Le free-to-play, une opportunité pour l’industrie du jeu-vidéo?

Le free-to-play, une opportunité pour l’industrie du jeu-vidéo?


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Le jeu vidéo le plus joué au monde, League of Legends, est un free-to-play, un titre en accès gratuit. Ce marché lucratif attire des géants de l’industrie tels que Nintendo ou Ubisoft. Pour


autant, le concept ne fait pas l’unanimité. Le free-to-play, risque ou opportunité pour le jeu vidéo ? Emeline Gaube Publié le 21 juillet 2015 Début février, une nouvelle chamboule le petit


monde des fans de Nintendo. Le géant du jeu vidéo donne désormais accès gratuitement à une de ses licences les plus connues : Pokémon. Le nouveau titre de la Nintendo 3DS, _Pokémon Shuffle_,


est un _free-to-play_, un jeu utilisable en partie gratuitement. Ce modèle économique en pleine croissance séduit les plus gros acteurs de l’industrie du jeu vidéo. D’après le cabinet


d’études Distimo, 79 % des revenus générés par les magasins d’applications d’Apple et de Google proviennent d’applications_ free-to-play_. Dans le domaine du MMORPG (_massively multiplayer


online role-playing game_), ces jeux de rôles où des millions de joueurs s’affrontent en ligne, même constat : sur tous les continents, les revenus des MMORPG en partie gratuits dépassent


les revenus des titres totalement payants. Le modèle du _free-to-play_ ne fait pas pour autant de miracles économiques. En avril 2015, Electronic Arts ferme quatre de ses titres PC en accès


gratuit, faute d’avoir trouvé une communauté suffisamment active. Un jeu _free-to-play_ est en réalité bien plus dépendant de ses joueurs qu’un opus payant. Seuls 5 à 10 % des joueurs


finissent par acheter du contenu complémentaire à l’offre gratuite, obligeant les éditeurs à attirer une grande masse d’utilisateurs. De plus, le principe du _free-to-play _n’est pas encore


accepté par les joueurs les plus chevronnés, à cause de considérations éthiques. Richard Bartle, chercheur pionnier des jeux en ligne, estime même le concept voué à s’éteindre. Est-ce que le


modèle du _free-to-play_ représente vraiment une opportunité pour l’industrie vidéoludique ? Quels sont les risques induits par une telle stratégie ? LE PUBLIC DU FREE-TO-PLAY : NOUVEAU,


LARGE, MAIS BIENTÔT SATURÉ Si le jeu vidéo le plus joué au monde, _League of Legends_, est un _free-to-play_ ce n’est pas par hasard. Ce titre phare compte 70 millions de joueurs en 2015,


dont 12 millions se connectent au moins une fois par jour. En supprimant la barrière d’accès du prix, le _free-to-play_ permet de toucher un public très large. Alors que les jeux


traditionnels concentrent principalement les joueurs les plus chevronnés, surnommés les _hardcore gamers _par le milieu, les jeux _free-to-play_ attirent un public inédit : les joueurs


occasionnels, dit _casual gamers_. Ce type de joueur n’est pas habitué à l’univers des jeux vidéo et représente donc la majorité de la population. Là réside tout l’intérêt des éditeurs pour


cette typologie d’utilisateurs. _Image promotionnelle du jeu 94 secondes sur iPhone (Scimob)_ « À l’origine, le _free-to-play_ a permis au jeu vidéo de toucher les _casual gamers_. Ce sont


des personnes qui habituellement ne jouent pas, mais se montrent prêtes à commencer si le jeu est gratuit. » clarifie Jean-Baptise Fleury, directeur marketing à Kobojo, une société qui


développe des jeux de rôle en ligne dédiés aux appareils mobiles. En effet, contrairement aux _hardcore gamers_, cette partie de la population ne possède pas de budget réservé à l’achat de


jeux vidéo, d’où l’efficacité de l’argument de la gratuité. « Tout dépend de la cible du jeu. Par exemple, notre _free-to-play Transformice_ s’adresse à un public déjà habitué à jouer »,


nuance tout de même Mélanie Christin, fondatrice de l’Atelier 801, l’éditeur du jeu vidéo en ligne multijoueur gratuit : _Transformice_. La gratuité ne suffit pas à toucher les joueurs les


moins chevronnés, il faut les cibler dès la conception du jeu. La cible des _casual gamers_ possède en effet ses spécificités et n’intéresse pas tous les développeurs. « La plupart des


