
L’actualité locale sous pression en bretagne : « soit on se bat, soit on meurt »
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La journaliste Morgan Large, spécialisée dans l'agro-industrie, a constaté à plusieurs reprises, en 2021 et 2023, qu'une de ses roues de voiture avait été déboulonnée. © Crédits
photo : Loïc Venance / AFP Menaces de la part de l'extrême droite et des lobbies agro-industriels, tentatives de forcer les journalistes à révéler leurs sources… Les médias locaux
subissent de plus en plus d’intimidations. Lucie Inland Bonadé-Vernault Publié le 19 juin 2024 Lorsque Morgan Large publie chez _Reporterre_, en 2019, une enquête sur un projet de
construction de poulaillers géants à Langoëlan, celle-ci ne fait pas beaucoup de bruit. Spécialisée dans l’agro-industrie, la journaliste connaît les difficultés d’investigation sur ce
secteur. Mais tout change en novembre 2020. Ce soir-là, France 5 diffuse le documentaire « Bretagne, une terre sacrifiée », dans lequel elle intervient. _« Il y a eu un million de
téléspectateurs »_, se rappelle celle qui travaille depuis une vingtaine d’années pour Radio Kreiz Breizh, à Rostrenen (Côtes-d’Armor). Elle nous raconte : _« Le soir même, j’ai reçu des
menaces de tous les côtés, sur les réseaux sociaux, le Facebook de la radio. »_ Le 31 mars 2021, puis de nouveau en mars 2023, elle constate qu’une des roues de sa voiture est déboulonnée —
un acte qui aurait pu lui coûter la vie ainsi que celle de ses enfants. _« Je suis dans un coin où tout le monde a une bagnole et sait qui a quelle voiture. Récemment, en sortant de la
radio, j’ai vu un œuf écrasé dessus. » _Elle suit une formation sécurité de l'European Federation of Journalists pour savoir quoi vérifier sur son véhicule et quitte sa maison après
plusieurs intrusions. _« Je me suis domiciliée au Centre communal d’action sociale pour qu’on ne sache pas où j’habite. J’essaie de prendre des chemins différents pour rentrer chez moi, ne
pas me garer au même endroit, changer de temps en temps de véhicule. » _Depuis, elle « _travaille davantage en sous-marin. Je n’ai pas envie d’être la cible d’emmerdements supplémentaires.
»_ ALERTE À LA BOMBE Début 2023, à une vingtaine de kilomètres de là, à Carhaix (Finistère), Erwan Chartier-Le Floch, rédacteur en chef du _Poher_, reçoit des menaces de mort émanant de
l’extrême droite. Du jamais vu. Ce qui a déclenché cette violence : avoir raconté le projet d’ouverture d’un centre d’accueil pour réfugiés à Callac (finalement abandonné). Il décortique
tout dans un livre, _Callac de Bretagne _(éditions Penn Bazh, 2023), _« pour éviter que ça se normalise. Les gens en première ligne, les élus, les militants associatifs, même nous les
journalistes locaux, on n’a pas su voir à temps le climat délétère qui s’est installé. »_ Pourtant, travailler dans un média local plutôt que national est selon lui une force. _« Nous sommes
beaucoup plus implantés sur les territoires, avec des taux de lecture bien supérieurs. » _Malgré les courriers haineux reçus à son domicile et une alerte à la bombe à la rédaction, il ne se
cache pas. _« Je suis sur les Pages jaunes, je n’ai rien changé. » _Il observe toutefois un climat de méfiance. _« Ça fait quelques années, avec par exemple [le blogueur] Boris Le Lay_ _qui
s’est attaqué aux militants associatifs locaux et aux journalistes. »_ DES PRESSIONS POUR RÉVÉLER SES SOURCES Erwan Chartier-Le Floch a également eu des comptes à rendre à la police. _« Ça
existe depuis très longtemps. Quand des journalistes arrivent à contacter avant eux des gens qu’ils aimeraient bien choper, ils pensent qu’ils peuvent nous faire cracher les contacts. Ça
