Forbidden stories : « les journalistes sont formés pour devenir des loups solitaires. Là, c'est tout le contraire »

Forbidden stories : « les journalistes sont formés pour devenir des loups solitaires. Là, c'est tout le contraire »


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© Crédits photo : Forbidden Stories ENTRETIEN AVEC LAURENT RICHARD Travailler en groupe, mutualiser les (res)sources, partager des infos : des pratiques qui ne collent pas avec l’exercice


habituel du journalisme. C’est pourtant avec ces méthodes, qu’affaire après affaire, Forbidden Stories sort des révélations fracassantes sur les coulisses de nos sociétés. La collaboration


au secours du journalisme ? propos recueillis par Xavier Eutrope Publié le 28 février 2023 Depuis 2017, l’association Forbidden Stories s’est illustrée au fil des années en révélant


plusieurs affaires aux répercussions internationales, dont le « Projet Pegasus ». Il est alors question de l’espionnage de plusieurs chefs d’Etat, responsables politiques et journalistes via


un logiciel développé par une entreprise israélienne. Dans sa dernière grande enquête, intitulée « Story Killers », Forbidden Stories et ses médias partenaires se sont penchés sur


l’industrie globale de la désinformation, s’infiltrant notamment sur le marché opaque des fausses nouvelles. Un des effets de cette enquête en France : le licenciement du journaliste Rachid


M’Barki, figure de BFMTV, accusé d’avoir contourné sa hiérarchie pour diffuser des informations biaisées sur le royaume du Maroc. Entretien avec le journaliste Laurent Richard, fondateur et


directeur exécutif de Forbidden Stories. _COMMENT A DÉBUTÉ CETTE ENQUÊTE ? _ Comme tous nos projets, « Story Killers » existe à cause d’un meurtre de journaliste. En l’occurrence, celui de


Gauri Lankesh, assassinée en Inde en 2017, alors qu'elle travaillait sur la désinformation. Nous avons poursuivi son enquête, non seulement en Inde mais aussi dans le monde entier :


Afrique, Ukraine, Amérique latine... Le but de l’association Forbidden Stories est de faire en sorte que les informations que certains voulaient garder cachées, quitte à tuer celles et ceux


qui s’apprêtaient à les révéler, puissent sortir. De fait, l’autre objectif est de montrer que tuer des journalistes ne sert à rien, car quoiqu’il arrive, leurs révélations verront le jour,


grâce au travail de leurs consœurs et confrères. Nous étions cent, le temps d’une année, à travers le monde, à continuer le travail de Gauri Lankesh. Chez Forbidden Stories, nous proposons


aux reporters qui sont les plus en danger de mettre à l'abri, au fur et à mesure de leur enquête, les éléments de leurs investigations dans notre safe box Network [Une sorte de


coffre-fort numérique, NDLR]. Et si jamais il leur arrive quelque chose, nous sommes en mesure de poursuivre le travail. Gauri Lankesh ne nous avait rien confié, nous avons donc rencontré sa


famille et ses collègues pour savoir sur quoi elle travaillait, puis recoupé différentes informations et réfléchi à ce que l'on pouvait faire de plus. À chaque fois que nous lançons


une enquête, nous devons évaluer le risque : une personne a été assassinée, le tueur est toujours en liberté, le danger est toujours présent. Il faut donc prendre un temps important pour


évaluer les protocoles de communication, la façon dont nous allons nous rendre sur le terrain, et ensuite mobiliser nos propres troupes et partenaires pour mettre en place une grande


coordination mondiale. C'est du journalisme collaboratif dans des conditions particulières. On fait travailler cent journalistes dans des pays où il y a un fort taux d'impunité :


les meurtres y sont rarement résolus par le système judiciaire. _COMMENT CHOISISSEZ-VOUS CES MÉDIAS PARTENAIRES ?_ Depuis notre tout premier projet, intitulé « Daphne », du nom de la


journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, dont nous avons continué le travail après son assassinat en 2017, nous avons bâti des partenariats avec une série de médias comme _Le Monde_ en


France, le _Guardian_ au Royaume-Uni, le _Washington Post_ aux Etats-Unis… En tout, nous travaillons avec une soixantaine d'organisations de presse dans le monde, et nous nous adaptons


en fonction des sujets, des compétences territoriales, des spécialités de chacun. Il s'agit de composer une équipe idéale, la plus appropriée pour chaque sujet. Nous avons même


plusieurs équipes, chacune dédiée à une problématique du dossier en cours. Dans le cas de « Story Killers », l’une d’entre-elles s’est concentrée sur le meurtre de Gauri Lankesh, pour


récupérer toutes les preuves et les témoignages possibles. Dans le même temps, nous avons essayé d'avoir des journalistes spécialistes du sujet sur lequel la consœur assassinée


enquêtait : la désinformation. Le choix des médias partenaires dépend donc aussi des compétences. Surtout, on travaille avec des médias expérimentés dans le journalisme collaboratif et qui y


attachent une vraie importance. C'est un exercice très différent du journalisme « classique ». _EN QUOI EST-CE DIFFÉRENT D’UN TRAVAIL « CLASSIQUE » DE JOURNALISTE ? METTEZ-VOUS EN