_casual gamers_ ne sont pas loyaux à une marque. Par exemple, les joueurs de _Farmville_ ne s’intéressent pas autres jeux de son studio, Zynga. Cela rend difficile la survie des studios de


développement, puisque chaque consommateur gagné doit être de nouveau conquis pour un prochain jeu.” regrette Thomas Henshell, ancien concepteur de jeux sur mobile, dans une tribune sur


_Gamasutra_. Difficile de gagner à chaque coup le cœur de ce public infidèle. Le marché du jeu _free-to-play_ rencontre la même problématique que la presse en ligne : aujourd’hui, ce qui se


monnaie, c’est l’attention. Avec l’explosion des offres gratuites, la gratuité ne suffit plus à attirer les joueurs. Les acteurs du marché, de plus en plus nombreux, doivent se partager un


marché qui arrive bientôt à saturation. Mais les studios de développement ne se sont pas contentés d’élargir leur cible marketing grâce au _free-to-play_, ils ont également conquis de


nouveaux marchés, à l’international. « Avec notre version _free-to-play _de Just Dance, _Just Dance Now,_ nous sommes allés chercher des joueurs en Inde, en Chine ou en Russie. », explique


Jason Altman, producteur exécutif chez Ubisoft, à l’assemblée de la WebGame Conférence 2015. Le studio 343 Industries a suivi le même chemin en créant une version gratuite d’une de ses


licences phares, Halo, à destination de la Russie : _Halo Online_, les Russes étant très friands de _free-to-play_. LE FREE-TO-PLAY TIRAILLÉ ENTRE INNOVATION ÉCONOMIQUE ET CONSIDÉRATIONS


ÉTHIQUES Une start-up française, Scimob, a connu récemment une croissance fulgurante sur le marché du jeu mobile. Son jeu, _94 pourcents_, a été téléchargé 15 millions de fois en quelques


mois. « Mes amis me disaient que je devais être riche avec tous ces téléchargements. Sauf qu’il ne suffit pas d’avoir des millions de téléchargements pour être rentable. » déclare Benjamin


Faure, directeur marketing de Scimob, à l’assistance de la Web Game Conference 2015. En effet, après avoir attiré des millions de joueurs grâce à l’argument de la gratuité, il faut encore


réussir à les monétiser. « Ne faites pas payer les gens pour qu'ils s'amusent. Amusez les gens pour qu'ils payent. » conseille Jamie Cheng, fondatrice de Klei Entertainment,


studio canadien de développement de jeux télécharcheables. Le _free-to-play _a permis à l’industrie du jeu vidéo de trouver de nouveaux modes de monétisation. Pour cela, les studios de


développement peuvent compter sur trois principaux leviers. Tout d’abord, comme la presse gratuite, les _free-to-play _possèdent d’assez grosses audiences pour intéresser les annonceurs.


Leurs mises à jour très régulières permettent de renouveler régulièrement les encarts publicitaires. Bien souvent joués en ligne, ces titres gratuits récoltent quotidiennement des données


sur leurs utilisateurs et peuvent ainsi proposer aux marques des publicités personnalisées, bien plus lucratives. Autre levier comparable à ceux utilisés par la presse en ligne, le modèle


du_ freemium_. Dans ce modèle économique, une partie du jeu seulement est gratuite, le joueur devra payer pour obtenir des fonctions ou des niveaux de jeu supplémentaires. Par exemple, en


prenant un abonnement au célèbre MMORPG d’Ankama, _Dofus_, l’utilisateur aura accès à l’ensemble des terrains de jeu. Mais le levier le plus inédit sur lequel peut s’appuyer le


_free-to-play_, c’est la vente de biens virtuels. Grâce à un système de micro-paiement, les joueurs peuvent acheter tenues, armes et autres accessoires à leur personnage, afin de se


différencier des autres utilisateurs. Dans _League of Legends_, les utilisateurs peuvent donner de nouvelles apparences à leurs avatars en échange de quelques euros. _Interface


d'équipement du jeu Zodiac (Kobojo)_ Grâce à ces trois leviers de monétisation, un jeu _free-to-play_ peut multiplier ses sources de revenus, là où un jeu traditionnel ne peut compter


que sur ses ventes. Cependant, l’arrivée de ces modes de rémunération novateurs dans le milieu du jeu vidéo a également créé plusieurs polémiques. 90 à 95 % des joueurs ne dépenseront jamais


un centime dans un jeu gratuit. La vente de biens virtuels ne reposent ainsi que sur quelques gros acheteurs, surnommés affectueusement_ whales _(baleines) par le milieu. « C’est un modèle


