Financement du cinéma français : changement de modèle

Financement du cinéma français : changement de modèle


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Le 28 décembre 2012, Vincent Maraval, cofondateur de la société de distribution Wild Bunch, signait dans _Le Monde_ une tribune alarmante sur le financement du cinéma français. Si la


polémique s’est alors concentrée sur les cachets de certains acteurs, l’intérêt de cette tribune est d’avoir alerté le grand public et les professionnels du secteur sur la dérive


inflationniste du cinéma français, à cause d’un modèle de financement devenu en partie obsolète. Un autre sujet déchirait la profession à ce moment-là : la nouvelle convention collective du


cinéma signée le 19 janvier 2012 par la plupart des syndicats et par l’Association des Producteurs Indépendants regroupant les plus gros producteurs (Gaumont, Pathé, UGC et MK2), finalement


amendée le 8 octobre 2013 au terme de nouvelles négociations. Deux rapports, enfin, ont marqué les esprits : l’un de Pierre Lescure pour moderniser l’exception culturelle à l’heure du


numérique (mai 2013), et l’autre de René Bonnell (décembre 2013), pour repréciser le modèle de financement du cinéma. Le CNC, sous l’impulsion des pouvoirs publics, a d’ailleurs commencé à


mettre leurs recommandations en pratique en 2014. La décision la plus médiatique fut celle de conditionner certains soutiens aux films à un plafonnement des salaires. Cependant, la question


des stars et de leurs cachets masque, ici encore, une transformation profonde du modèle économique : la réorganisation des financements selon une économie d’amortissement – plutôt qu’une


économie de devis. Autrement dit, adapter les dépenses au potentiel commercial de chaque film pour récupérer ensuite un montant de recettes proportionnel à son succès, plutôt que


conditionner les financements aux seuls coûts de production du film. Explications. AVANT 2013 : UN MODÈLE DE FINANCEMENT CRITIQUÉ Michel Gomez1, s’est vu confier comme mission par le CNC de


consulter les professionnels du secteur pour analyser les pratiques concernant le calcul de l’amortissement des frais engagés par les distributeurs. Dans son rapport, il explique que la


numérisation des salles et la dématérialisation de la vidéo sont source d’opacité dans les pratiques et les calculs d’amortissement – notamment sur le paiement des contributions à


l’équipement numérique des salles (Virtual Print Fees), sur les frais d’achats publicitaires2 et de communication3, en particulier sur Internet, et sur les offres d’exclusivité proposées par


certains éditeurs de VàD (ou VOD). Il faudrait donc déjà que les professionnels homogénéisent leurs écritures comptables, et ensuite que le CNC observe ces différents secteurs par des


outils_ ad hoc_ de prospective économique. Enfin, Michel Gomez rapporte que la distribution est le maillon le plus risqué de la chaîne de valeur du cinéma4. Pour réduire ce risque, les


distributeurs comptent à la fois sur des stratégies d’intégration, horizontale ou verticale, et sur les différents soutiens possibles (CNC, fonds MEDIA, Contribution Canal+ ). Faut-il ou non


intégrer ces aides dans le calcul d’amortissement des films, ce qui induirait une perte pour les distributeurs ? Ici, les producteurs et les distributeurs sont divisés, car ces derniers ne


formuleraient pas leurs prises de risque de manière suffisamment transparente pour exiger une compensation à leur prise de risque. Par conséquent, Michel Gomez recommande : une plus grande


transparence de la part des distributeurs, de ne pas intégrer ces aides quand leur risque en salles est élevé, et de les intégrer dans d'autres cas de figure (en particulier quand le


distributeur ne verse pas un minimum garanti5 assez conséquent au producteur). Plus globalement, dans un contexte où les recettes se concentrent sur une poignée de films à l’export et où les


diffusions TV se raréfient, Michel Gomez défend l’idée d’une économie de l’amortissement plutôt que celle du devis comme c’est encore trop souvent le cas. La Cour des Comptes a critiqué