m’est arrivé pour quelques interviews »_, au mépris du devoir de protection des sources des journalistes. Cet autre type de pression, Anne-Cécile Juillet, journaliste au _Télégramme_ à
Lorient, l’a récemment éprouvé._ « Ce n’est pas un moment agréable, ce côté intimidation sur les sources et notre travail. Ils espèrent peut-être que la prochaine fois on ira moins loin dans
notre enquête. » _Son article d’avril 2022 retraçant un fait divers d'une violence inédite lui coûte une convocation à l’IGPN en mai 2023, pour recel de violation du secret de
l’instruction. Une plainte déposée par l’avocat de la femme mise en cause. _« Ça fait vingt ans que je fais ce métier, j’ai beaucoup fait de judiciaire, notamment au _Parisien_. Avant, les
procureurs ne donnaient pas suite à ce genre de plaintes. »_ > « _Les réseaux de désinformation prolifèrent sur l’absence de > médias locaux »_ Quatre de ses collègues du _Télégramme
_ont été auditionnés cette année ; et _« trois autres confrères pour diffamation au sujet d’un article sur un élu »,_ commente Anne-Cécile Juillet. _« Si des personnes s’estiment diffamées,
elles ont tout à fait le droit de porter plainte. » _Mais ce qui est problématique, selon elle, « _c’est la façon de faire. On leur a demandé leurs empreintes et leurs signes distinctifs. »
_L’audition de trop est celle d’un photojournaliste utilisant un drone. _« __Une très belle église des Côtes d'Armor est en train de brûler__. L’incendie est maîtrisé et mon confrère
fait des images avec son drone. Il dispose de toutes les autorisations, de tous les brevets pour le piloter », _mais finit à la gendarmerie. _« Cette pression sur notre rédaction n’a jamais
été aussi forte depuis la création de notre journal »_, dénonce dans une tribune le rédacteur en chef du _Télégramme, _Samuel Petit, le 24 avril 2024. Elle n’est hélas pas un cas isolé dans
la presse régionale. _« Qu’elle soit le fruit du zèle de certains ou d’une réelle volonté politique, cette pression est hors de propos à l’heure où l’État s’interroge sur l’avenir des médias
d’information. »_ Un constat partagé par Sylvain Ernault. Journaliste, membre du comité éditorial du média d’investigation breton _Splann _et de l’Observatoire français des atteintes à la
liberté de la presse (Ofalp), il n’a pas subi d’atteintes mais en observe régulièrement. Les pressions proviennent surtout du secteur agro-industriel, dont il dénonce les liens avec le
ministère de l’Intérieur. Pour lui existe une volonté de créer _« un véritable cordon sanitaire anti-journalistes » _par l’utilisation de moyens dignes de la lutte antiterroriste. Anne
Bocandé, directrice éditoriale au sein de Reporters sans frontières, observe que les journalistes enquêtant sur des sujets environnementaux sont de plus en plus ciblés, en ligne et sur le
terrain. «_ C’est une réalité dans plusieurs zones du monde, notamment au Brésil ou en Inde. »_ Elle relève qu’en Bretagne, _« cas d’école d’une presse locale vive »_, les pressions viennent
principalement des lobbies agro-industriels. _« On voit qu’aux États-Unis les votes populistes se renforcent quand il n’y a plus de presse locale », _analyse Erwan Chartier-Le Floch. Anne
Bocandé abonde : « _Les réseaux de désinformation prolifèrent sur l’absence de médias locaux. C’est parce qu’il y a moins de médias qu’il y a une __perte de confiance__. »_ Pour Sylvain
Ernault, la réaction à tenir est implacable : « _On est à un point où soit on se bat, soit on meurt. »_ EDIT LE 21/06/2024 À 19H04 : AJOUT D'UNE PRÉCISION DANS UNE CITATION
D'ANNE-CÉCILE JUILLET.