
La lecture est sociale ou elle n’est pas
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Quelle place occupe le communautaire dans l’activité de lecture ? Marc Jahjah Publié le 04 mars 2019 _Reading Communities : from Salons to Cyberspace_ est un recueil de neufs articles
publiés en 2011 qui explore la place du communautaire dans l'activité de lecture à partir d'une perspective historique (de 1740 à 2009), géographique (les États-Unis, la
Grande-Bretagne, ses colonies) et un matériau (lettres, clubs de lecture face-à-face/sur Internet, etc.) larges. Avec une double ambition : d'une part, montrer qu'on ne lit jamais
seul, même enfermé dans un espace clos, et que l'on convoque toujours des façons de lire, des gestes, des grilles d'interprétation hérités d'un groupe, d'une communauté ;
d'autre part, comprendre ce qui change lorsqu'une société se peuple de lettrés. Cette question et cette démonstration ont, bien évidemment, déjà fait l'objet
d'innombrables et importantes études. Mais comme le note le directeur de l'ouvrage, elles ne semblent s'être attaché jusque-là qu'à des objets importants quoique limités,
notamment constitués de carnets de notes ou d'annotations, de lettres ou de journaux à partir desquels l'univers mental d'un lecteur donné était reconstitué (cette prétention
à la reconstitution fait cependant débat1. > On ne lit jamais seul. La perspective ici envisagée est celle héritée d'un Robert Darnton2 dans le monde anglo-saxon, Roger Chartier3 ou
Christian Jacob4 en France, pour lesquels l'ensemble des phénomènes qui pèsent sur un lecteur dans sa lecture doivent être pris en compte, qu'il s'agisse de la matérialité
des supports de lecture, de leur économie, de leur circulation ou de leurs imaginaires. Interroger la "lecture", la "communauté", le "groupe", la
"société", c'est donc les inscrire dans des exemples suffisamment variés et concrets pour les ancrer, les densifier et, enfin, les déporter. L'introduction de DeNel
Redberg Sedo, directeur de l'ouvrage, dresse rapidement une histoire de la lecture en société avant de justifier le découpage historique (1740-2009). C'est en effet au XVIIIe
siècle que les femmes commencèrent à former aux États-Unis des groupes de lecture sur lesquels seront bâties, deux siècles plus tard, 75 % des bibliothèques publiques américaines, héritières
de cet idéal démocratique (les femmes purent s'émanciper et se définir en adoptant un langage et un horizon intellectuel communs). Les premières études sur les groupes de lecture du
XXe siècle confirment ce lien historique entre les clubs, les femmes et l'éducation. Celle de Jenny Hartley5, par exemple, a montré que le public de ces formations était majoritairement
constitué de quarantenaires de la classe moyenne désireuses d’acquérir de nouvelles connaissances. Leurs buts et leur influence sur l’individu (le groupe continue de nous influencer, même
lorsqu’on n’est plus en sa présence6 furent cependant mieux identifiés, à mesure que les études se multiplièrent. Ainsi, selon Elisabeth Long7, l’adhésion à un club est fondé sur le besoin
de partage qui participe de la construction de l’identité et de la solidarité entre membres, de la conscience de soi et de l’auto-amélioration2, marquées, dans certains cas, par un processus
culturel ritualisé8. Malgré cette influence du groupe, les lectrices continuent de rendre compte de variations dans leur lecture, mesurables selon la position sociale qu’elles occupent. Les
mères de famille et les bibliothécaires ont par exemple un statut de « literary agents »9 qui les porte à plus de vigilance dans leur lecture, comme elles ont une responsabilité.