PLACE DES PROCESSUS PARTICULIERS ?_ En tant que journalistes, nous sommes entraînés, éduqués, formés pour devenir des loups solitaires de l'information ; à travailler en solo sur des


enquêtes, avec nos propres sources que l'on ne partage avec personne d'autre. Là, c'est tout le contraire. On demande à tous les journalistes qui participent de partager les


informations au fur et à mesure. Cela demande de notre côté une très bonne coordination. Il faut diviser le travail, que chacun ait une mission en fonction de ses expertises, de sa zone


géographique. Il faut savoir aussi mettre son ego de côté. Pour chaque projet, nous tenons à nous rencontrer physiquement pour travailler tous ensemble quelques jours dans un lieu très


confidentiel. C'est très important, car les _conf calls_ ne permettent pas tout. Partager toutes nos informations sur des plateformes chiffrées, c'est très bien, mais ça ne peut se


faire que si l'on a confiance en l'autre. Et pour avoir confiance, il vaut mieux se rencontrer. Pour ce qui est des processus, le travail de _fact-checking_ est très important.


C'est comme si nous avions eu cent _fact-checkers_ derrière chaque information. Beaucoup de temps y est accordé. Nous demandons aussi à tous nos partenaires de partager les brouillons


des articles afin que nous puissions lire où ils en sont, ce qu’ils ont fait, et ce que l’on peut améliorer, ajuster ou même corriger en cas d’erreur. _COMMENT FAITES-VOUS POUR QUE TOUS LES


PARTENAIRES JOUENT COLLECTIF ? _ Ça demande une supervision globale. Ce n'est pas toujours évident de faire travailler cent journalistes ensemble. Nous devons nous assurer que chacun


puisse travailler efficacement, sereinement. Mais des questions se posent en permanence et des débats peuvent avoir lieu. À nous de les trancher et d'avancer. Les journalistes avec qui


nous travaillons ont l'expérience du journalisme collaboratif et savent ce qu’ils peuvent en tirer, et qu’il y a, de fait, des compromis à faire, notamment sur la date de publication.


_QUELS SONT AU JUSTE LES BÉNÉFICES DE CETTE COLLABORATION ?_ Tout d'abord, travailler à cent nous protège. Cela nous garantit également un accès à davantage de ressources, du fait de la


division du travail et du partage des informations. Le reporter du _Monde_ qui se déplace dans deux pays bénéficiera du reportage de terrain du _Washington Post_ dans deux autres pays. Au


cours de notre dernière enquête, des reporters de Radio France ont infiltré une société israélienne spécialisée dans la manipulation de l’information, pendant que les journalistes du


_Guardian_ avaient accès à des mails de Cambridge Analytica [entreprise aujourd’hui défunte, accusée en 2018 d’avoir aspiré les données personnelles de plusieurs dizaines de millions de


personnes sur Facebook à des fin de manipulation politique, NDLR]. Ils ont pu voir que Jorge, celui qui dirige la société israélienne en question, était cité dans les échanges, et nous avons


établi qu'il avait participé à des manipulations d'élections par le passé. Cette collaboration assure aussi un impact, car il y une publication de groupe, concertée. Chacune et


chacun s'y engage dès le départ. Au-delà de l’impact, ce travail de groupe permet aussi de restaurer le lien de confiance entre l'opinion publique et les journalistes, car nous


sommes capables de montrer que l'on peut travailler ensemble sur des sujets majeurs comme les crimes environnementaux, la désinformation, le trafic de drogue. _À QUEL POINT LES


RÉDACTIONS SONT-ELLES AU COURANT DU CONTENU DES ENQUÊTES AVANT LEUR PUBLICATION ?_ La circulation de l'information est très restreinte. Au _Monde_ et à Radio France, très peu de gens


étaient au courant du projet « Story Killers ». Seules les équipes des cellules d'investigation concernées sont au courant. Ce sont des projets confidentiels et très cloisonnés. Chaque


journaliste en réfère à son ou sa supérieur, avec qui nous discutons également pour être bien sûrs que le temps alloué à l’enquête sera suffisant - ça se compte en mois. Tout ça se discute


en amont avec le chef du service enquête et les journalistes concernés, pour être bien sûr que tout le monde est sur la même longueur d'onde. Par ailleurs, chaque média est libre de


travailler les angles et les sujets de son choix dans le cadre de l’enquête. _QUELLE EST LA PLACE DU JOURNALISME COLLABORATIF AUJOURD’HUI ?_ Ce n’est pas une pratique nouvelle, il y en avait


déjà il y a vingt ans, mais les « Panama Papers » ont accéléré les choses. Je suis convaincu que c’est le futur du journalisme. Pour toutes les raisons déjà évoquées : la protection et les


ressources que ça amène, l'impact généré, une information vérifiée, une confiance restaurée... De plus, ça a un sens économique dans une industrie de la presse qui est de plus en plus


précaire pour les journalistes. Nous montrons aussi qu'il est possible de faire du journalisme collaboratif sans fuite de données au départ. Ce qui nous différencie aussi des autres


consortiums, c'est que l'on ne démarre souvent avec rien d'autre que la mort d'un journaliste et la conviction qu'il faut continuer son travail, dans l’idée que le


voir abandonné définitivement serait une perte pour l’opinion publique. Et lorsque l’on regarde de près les types de sujets pour lesquels les journalistes sont assassinés, ce sont toujours


les mêmes : les crimes environnementaux, les violations des droits de l'homme, le blanchiment d'argent, la corruption, la désinformation. Des sujets majeurs pour les démocraties.


Utiliser le journalisme pour défendre le journalisme et poursuivre le travail des reporters assassinés, ça fait sens.