quant à elle la mauvaise gestion du CNC. Certes, celui-ci bénéficie d’une grande aisance financière, grâce aux nombreuses taxes qui lui sont affectées6 (806 millions € en 2011 contre 512


millions € en 2007). Elles lui permettent d’abonder les fonds de soutien au secteur et de financer un plan ambitieux de numérisation des salles. Mais ces dépenses ne seraient pas assez


justifiées par des besoins réels et chiffrés, et il y aurait par ailleurs trop de films produits pour un succès commercial limité à une poignée de _hits_ seulement. La Cour des Comptes


préconise un pilotage par la recette plutôt que par la dépense, ce qui revient une nouvelle fois à privilégier la logique de l’amortissement à celle du devis. Ce rapport développe donc


plusieurs mesures : faire réaliser un audit périodique du CNC, intégrer les dépenses de l’organisme dans les documents de performance du ministère de la Culture, élaborer un contrat de


performance entre le CNC et le ministère de la Culture, rendre son rapport d’activité annuel plus précis, et surtout plafonner certaines de ses dépenses. L’article de Vincent Maraval


s’inscrit bien dans la lignée de ces rapports. Il critique lui aussi la trop grande dépendance du cinéma français aux subventions. Les films seraient dans leur ensemble trop financés et trop


nombreux, alors même que le marché de la salle stagne, que celui de la vidéo s’effondre et que les audiences TV des films déclinent face aux autres programmes. Dans ce contexte fragile, les


vedettes se feraient payer des salaires démesurés, surtout si on les compare avec ceux pratiqués pour des films comparables aux États-Unis, et si on tient compte du fait que cet argent


provient des subventions au secteur. Mais le problème est que leur présence dans les génériques permet d’obtenir le financement des chaînes TV qui veulent s’assurer de bonnes audiences, et


que ces financements sont vitaux pour la production des films. Pour mettre fin à un système qui gaspille de l’argent public en faveur d’une minorité d’individus, Vincent Maraval propose de


limiter leur salaire, en contrepartie d’un intéressement obligatoire sur le succès du film : c’est donc un nouvel appel à une économie de l’amortissement. 2013 : ANNÉE DE CONFLIT SUR LA


CONVENTION COLLECTIVE L’année 2013 a été marquée par un long conflit autour de la convention collective signée l’année précédente, et qui devait entrer en vigueur en octobre 2013.


Auparavant, les salaires des techniciens étaient fixés de gré à gré, certains acceptant des rabais de -10 % à -20 % du minimum syndical pour pouvoir travailler avec certains artistes,


améliorer leur CV et obtenir des heures d’intermittence. La convention devait leur permettre d’être mieux payés en fixant des salaires minimums réglementaires et en imposant un nombre


minimal de postes pour chaque tournage. Mais cette convention n’a été signée que par les plus gros acteurs du secteur, la CGT et les producteurs exploitants7 (Pathé, Gaumont, UGC et MK2),


qui ne représentent que 5 % des films produits. C’est ainsi que le 28 mars 2013, 1 600 personnalités du cinéma, cinéastes et producteurs confondus (dont Vincent Maraval), ont signé une


pétition adressée à François Hollande, Aurélie Filippetti et Michel Sapin, demandant la suspension de cette convention collective pour préserver les films les plus fragiles qui risqueraient


de disparaître avec son application. Selon eux, 70 longs-métrages risqueraient de disparaître, 20 000 techniciens perdraient leur intermittence, de nombreuses PME feraient faillite, les


durées de tournage des films fragiles seraient raccourcies pour pallier cette hausse des salaires. En août, plusieurs syndicats de producteurs réunis ont déposé un recours devant le Conseil


d’État, pour suspendre son application devenue imminente. Ce dossier a ensuite été traité conjointement par les ministères de la Culture et du Travail, avec le CNC et les partenaires


sociaux.Un avenant au texte initial a été signé le 8 octobre 2013, distinguant les films selon leur niveau de financement. Pour ceux avec un budget inférieur à 1 million €, les salaires


seraient fixés de gré à gré (et non par la convention collective), sous réserve de respecter le SMIC contrairement à ce qui se pratiquait auparavant. Pour les « films du milieu », avec un