L’inscription sociale influence ainsi les pratiques privées de lecture et vice versa : l’espace entre le privé et le social est donc « greffé » (« grafted space »10, c’est-à-dire que ces
deux régimes d’exercice de la lecture s’interpénètrent en permanence. Ce constat positif fut cependant nuancé par des études menées sur les clubs de lecture plus mainstreams, populaires,
voire industralisés, nés dans les années 1960 et popularisés dans les années 1990 par la figure d’Oprah Winfrey2. Le recours à ces nombreux exemples permet surtout d’articuler la notion de
“communauté imaginée” popularisée par Benedict Anderson11, qui décrit comment l’appartenance à un ensemble constitué d’individus prend forme à partir de rituels et d’opérations mentales
postulées. La lecture du journal, par exemple, pousse chaque matin des millions de lecteurs à pratiquer non seulement la même activité mais en plus à l’imaginer chez d’autres. L’acte visible
de lecture, celui qui conduit des lecteurs à se rassembler en groupes, ne permet donc pas, à lui seul, d’expliquer leur sédimentation : un ensemble de gestes, de procédures, de circulations
matérielles (lettres, livres, notes, etc.) et d’interprétations y participent, qui placent par conséquent les membres sur des lignes temporelles et spatiales très variées avant de les
rassembler dans un espace _communautaire_ où des valeurs _communiantes_ sont partagées. La première étude du livre est à ce titre exemplaire. Betty A. Schellengerg (« Reading in an
Epistolary Community in Eighteenth-Century England ») examine la constitution d’un groupe de lecture à distance, dans une communauté épistolaire (« the Bluestocking network ») de la seconde
moitié du XVIIIe siècle britannique. Elle montre ainsi comment des choix, des opinions sur les livres et les auteurs, mais également des manières de lire (corporelles, critiques)
s’infléchissent et se nuancent, à mesure que chaque lecteur prend conscience de son appartenance au groupe. Si le partage autour de la lecture permet donc d’asseoir une position et un
statut, il fonctionne aussi comme l’affirmation d’un socle commun rendu possible par la stabilisation de références, d’abord débattues par chacun puis partagées par tous. Cette effervescence
n’aurait cependant pas été possible sans une logistique précise. Situés sur des échelles spatiales différentes, les membres de ce groupe étaient ainsi structurés par le travail collectif
des femmes, chargées de repérer les nouveautés, de les acquérir et de les répartir. Si le réseau Bluestocking peut donc être considéré comme une communauté de lecteurs, c’est parce qu’il
s’est constitué autour de textes pour créer et rendre visibles des liens et un ensemble d’opérations intellectuelles (échanger, critiquer, débattre, etc.) cristallisantes à partir desquelles
chaque membre a été intégré dans un espace où il a pu _communier_ avec les autres. Les membres d’une communauté de lecture partagent donc un certain nombre de positions et de “valeurs”
sociabilisantes, au point que l’activité même de lecture peut passer, dans certains cas, comme secondaire, voire comme un seul prétexte à la réunion. Mais ce sont bien les livres, plus que
n’importe quel objet, qui auront permis leur formation, parce qu’ils jouissent d’un pouvoir d’attraction intellectuelle et de sédimentation sociale, qui porte les gouvernements à s’y
intéresser et à les instrumentaliser politiquement. Robert Snape montre ainsi dans le chapitre 3 comment un programme culturel lancé à la fin du XIXe siècle (National Home Reading Union)
permit de sociabiliser un ensemble de personnes situées dans des zones désertiques de l’Australie, du Canada et de l’Afrique du Sud qui appartenaient alors à l’empire britannique. Le
programme était ainsi chargé d’identifier les positions d’un certain nombre de personnes isolées – c’est-à-dire d’obtenir des informations sur elles – et de les articuler à la vision
nationale, bien différenciée de celle des indigènes colonisées. En maintenant un lien quotidien entre l’individu isolé géographiquement et sa famille métropolitaine, par l’entremise d’une
pratique intime normativisée, l’empire assurait par conséquent sa cohésion. Une tension est cependant perceptible entre cette volonté de contrôle et la conscience de chaque lecteur, pris
dans des jeux politiques et identitaires de plus en plus complexes, à mesure que les relations entre les nations colonisées et l’empire s’affaiblirent. Ce type de relations, riches, moins
caricaturales qu’on le croit souvent (d’un côté, les manipulateurs, de l’autre, les manipulés), est également perceptible dans le circuit éditorial, notamment entre les éditeurs et les clubs
de lecture (chapitre 9). Si, bien évidemment, ces derniers sont envisagés comme des cibles et des échantillons représentatifs pour tester certains livres, ils s’inscrivent aussi, dans les
visions des premiers, comme les garants d’une activité culturelle que le marketing direct et les aides économiques permettent de promouvoir. La naissance et le pérénité de certaines
habitudes doivent ainsi être éclairées à la lumière d’interactions entre un membre et des hiérarchies culturelles renseignées, codifiées, influencées par des stratégies marketing qui
