Kiev ou kyiv? Les médias français partagés sur la question

Kiev ou kyiv? Les médias français partagés sur la question


Play all audios:


BFM TV explique pourquoi la capitale ukrainienne est appelée Kiev ou Kyiv, en réponse à la question d'une téléspectatrice. © Crédits photo : Capture écran BFM TV Depuis le début de


l'invasion russe en Ukraine, les envoyés spéciaux et les réseaux sociaux font remonter une revendication locale : que les médias occidentaux appellent la capitale ukrainienne « Kyiv »,


et non plus « Kiev ». Si nombre de médias anglophones avaient déjà fait évoluer leur charte, _Libération _est, en France, le premier à sauter le pas. Mais la question traverse toutes les


rédactions. Marie-Joëlle Gros Publié le 04 mars 2022 Tout est parti du terrain. Les envoyés spéciaux, en prise directe avec les Ukrainiens à fleur de peau, ont fait état de cette


revendication locale : que les médias occidentaux cessent d’appeler leur ville « Kiev » et qu’on lui préfère « Kyiv », sa forme ukrainienne. De nombreux médias anglophones s'étaient mis


à l’adopter ces dernières années. L’agence Associated Press dès la fin août 2019. Puis d’autres ont suivi : le_ Wall Street Journal_, le _New York Times_, le _Guardian_… jusqu’à la BBC fin


janvier 2022, _comme le rappelle L’Obs_. Au pays, comme dans la diaspora, le sujet est hypersensible. Aussi, quand_ Libération_ publie, mardi 1er mars au matin, une Une titrée _« Kiev à vif 


»_, les retours, sur les réseaux sociaux, sont douloureux. Sonia Delesalle-Stolper, cheffe du service étranger, explique en conférence de rédaction ce matin-là que les Ukrainiens saluent la


Une du journal, mais que ce _« Kiev » _en_ _gros titre leur fait mal. Une discussion s’enclenche autour de la table. Comme souvent à _Libé_, l’émotion est de la partie. La rédaction est à


fond pour le changement de nom. L’édition, garante de la charte graphique, est plus partagée. Le quotidien a pourtant déjà franchi une étape quelques mois plus tôt, en abandonnant le terme


de « Biélorussie » pour celui de « Bélarus ». Ce précédent reste dans les mémoires comme une décision juste, légitime. Finalement, en quelque trente minutes de discussion collective, les


journalistes du quotidien adoptent définitivement « Kyiv ». C’est le premier média français à le faire. Quelques jours plus tôt, le journal danois _Jyllands-Posten_, avait également fait le


choix de Kyiv, comme le rappellent les correcteurs du _Monde_. Michel Becquembois, rédacteur en chef adjoint longtemps en charge des titres chez _Libération_, prend la plume et publie sur le


site du journal un article qui explique ce virage. _« Comment parler de la capitale ukrainienne sans rajouter à son malheur__ __? Comment la nommer__ __? Ou plutôt de quelle réalité « 


__Kiev __»__, le mot communément employé pour la désigner jusqu’ici, est-il réellement le nom__ __? »_, interroge-t-il. _« Ces quatre lettres sont devenues le symbole de la russification de


la toponymie ukrainienne, qui a contribué à diluer une langue et une culture dans le grand creuset tsariste puis soviétique »_. Précis, truffé d’exemples qui éclairent d’autres exceptions à


la règle, cet article va bien au-delà d’une auto-justification. Non, pour des journalistes, les mots ne sont jamais accessoires. Dans les heures qui suivent, d’autres rédactions font le


choix de débattre de l’arbitrage entre Kiev et Kyiv. Jeudi 3 mars, _Le Figaro_ annonce que ses _« rédacteurs écriront désormais « Kyiv __» __pour désigner la capitale du pays, [dans] la


bouche d’un Ukrainien (interview ou tribune). Dans les autres cas, nous maintiendrons la graphie fran__ç__aise « __Kiev __»__. _ Tweet d'un journaliste du Figaro expliquant la position


du journal Cette position, qui surligne quel camp prend la parole, rejoint à sa façon celle de _Courrier international_. Claire Carrard, directrice de la rédaction, rappelle que l’hebdo


publie des articles de la presse russe et ukrainienne : _« Le débat chez nous portait moins ces jours-ci sur Kiev que sur les sources d’infos ». _ Le choix de _Libération_ ne fait pas que


des émules. Sitôt annoncé, il suscite des critiques comme celle d’Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques et maîtresse de conférences à l'université de Paris