budget compris entre 1 et 3 millions €, les salaires seraient fixés par un régime dérogatoire à la convention collective. Enfin, les films dépassant 3 millions € de budget devraient


appliquer la convention collective. Les partenaires sociaux ont donc trouvé un terrain d’entente permettant à la fois de mieux réguler les salaires dans le cinéma et de préserver sa


diversité : autrement dit de renforcer un peu la logique du devis en augmentant la masse salariale obligatoire, mais tout en assouplissant cette logique pour les situations les plus


fragiles. La décision récente du Conseil d’État d’annuler l’arrêté d’extension de la convention collective ne changera pas grand-chose et marque surtout une victoire symbolique pour les


producteurs à petit budget. 2013 ET 2014 : VERS UNE MODERNISATION DU SYSTÈME En organisant, en janvier 2013, les « Assises pour la diversité du cinéma français », le CNC et le ministère de


la Culture ont créé les conditions nécessaires pour un débat constructif à la suite des critiques de plus en plus discordantes. Dans son discours d’introduction, Éric Garandeau, alors


président du CNC, insistait sur les bons résultats du cinéma français en salles, dans les box offices étrangers, en Europe et pour le financement du cinéma d’auteur du monde entier. Pour


lui, le CNC a toujours fait figure de bon élève pour soutenir la diversité de notre cinéma national : en redistribuant les taxes perçues par les gros films vers les productions plus


fragiles, en augmentant les soutiens destinés aux auteurs et aux compositeurs, en soutenant de nombreux films financièrement précaires pour trouver un public en salles : ainsi, si le nombre


de films distribués en salles augmente toujours un peu, la part de ceux qui font moins de 50 000 entrées n’a cessé de diminuer depuis 20 ans, passant de 60 % à 40 % de la production. Et tout


cela grâce à des taxes certes de plus en plus abondantes, mais dont la croissance suit un rythme moins rapide que la hausse du chiffre d’affaires de tout l’audiovisuel. Quelques mois plus


tard, Pierre Lescure remettait au gouvernement son rapport « Acte II de l’exception culturelle ». Comment adapter les outils de notre système d’aide à la culture, et notamment pour le


cinéma, à l’ère du numérique ? Au moins trois mesures importantes étaient préconisées pour ce secteur : assouplir la chronologie des médias en avançant les fenêtres VàD (ou VOD) et SVOD8 à 3


mois et 18 mois ; élargir la taxe VàD aux services dont le siège est situé à l’étranger comme iTunes ou Netflix, et taxer les appareils connectés pour accroître les financements au secteur.


Finalement, si la taxe sur les appareils connectés a été repoussée à 2015, les deux autres mesures ont été actées depuis : le CNC a proposé en juillet 2014 plusieurs propositions aux


organisations professionnelles pour assouplir la chronologie des médias en abaissant la plupart des fenêtres, et notamment celle des services de SVOD s’ils contribuent au financement de la


création, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent pour des services comme iTunes et Netflix puisque leurs sièges sociaux sont situés à l’étranger (le CNC prévoit d’ailleurs de taxer ces


services en 2015). Mais le rapport qui pour le moment a eu le plus d’impact est peut-être celui de René Bonnell, commandé par le CNC à la suite des « Assises pour la diversité ». Il lui a


été notamment demandé de clarifier les relations entre les différents acteurs de la chaîne de valeur, d’évaluer les pratiques d’autorégulation du secteur pour les moderniser et d’analyser


les dispositifs d’encadrement et de soutien publics pour les moderniser à l’heure du numérique. René Bonnell fait lui aussi le constat d’un secteur sous tension, avec une production de plus


en plus concentrée et fragmentée, une distribution dans la même situation et de plus en plus coûteuse, un déclin continu de la vidéo physique, un ralentissement de celui de la VàD


concurrencé par des services en ligne prometteurs (télévision de rattrapage, SVOD), un effondrement pour les chaînes en clair, et des exportations pas assez soutenues. Que faire alors dans