économique où une partie infime des joueurs peuvent perdre totalement le contrôle d’eux-mêmes et ruiner leur vie. », s’alarme Mike Rose, journaliste pour _Gamasutra_. Si certains joueurs se


retrouvent à dépenser leur argent démesurément, c’est parce que les motivations d’achat de ces objets virtuels reposent principalement sur la psychologie. Par exemple, l’esprit de


compétition accru au sein des MMORPG peut donner envie au joueur d’acquérir des armes plus puissantes pour terrasser ses concurrents et dominer à coup sûr le monde virtuel offert par le jeu.


Les concepteurs d’un _free-to-play_ peuvent également créer de la frustration chez l’utilisateur, en rendant par exemple sa progression très lente, ou en le menaçant de lui faire perdre ses


gains, pour le pousser à dépenser de l’argent. Les directions marketing cherchent également à embrouiller le joueur pour l’amener à dépenser plus d’argent, en créant par exemple une monnaie


virtuelle interne au jeu. « Les recherches ont montré que placer une monnaie virtuelle entre le consommateur et l’argent réel, comme des joyaux, rend le consommateur moins apte à jauger la


valeur d’une transaction. », explique Ramin Shokrizade, économiste à Wargaming America. Ainsi, dans _Pokémon Shuffle_, pour acheter des vies ou des pouvoirs supplémentaires, il faut d’abord


acquérir des joyaux avec son argent réel. Cela permet notamment à l’utilisateur de passer le moins de fois possible par l’interface de micro-paiement, puisqu’il peut acheter des joyaux par


paquets de 12, 35 ou 75. Toutes ces techniques, peu éthiques, marchent particulièrement bien sur les enfants. La publicité, quant à elle, peut nuire à l’expérience utilisateur et fragiliser


l’image de marque d’un studio. « Avec la publicité, tu peux perdre des utilisateurs. Sans parler des bugs que son intégration peut causer… », estime Benjamin Faure. Dans son jeu, _94


secondes_, il recourt plutôt au _native advertising_, des publicités en rapport direct avec le sujet du jeu, pour qu’elles paraissent plus naturelles aux yeux du public. Le directeur


marketing de Scimob a également trouvé d’autres astuces pour faire accepter les encarts publicitaires à ses utilisateurs. « Nous avons mis en place un système de publicités récompensées :


lorsqu’un joueur visionne la vidéo d’un annonceur, il reçoit en échange des coins (NDLR : la monnaie virtuelle du jeu _94 secondes_). », ajoute-t-il, soucieux d’allier expérience utilisateur


et rentabilité. Et c’est là l’une des grandes opportunités permises par le _free-to-play_ : pousser les studios à innover économiquement, à trouver des solutions pour se rentabiliser, tout


en conservant les valeurs propres à leur entreprise. LE FREE-TO-PLAY, UN RENOUVELLEMENT DANS L’ART DE CONCEVOIR UN JEU VIDÉO Traditionnellement, créer un jeu vidéo demande de lourds moyens


financiers, freinant ainsi le développement de nouveaux studios ou l’audace des acteurs déjà installés. Avec de tels investissements, les éditeurs préfèrent rester sur des licences et genres


à succès, plutôt que se lancer dans des concepts novateurs dont la rentabilité est incertaine. Le _free-to-play_ a renversé cette tendance, amenant de nouveaux acteurs sur le marché et


incitant ces derniers à innover. « Aujourd’hui, si on demande au consommateur de payer 70 euros en magasin pour un CD de jeu, il faut que celui-ci propose au moins 20 à 25 heures d’aventure


intéressante, ce qui demande beaucoup d’investissements. Or, le _free-to-play_ permet de démarrer avec moins d’argent, car il est tout à fait possible de lancer son jeu sans avoir fini son


développement. Par contre, il faut continuer à trouver des fonds pour développer la suite de l’expérience. », explique Jean-Baptise Fleury, directeur marketing à Kobojo. « Pour vendre un jeu


payant, il faut un excellent produit ou une marque célèbre. », confirme Benjamin Faure pour Scimob. En suppriment les barrières à l’entrée du marché, le _free-to-play_ a entrainé la


