Les pure players peuvent-ils renouveler l’information locale?

Les pure players peuvent-ils renouveler l’information locale?


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Le monde de l’information locale en France est dominé depuis plusieurs décennies par des acteurs à dimension régionale ou nationale (titres de la PQR ou antennes de France 3) qui ont tout


fait pour ne pas laisser émerger de nouveaux entrants. Le traitement des informations territorialisées à un niveau infra-national, pourtant fondamentales au bon fonctionnement d’une


démocratie locale fortement mise en avant par le développement de la décentralisation depuis trois décennies, ne bénéficie donc que de très peu de renouvellement et semble majoritairement


enfermé dans la célébration des institutions, le culte de l’immobilisme, la fait-diversification et, pour tout dire, un journalisme loin des standards de la presse d’espace public. Si le


développement de l’information locale en ligne a ouvert des perspectives nouvelles, sa mise en œuvre par les journaux régionaux et locaux est décevante à quelques exceptions près : peu


d’innovation éditoriale ; recherche effrénée d’audience et sensationnalisme ; contenus recyclés et peu originaux ; conditions de travail de journalistes parfois déplorables(1). Cette


tendance est due en partie aux graves difficultés économiques que rencontrent de nombreux groupes de presse et qui rendent impossibles les investissements nécessaires à l’invention d’une


information locale en ligne originale. Du coup, contrairement à la situation des pays voisins, la presse régionale et locale rencontre un succès limité sur le web(2). Malgré cela, la


consultation des titres classiques de la PQR n’est pas négligeable, et si l’on tient compte de l’éparpillement territorial et de la spécialisation dans un type d’information éloignée des


débats nationaux, les chiffres fournis par le classement de l’OJD témoignent d’une importance sociale conservée. En revanche, les recettes publicitaires en berne et les ventes ayant tendance


à s’étioler ne sont pas compensées par les revenus apportés par les versions numériques. C’est dans ce contexte de faiblesse structurelle des acteurs traditionnels de l’information


infra-nationale, qu’apparaissent depuis quelques années des nouveaux sites d’information indépendants et nés en ligne, semblant proposer un nouveau regard sur l’actualité locale. Ces


derniers s’inscrivent dans le sillage de la vague de _start-ups_ journalistiques qui marque le paysage médiatique français depuis six ans maintenant et dont nous avons fait état


précédemment. L’INFORMATION LOCALE EN LIGNE : UN PAYSAGE ÉCLATÉ La première conséquence de la montée en puissance de l’information en ligne est la possibilité offerte à de nouveaux acteurs


de proposer une offre informationnelle avec un coût d’entrée singulièrement plus bas que celui jusque-là nécessaire pour devenir un média imprimé ou audiovisuel. Même sans expérience


entrepreneuriale et souvent avec peu de moyens, des nouvelles entreprises tentent de s’établir dans le secteur de l’information locale et régionale avec plus ou moins de succès. Le premier


constat réside ainsi dans la dispersion des modèles et dans leurs spécificités. En effet, dans le paysage de l’information locale et régionale, différents types d’acteurs cohabitent et se


partagent ce secteur traditionnellement occupé par les titres de la PQR. On retrouve des _pure players_ professionnels dédiés à des territoires bien définis, des blogs de responsables


politiques ou de citoyens engagés commentant l’actualité de leur territoire, des _city-guides_ répertoriant une information-service liée aux loisirs, des agrégateurs mélangeant voire


analysant automatiquement des informations et des contenus produits par ailleurs, des sites de petites annonces et des sites expérimentaux mariant réalisations de vidéos, réseaux sociaux et


contenus produits par les internautes(3). Si l’on s’intéresse uniquement à l’information politique et générale produite à l’échelle locale par des sites indépendants revendiquant une


identité journalistique professionnelle – les _pure players_ locaux –, plusieurs entrées peuvent nous permettre de les analyser. VILLE, DÉPARTEMENT, RÉGION : CHOIX D’ÉCHELLE Le premier


