALITÉ À UNE OPPOSITION BINAIRE AVEC CETTE RHÉTORIQUE RUMEURS/FAITS, LE SIMPLISME DE L’INFORMATION QUI OCCULTE LES GRANDS DÉBATS OU ENCORE LE RECOURS SYSTÉMATIQUE AUX


POSITIONS D’AUTORITÉS. LES NOMBREUSES RUBRIQUES DE FACT-CHECKING CRÉÉES EN FRANCE À PARTIR DE 2008 ONT-ELLES RÉUSSI À GOMMER CES DÉFAUTS ?_ Les défauts que je relève dans la « Clinique des


rumeurs » sont encore très présents, et on ne peut pas vraiment faire autrement. Mais je ne suis pas contre le fact-checking. Je pense qu’il est évidemment utile, mais qu’il ne résout rien.


La rhétorique rumeur/faits fait croire que la subjectivité disparaît, alors que le choix de la rumeur que l’on traite est déjà évidemment subjectif. C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe


du fact-checking militant, d’extrême droite ou d’extrême gauche. Est-ce que ça reste du fact-checking ? Méthodologiquement oui, mais est-ce qu’on arrive forcément avec cette méthode à une


vérité consensuelle ? C’est plus compliqué. Peut-être qu’il ne faut pas rester les bras croisés face à des énormités qui sont proférées dans l’espace public. Mais est-ce qu’il faut


encapsuler cela dans cette rhétorique rumeur/faits ? Ça, c’est une vraie question.