création d’une kyrielle de nouveaux studios. Dans cette pléthore d’offres gratuites, seules l’originalité et la qualité de l’expérience utilisateur permettent à un jeu de se démarquer et de


toucher son public. Pour offrir la meilleure aventure possible à leurs utilisateurs, les éditeurs recourent à de nouveaux modes de conception. Ainsi, l’exploitation des _big data_ est


devenue l’un des enjeux au cœur du développement d’un _free-to-play_. « La vie d’un _free-to-play_ débute vraiment à son lancement. Lorsque les utilisateurs commencent à y jouer, nous sommes


capables de suivre précisément ce qu’ils font dans le jeu, via des statistiques. Les joueurs ont-ils terminé tous les niveaux ? Toutes les parties du jeu sont-elles utilisées ? Est-ce que


le jeu est trop facile, trop difficile ? Nous brassons quotidiennement toutes ces informations pour améliorer l’expérience utilisateur lors de la prochaine mise à jour. Dans le modèle


classique, l’itération est de 2 à 3 ans, par exemple Ubisoft se sert de ses données pour améliorer son prochain _Assassin’s Creed_. Alors qu’à Kobojo, nous pouvons nous adapter dès la


semaine suivante ! Le _free-to-play_ a amené une étape supplémentaire dans la compréhension de l’expérience utilisateur. », narre Jean-Baptise Fleury. _Système d'objectifs du jeu Zodiac


(Kobojo)_ La prise en considération de ces données et des méthodes de monétisation a considérablement changé le travail de ceux qui conçoivent les mécanismes d’un jeu vidéo, les _game


designers_. Aujourd’hui, la stratégie marketing d’un titre gratuit ne s’arrête pas à sa promotion ; dans un _free-to-play_, équipes commerciale et créative travaillent de concert. Certains


créateurs apprécient mal cette relation floue, estimant que les considérations marketing limitent leur créativité. « En étant aussi obsédés par les statistiques, nous avons commencé à


supprimer la dimension artistique des jeux vidéo. », désapprouve Jeremy Alessi, créateur indépendant. Le problème c’est qu’en s’appuyant uniquement sur des aspects mathématiques et


commerciaux pour développer les jeux vidéo, ces derniers risquent de perdre leur saveur et de finir par tous se ressembler. « On retrouve toujours les mêmes mécaniques dans le


_free-to-play_. », se désole Mélanie Christin, créatrice du jeu _Transformice_. Pourtant, certains _game designers_ voient le _free-to-play_ comme un nouveau challenge en termes de création.


D’une part, les créateurs doivent construire un jeu qui satisfait immédiatement l’utilisateur pour l’empêcher d’aller regarder la ribambelle d’autres offres ludiques gratuites sur le


marché. Quand, d’autre part, un tel jeu nécessite une longue durée de vie pour atteindre la rentabilité, obligeant les _game designers _à penser le jeu en termes de courtes sessions


régulières. La création d’une communauté active - nécessaire à la rentabilité - dépend en partie de leur capacité à engager les joueurs autour d’un univers immersif et à créer des


interactions fortes entre ces derniers. « Tous ces challenges font du _free-to-play _le modèle le plus excitant où travailler en tant que _game designer_, mais il représente également un


obstacle. Non seulement, il limite le choix du genre du jeu [NDLR : tous les types de jeux ne fonctionnent pas avec le modèle du_ free-to-play_] et augmente le temps production par sa


complexité. » résume Will Luton, consultant en _game design_. Le _free-to-play_ donne l’opportunité d’innover à l’univers du jeu vidéo, à condition que ceux qui y travaillent mesurent les


risques de ce type de monétisation en termes de considérations éthiques et artistiques. Le modèle payant s’inspire déjà des avancées du modèle gratuit, en proposant par exemple l’achat de


biens virtuels pour compléter ses revenus ou en reprenant les méthodes d’analyse des _big data _utilisées dans le _free-to-play_. « Ce qui est génial avec le _free-to-play_, c’est que ça a


permis d’ouvrir une nouvelle façon de consommer et de magnifier certains marchés. Les deux modèles continueront à exister, à évoluer et à s’enrichir mutuellement. », estime Jean-Baptise


Fleury. Crédits photos : _Capture d'écran du jeu League of Legends_. Riot Games _Capture d'écran__ du jeu 94 secondes_. Scimob _Capture d'écran__ du jeu Zodiac_. Kobojo


_Capture d'écran __du jeu Zodiac_. Kobojo