élément identitaire des sites d’informations infra-nationaux est bien entendu le territoire auquel ils s’adressent. À la différence de leurs ancêtres traditionnels, l’aire de diffusion n’est


pas contrainte par des coûts financiers (plus la surface de distribution d’un titre de presse est élevée plus l’investissement est important pour la couvrir) ou par la rareté de la


fréquence justifiant l’arbitrage de la puissance publique. Pour les pure players, le choix du territoire est purement éditorial, même si des facteurs économiques (lectorat potentiel, étude


de la concurrence, du marché publicitaire, prise de contact avec d’éventuel partenaires ou clients) viennent bien sûr l’éclairer. Potentiellement, tout titre présent sur internet est


disponible partout dans le monde ; réduire son territoire, choisir la clôture de l’espace comme un élément déterminant de son offre informationnelle relève donc d’une construction moins


contrainte. C’est la raison pour laquelle les acteurs de l’information non nationale sur internet proposent des échelles territoriales différentes, même si elles sont aujourd’hui encore


marquées par les territoires institutionnels qui façonnent les médias papiers ou audiovisuels. Ainsi, la plupart des sites affichent leur volonté d’occuper des espaces communaux à l’échelle


des grandes villes françaises ou des métropoles. Ce choix a par exemple été celui du journal _Libération_ lorsqu’il a décidé de lancer, au milieu des années 2000, des sites dédiés aux


grandes villes françaises. Le réseau de blogs baptisé _Libévilles _a été animé par des journalistes de _Libération_ exerçant en région ou par des pigistes recrutés pour l’occasion. La


volonté de la direction du journal était d’augmenter son audience générale sur le web en proposant toute information liée à ces grandes villes présentant un intérêt général. L’objectif était


donc de profiter d’internet pour offrir une information locale différente de celle des grands régionaux et susceptibles d’intéresser un lectorat urbain ayant délaissé la PQR. Malgré des


chiffres de consultation non anecdotiques et la constitution de communautés de lecteurs, l’expérience s’est achevée en 2013. La disparition du réseau est le résultat d’une conjonction de


facteurs dont l’origine est presque pour tous économique. N’amenant aucun revenu, coûteux en termes de temps de travail et n’étant pas intégrés dans une politique globale sur internet, la


position de ces blogs est vite devenue intenable et ceci d’autant plus que la situation financière de _Libération_ s’est dégradée(4). Néanmoins, du point de vue territorial, l’expérience des


_Libévilles_ a ouvert une voie qui sera celle choisie par la plupart des acteurs, quelle que soit la forme de journalisme ou le modèle économique qu’ils tenteront de mettre en place. Ainsi


de _Grand Rouen_ à _Carré d’info_, des franchises _Rue 89_ à _Marsactu_ ou du _Dijonscope_ au _Télescope d’Amiens_, la grande ville ou la métropole est l’unité informative les plus


fréquemment rencontrée. Cependant cette apparente similarité est à nuancer en fonction du type d’information développée. En effet, à côté de ces _pure players_ de villes, il existe néanmoins


des sites fondés sur des rapports au territoire différents qui peuvent être la région ou le département. Les plus anciens et pérennes d’entre eux sont _Aqui.fr_, couvrant toute la région


aquitaine, et _Ariegenews_, centré sur le département de l’Ariège. Il est cependant remarquable que, quel que soit le niveau territorial retenu, tous les sites développant une information à


un niveau infra-national, aient adopté une unité géographique administrative. Les cadres posés par les collectivités territoriales en France semblent ainsi très difficiles à dépasser du


point de vue de l’information journalistique professionnelle. DES MODÈLES ÉDITORIAUX DIVERS Parmi la multitude des nouveaux acteurs de l’information locale en ligne, trois modèles éditoriaux


semblent néanmoins se dégager. Le premier correspond à un journalisme local d’enquête, marqué par la volonté de créer du débat et de la polémique dans l’espace public local et dont


l’inspiration historique est le journalisme d’investigation. Rare, ce modèle se retrouve aujourd’hui essentiellement chez _Marsactu_ – _Dijonscope _et_ Le Télescope d’Amiens_ qui l’ont


incarné par le passé ont déposé le bilan respectivement en 2013 et 2014. Pour les sites qui ont adopté ce modèle, le terrain d’enquête dépasse la commune pour prendre en compte l’ensemble


des organisations et institutions exerçant une influence sur l’aire géographique choisie. Il s’adressent à un public intéressé par la politique et la vie publique en général et possèdent un


rayonnement régional, voire peuvent intéresser au-delà. Leur modèle journalistique explicite est _Mediapart_. Le second modèle éditorial correspond à des sites davantage cantonnés aux


centres des grandes métropoles et s’adressant à un public hyper-urbain. Plus enclins à traiter des sujets culturels ou de société, ils peuvent être rapprochés de _Rue 89_. Leurs centres


d’intérêt concernent donc un public réduit aux habitants plutôt jeunes et éduqués des grandes villes, qui ressemblent aux journalistes eux mêmes(5). Les franchises de _Rue 89_ à Lyon et