X-Nanterre. Pour elle, l’Ukraine est un pays bilingue. Opter pour l’une ou l’autre graphie, explique-t-elle sur Twitter, c’est _« souscrire à la lecture promue par le Kremlin d’une rupture


entre russophonie et ukrainophonie__»__. _François Héran, professeur au collège de France, accuse le quotidien de sortir de son rôle informatif pour faire ce qu’il a coutume de nommer _« la


police des mots »_. À _Libé_, Michel Becquembois encaisse et répond : _« C’est aussi le rôle des journaux de faire bouger les lignes. Nous avons imposé la féminisation des fonctions et elles


sont entrées dans la langue courante. Écrire, nommer, ça forge un usage. Nous ne disons pas London, Munchen ou Barcelona. Mais nous faisons une exception pour Kyiv, et nous assumons ce


geste éminemment politique »._ Un parti pris taclé par le directeur adjoint de la rédaction de V_aleurs actuelles_, Tugdual Denis : « _On voit bien que les journaux qui, à travers le monde,


ont d’ores et déjà choisi d’utiliser le nom de Kyiv avancent des arguments politiques, idéologiques, voire militants, pour le justifier. Ce qui me paraît relever d’un manque de prudence. La


guerre et la recherche de la paix sont des sujets suffisamment graves pour que les médias ne se précipitent pas sur de telles arguties. »_ Il n’empêche qu’au sein des rédactions, la question


du nom de la capitale ukrainienne fait débat. _« Personnellement, je suis pour le nom d’usage, _pose Marc Semo, journaliste au _Monde_. _On écrit Lénine avec un « e », Michel Strogoff pas


vraiment avec les derniers canons… Kiev ou Kyiv, c’est une afféterie. Oui, ça colle plus à la réalité d’aujourd’hui, mais personne ne nie que Kiev est ukrainienne, pas même Poutine ! La


question du nom vaut davantage quand la ville est disputée, comme Lvov à la russe, Lviv à l’ukrainienne, ou Lw__ó__w à la polonaise avec deux « w »… » _Au sein de la rédaction du quotidien


du soir_, _les débats sont également passionnés. Spécialiste des questions internationales, Pierre Haski, chroniqueur sur _France-Inter _et à_ L’Obs_, précise : _« ça se pose à chaque fois :


Myanmar ou Birmanie, etc. Sur une radio, on ne peut pas faire du chacun pour soi. On doit être cohérent à l’antenne. Il est très difficile de changer un nom identifié par tout le monde. »


_C’est effectivement l’enjeu pour les médias qu’on écoute : être clair, se faire comprendre d’emblée. France-Télévisions, Radio-France, France Info TV et web utilisent depuis plusieurs mois


un groupe whatsapp commun pour garantir une cohérence et partager des questions éthiques. Fin janvier, la question du nom de la capitale ukrainienne a été posée. Et la réponse, directe : _« 


Kiev est le nom en usage à l’ambassade de France »_. L’usage prime. À _Libé_, Michel Becquembois raconte amusé le flop du journal lorsqu’il a voulu populariser Mumbai pour désigner Bombay, à


l’occasion d’un Forum social mondial. Idem pour les _« __JO de Beijing __»__ _qui n’auraient définitivement conquis personne, en France. L’usage prévaut également sur BFM TV, note Céline


Pigalle. À l’occasion d’un direct dans le métro, aux premiers jours des menaces russes, une jeune-femme explique qu’elle est à Kyiv. L’oreille de la directrice de la rédaction crisse. _« On


ne peut pas ajouter un étage de complexité à une question déjà pas simple. Le nom de Kiev est au cœur de cette guerre, par souci de pédagogie, on ne peut pas se lancer dans un changement de


nom à l’antenne ». _Jeudi 3 mars, à 11H30, à l’occasion des questions des téléspectateurs, la chaîne d’info s’est cependant lancée dans un décryptage _« Kiev ou Kyiv, pourquoi le nom de la


capitale ukrainienne s'écrit de deux façons ? »_ — en faisant une amusante coquille dans le bandeau (« Kiyv ») . D’autres ne se donnent pas autant de mal. M6, qui a incrusté, dès le 24


février au soir, un drapeau ukrainien en haut à droite de l’écran précisant en dessous _« Soutien aux Ukrainiens __»_, estime que le nom de la capitale n’est pas sa principale


préoccupation._« Ça peut changer, rien n’est figé, _explique la chaîne._ On est au jour le jour avec ce conflit. Et on n’a surtout aucune leçon à donner. Les certitudes, ce n’est jamais bon


pour des journalistes »._ Donneur de leçon, _Libé_ ? L’AFP avait décidé en début d’année d’écrire désormais « Kyiv » pour ses articles en anglais, s’alignant sur _« des standards


internationaux »_, mais de conserver « Kiev » en français _« __ transcription alors majoritaire dans les médias et en vigueur à l'ONU »_, expliquait l’agence dans une dépêche le 1er


mars. Reste l’imaginaire collectif. Michel Becquembois taquine : «_ Le Dynamo de Kyiv, ça, c’est sûr, ça prendra jamais ! »_