un contexte aussi tendu ? René Bonnell propose de nombreuses mesures pour moderniser le financement du cinéma : réduire dans les devis de fabrication le nombre de postes occupés par des « 


talents » et limiter les salaires des stars en les intéressant au succès commercial des films, multiplier les audits sur les budgets de production et de distribution pour améliorer la


transparence dans la filière, instituer une obligation d’intervention des chaînes historiques dans un certain nombre de premiers et deuxièmes films, renforcer l’aide automatique à la


production pour les « films du milieu » (entre 500 000 et 1,5 million d’entrées) ainsi que le financement des SOFICA et des fonds d’investissement pour ces films, accroître les soutiens


automatiques aux distributeurs indépendants tout en les encourageant à co-investir dans les films, relancer l’offre légale en baissant la TVA de 20 % à 10 % sur la vidéo physique et la VàD,


rendre l’offre de SVOD disponible à 18 mois sous conditions, et mettre en œuvre la taxe sur les matériels connectés déjà proposée par Pierre Lescure. Tandis que le CNC réfléchissait aux


recommandations de René Bonnell, la Cour des Comptes a émis un nouveau rapport qui va dans le même sens. Il s’agit cette fois non plus d’une critique en règle du CNC, mais de la trop grande


dépendance du secteur aux soutiens. Le constat est le suivant : une expansion de tous les types de soutien avec une hausse des investissements imposés aux chaînes TV, une inflation du nombre


de films – et de leurs coûts pour les plus gros d’entre eux – sans réflexion en amont sur leur amortissement, une fréquentation des salles certes élevée mais concentrée sur quelques succès


seulement et une saturation de la fenêtre télévisuelle. La Cour des Comptes préconise donc de réduire le nombre d’aides tout en augmentant leur montant, afin de limiter les dérives


inflationnistes du système. Par voie de conséquence, les rémunérations les plus élevées ne devront plus être autorisées pour obtenir ces aides. Le 27 novembre 2014, le CNC a imposé une


nouvelle mesure qui s’inscrit dans le sens des précédents rapports, et même de la tribune de Vincent Maraval : un encadrement inédit pour les cachets des vedettes. Le nouveau système des


aides sélectives9 sera conditionné à des plafonds plus ou moins élevés selon le budget du film Cette mesure, certes très médiatique, en masque d’autres tout aussi importantes et en phase


avec la réflexion menée par le gouvernement, le CNC et les professionnels du secteur : une amélioration de la transparence dans la filière par des contrats plus standards et des rendus de


compte adressés au CNC avec l’état d’amortissement du film, une règle de capital minimum pour fonder une société de production afin de limiter la fragmentation de la production et de la


renforcer, et enfin une nouvelle aide automatique pour la VàD (en plus de l’aide sélective déjà en place) mais seulement pour les éditeurs dont le siège social est situé en France. Le monde


du cinéma français a donc conscience que son système se trouve dans l’impasse, et fait ses premiers pas vers une adaptation au monde de demain. Affaire à suivre… RÉFÉRENCES API, SNTPCT,


FNSAC, FC CFTC, SGTIF CGT, SNTR CGT, USNA CFTC, SFR CGT, SNCAMTC CFE-CGC, FORTAC FO, _Convention collective nationale de la production cinématographique du 19 janvier 2012_, Jan. 2012. *


1Délégué général de la mission Cinéma de la Mairie de Paris. * 2Affichage, radio, Internet, presse, cinéma, TV. * 3Événements, attachés de presse, avant-premières… * 4Ensemble des acteurs


économiques intervenants depuis la création jusqu’à la diffusion des films. * 5Avance ferme et définitive sur les recettes à venir de l'exploitation d'un film, consentie par le


distributeur auquel la production a consenti l'exploitation du film. * 6Sur les entrées en salles de cinéma (TSA), sur les services de télévision (TST), sur la vidéo et les services de


VàD. * 7Sociétés intégrées verticalement : production, distribution et exploitation. * 8Vidéo à la demande par abonnement. * 9Avance sur recettes, aide au développement, soutien au scénario,


aide à la musique de film, soutien sélectif à la distribution.