Strasbourg, mais aussi _Grand Rouen_ ou _Carré d’infos_, sont inspirés de ce modèle ainsi que _Le Miroir_ fondé en 2013 par une partie de l’équipe de Dijonscope. À l’instar de leur confrère


parisien, ces sites se fixent comme objectif d’effectuer un traitement original de l’actualité de leurs aires urbaines respectives : attachement à des sujets délaissés ou peu explorés par


les autres médias locaux, adoption d’angles différents, indépendance vis-à-vis de l’agenda médiatique et institutionnel. Autre spécificité : l’adoption d’un mode de fonctionnement « 


participatif », tout en revendiquant une exigence journalistique et l’accent mis sur des question sociétales. Enfin, le troisième modèle éditorial des _pures players locaux_ consiste à


traiter l’ensemble de l’actualité d’un territoire donné en construisant une information davantage conçue comme celle d’un magazine et adaptée aux réalités locales. Deux sites ont choisi


cette direction, _Aqui.fr_ et _Ariegenews_. Le premier couvre l’actualité de la région Aquitaine et le second celle du département de l’Ariège. Tous les deux entretiennent des bonnes


relations avec toutes les institutions de leur territoire et éditorialisent les informations que ces dernières leur fournissent. Cette façon d’aborder l’actualité locale est en bien des


points similaire à celle pratiquée par la PQR traditionnelle. Une information vitrine sur la vie des collectivités, que l’on pourrait croire produite en collaboration avec les services de


communication de ces institutions, mais qui se voit dotée d’une certaine crédibilité par sa cohabitation avec des contenus moins consensuels, portant sur des sujets faisant débat dans


l’espace public régional ou départemental. L’apparente indépendance de la source de publication devient ainsi un avantage pour sortir des logiques de communication pure et donner un lustre


journalistique à une information largement « au service » des organisations structurant le territoire. UNE ÉCONOMIE FRAGILE D’un point de vue économique, aucun modèle ne peut être considéré


comme un succès incontestable mais certains sont plus prometteurs que d’autres. Tout d’abord, aussi bien le modèle payant que celui du financement par la seule publicité se sont révélés des


échecs. Ceux qui s’y sont essayés – _Dijonscope_ et _Le Télescope d’Amiens_ pour le modèle payant ; _Carré d’info_ et _Grand Rouen_ pour le modèle publicitaire – ont aujourd’hui disparu.


Précisons que tous ces sites ont été fondés et dirigés par des journalistes avec peu ou pas d’expérience d’entrepreneuriat et ont été faiblement capitalisés dès le départ. Leur échec à


démontré que la production d’information infra-nationale d’espace public, quelle que soit la façon de l’envisager, ne pouvait se financer par elle-même dans le contexte actuel. Les _pure


players_ locaux qui survivent, même avec difficulté, depuis maintenant plusieurs années, possèdent deux caractéristiques communes : ils sont entre les mains de professionnels des médias


disposant d’une expérience de gestion conséquente et ont su développer des ressources et des partenariats en lien avec leur environnement. _Ariegenews_, _Marsactu_ et _Aqui.fr_ sont non


seulement des sites dirigés par des professionnels des médias (respectivement un ancien fondateur associé de Dailymotion et entrepreneur expérimenté ; un ancien cadre de Lagardère


Interactive ayant dirigédeux télévisions locales à Toulouse et Marseille ; un ancien rédacteur en chef de _Sud-Ouest_), mais en plus des entreprises ayant su proposer des produits annexes


(productions vidéo et multimédia pour les institutions, les collectivités et les entreprises ; formations ; partenariats pour la communication d’évènements….). Ainsi, même si leurs résultats