s’adaptent à elles, sans pouvoir jamais tout à fait les anticiper (résistances de certains membres à la pression du groupe et des éditeurs). L’étude de DeNel Rehberg Sedo (chapitre 5),
consacrée à l’analyse d’un club de lecture “en ligne”, montre plus précisément comment se forme un canon. Les clubs de lecture permettent certes l’acquisition d’un capital culturel et
matériel, mais cette acquisition se fait par l’intermédiaire de membres influents (généralement, des experts dans leur domaine, reconnus pour leurs compétences), qui déterminent ce qu’est un
bon ou un mauvais livre. Autrement dit : des facteurs sociaux pèsent sur les “goûts personnels”, qui les fabriquent, les orientent et définissent des grilles de lecture à partir desquelles
un membre va lire d’autres livres. Mais là encore, des négociations ont toujours lieu entre les prescriptions et les positions personnelles, notamment sur Internet où les contraintes du
face-à-face (qui, chez Goffman, définit l’interaction), absentes, permettent des déplacements et une diversité sociale plus riche, même si les membres ont tendance à mimer ce face-à-face
dans leurs échanges écrits pour retrouver une norme qu’ils connaissent (formules de politesse et salutations, par exemple). Ces relations permettent de faire émerger la notion de
“communautés d’interprétation” de Stanley Fish : un lecteur ne lit jamais seul face à un texte, mais toujours plus ou moins avec un cadre, un groupe réel ou imaginé. L’usage social des
textes se mesure ainsi à l’aune de cette imbrication qui rend visible une infrastructure de la littératie et des déterminants institutionnels. _Reading Communities : from Salons to
Cyberspace _offre donc un parcours riche, qui multiplie les cas d’étude pour élargir notre compréhension de différents acteurs (le lecteur, l’auteur, l’éditeur, etc.) et de différentes
objets (la lecture, le livre), pris dans des structures relationnelles, architecturales, spatiales complexes. À la lecture de ce recueil, on réalise notamment que la notion de « texte » peut
être déplacée et appliquée à un ensemble d’éléments : tout, en un sens, est texte (les individus, les groupes mais aussi les programmes culturels, comme le National Home Reading Union),
tissage de fils sociaux, linguistiques, sémiotiques, anthropologiques potentiellement démêlables. La notion d’espace, elle aussi, gagne ici en épaisseur, articulée autour de pratiques qu’on
peut cependant penser, dans la perspective de Christian Jacob12, à partir d’autres termes (la frontière, la marge, le centre, la périphérie, etc.) que ceux généralement utilisés
(privé/public). L’étude de réseaux de lecteurs (Goodreads, Babelio, Librarything, etc.), déployés sur le web ou sur Internet (Twitter, Facebook, les applications pour tablettes) aurait
peut-être permis de tester cette hypothèse de lecture. * 1 Given the recent shift of attention from the writer to the reader and to the production, dissemination, and reception of texts,
marginalia of all periods would appear to be potentially a goldmine for scholars. And so they are, but they are a contested goldmine. Some excellent basic bibliographic and historical work
has been done, and there are a few fine case studies, most of them dealing with Medieval and Renaissance texts. The subject has stimulated intelligent theorizing. For a few famous writers,
the corpus of marginalia has been the focus of a critical edition. Critics disagree, however, about the reliability of readers’ notes, and consequently about the ways in which they might
legitimately be used to reconstruct either a reading environment or the mental experience of a particular reader », H.J JACKSON, Marginalia : Reader Writing in Books, format Kindle, 2001,
emplacement 79. * 2a2b2c * 3Roger CHARTIER, L'ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre le XIVe et XVIIIe siècle, Alinéa, 1992. * 4Christian JACOB, Des
Alexandries II. Les métamorphoses du lecteur, Bibliothèque nationale de France, 2003. * 5Jenny HARTLEY, Reading Groups, Oxford, Oxford University Press, 2001. * 6Michelle Diane SISSON
WINTER, The roles of reading in the lives of african american women who are members of a book club, PhD dissertation, University of Georgia, Athens, 1996. * 7Elisabeth LONG, Women and the
Use of Reading in Everyday Life, University of Chicago Press, 2003. * 8Patricia GREGORY, Women’s experience of Reading in St Louis Book Clubs, PhD dissertation, Saint Louis University, Saint
Louis, 2000. * 9Norma Linda GONZALEZ, « Nancy Drew : Girls’ Literature, Women’s Reading Groups, and the Transmission of Literacy », Journal of Literacy Research, 29, 2, p.221-251, 1997. *
10Jen PECOSKIE, The Solitary, Social, and ‘Grafted Spaces’ of Pleasure Reading : Exploring Reading Practices from the Experiences of Adult, Self-Identified Lesbian, Gay, Bisexual, and Queer
Readers and Book Club Members, PhD dissertation, University of Western Ontario, 2009. * 11Benedict ANDERSON, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Format
Kindle, 2006. * 12Christian JACOB, Lieux de Savoir (I) : Espaces et communautés, Albin Michel, 2007.