économiques sont toujours fragiles et leur pérennité non assurée, ces trois sites salarient des journalistes professionnels et proposent une actualité quotidienne sur leur territoire qui


renouvelle en partie le genre. Si l’on tente de faire un bilan de la situation de l’information locale en ligne en 2014, on peut pointer des tendances et des pratiques pouvant être


considérées positivement selon une conception idéale-typique et normative de l’espace public démocratique. Ainsi, certains nouveaux acteurs exercent le métier de journaliste en totale


indépendance, voire en opposition critique aux institutions locales, ce qui est loin d’être le cas dans la PQR. Leur existence, même précaire, est donc un signe encourageant pour ce qui est


du renouvellement de l’espace public local. De plus, leur ligne éditoriale semble parfois moins dépendante de l’agenda officiel et davantage pluraliste. Enfin, loin des clichés du « 


journalisme assis » qui serait le sort obligatoire du web, à l’échelle locale, même le journalisme en ligne est nécessairement un journalisme de terrain. Ceci est d’autant plus vrai que la


reconnaissance par les acteurs de la vie sociale et politique locale, indispensable pour l’exercice du métier au quotidien, ne peut advenir qu’à travers le contact physique inhérent à la


présence permanente sur le terrain. Reste la question économique et celle de la visibilité. Les _pure players_ qui ont survécu au boom de ces dernières années restent malgré tout


relativement marginaux. À quelques exceptions près ils n’ont pas réussi à s’adresser au grand public pour qui ils demeurent inconnus, ne dépassant parfois pas les quelques milliers de


visiteurs mensuels. Dans le même temps, ils ne sont pas aujourd’hui économiquement stabilisés et ne peuvent prétendre au développement à long terme en suivant les seules lois du marché ou en


se limitant uniquement à la production d’information journalistique. Ceux qui réussissent mieux économiquement sont dans l’obligation de trouver un _modus vivendi_ de proximité avec les


institutions qui les entourent, ce qui peut mettre en cause leur impartialité et leur esprit critique, à l’image de la PQR. Par conséquent, derrière le foisonnement se cache la fragilité,


mais une alternative professionnelle à la domination des grands groupes semble cependant émerger sur la toile. C’est pourquoi, si l’on s’en réfère à l’esprit des lois sur la presse présidant


à la réorganisation du secteur dans les mois suivants la Seconde Guerre mondiale, il paraîtrait logique de répartir différemment les aides de l’État à la presse pour encourager un vrai


pluralisme de l’information locale, indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie décentralisée. Notons enfin également que l’information infra-nationale ne se réduit pas aux


journalistes professionnels et que de nombreuses sources sur différents supports dessinent un paysage plus complexe et sur lequel il faudra revenir… -- Crédit photo : Lisa Padilla / Flickr


(image modifiée) RÉFÉRENCES Franck BOUSQUET, Nikos SMYRNAIOS, « L’information en ligne et son territoire : positionnement comparé entre un pure player départemental et un quotidien régional 


» in Jacques NOYER, Bruno RAOUL et Isabelle PAILLIART (dir.), _Médias et territoires : permanences et mutations_, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2013, p.


193-214. Nikos SMYRNAIOS, Franck BOUSQUET, Dominique BERTELLI, « Les acteurs de l’information locale natifs du web : le cas de Toulouse  », Communication au colloque Mejor Mudanças


Estruturais no Journalismo, Natal 5-6 mai 2013. LA PQR VA-T-ELLE DISPARAÎTRE ? - ÉPISODE 4/6 La crise de 2008 a bouleversé en profondeur un secteur de la presse quotidienne régionale


aujourd’hui à la recherche de son modèle économique. Entretien avec Patrick Le Floch, économiste et directeur de Sciences Po de Rennes. LA PQR VA-T-ELLE DISPARAÎTRE ? - ÉPISODE 3/6 Seul


quotidien régional d’Ile-de-France, Le Parisien espère faire face à la baisse de la diffusion papier en proposant de l’information payante de qualité sur mobile. Entretien avec Jacques


Lallain, secrétaire général de la rédaction. LA PQR VA-T-ELLE DISPARAÎTRE ? - ÉPISODE 2/6   La baisse du lectorat et des recettes publicitaires relance le débat sur la concentration dans la


presse quotidienne régionale. Entretien avec Jean-Marie Charon, sociologue des médias (CNRS/EHESS).