L'histoire inconnue de l'auteur, de l'antiquité à nos jours

L'histoire inconnue de l'auteur, de l'antiquité à nos jours


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Un ouvrage essentiel sur les conditions d’évolution (culturelles, sociologiques, et historiques) du statut de l’auteur à travers les âges. Florine Soulié Publié le 04 mars 2019 À la fois


enquête historique, à la croisée de plusieurs disciplines (sociologie, droit, histoire littéraire), et synthèse de nombreux travaux d’histoire culturelle, l_’Histoire des auteurs_ a pour


ambition de retracer l’évolution du statut de l’auteur, de l’Antiquité à nos jours. La notion d’auteur ne s’est pas construite en un jour : il s’agit d’une réalité complexe, variable selon


les époques, et qui s’inscrit en rapport avec les notions de texte, d’œuvre, de lecteur. Élisabeth Parinet, professeur d'histoire du livre et des médias contemporains à l’École


nationale des chartes, et Isabelle Diu, directrice de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, ont donc tenté de restituer cette histoire tourmentée à travers cinq thématiques


complémentaires, dont l’articulation chronologique, pour chacune d’entre elles, permet de saisir au mieux la question de l’auteur. AUTEUR ET ŒUVRE : À LA RECHERCHE D’UNE IDENTITÉ La première


partie de l’ouvrage, dédiée au rapport entre auteur et œuvre, examine les conditions d’apparition de la notion d’auteur dans l’histoire. Comme l’expliquent les auteurs en préambule, elle


s’accompagne de deux éléments essentiels: « d’une part, la reconnaissance, soit par leurs contemporains, soit par la postérité, du statut d’auteur ; d’autre part, la conscience que les


écrivains ont prise d’eux-mêmes. » Or, ni la civilisation antique, fortement marquée par l’oralité et par la figure mythique de l’aède (simple interprète des dieux), ni le Moyen Âge,


majoritairement dominé par l’anonymat et la pensée collective, ne semblent dessiner une identité d’auteur. Il va falloir attendre la Renaissance, et l’invention de l’imprimerie par


Gutenberg, pour voir éclore une prise de conscience à la fois personnelle et sociale de l’auteur. Celui-ci peut assumer la paternité de son œuvre, enfin fixée sur un support largement


diffusable, grâce aux presses qui fleurissent, dès 1470, à Paris, Londres, Rome ou Bâle. Selon Alain Viala, « la naissance de l’écrivain » remonte à l’âge classique1 : les dramaturges,


Corneille, Racine, Molière entre autres, s’affranchissent du modèle antique et sont connus des cercles et des salons. Au XVIIe et XVIIIe siècle, le terme d’auteur acquiert une valeur


esthétique, son identité s’affirme. Le chapitre se clôt sur l’identité de l’auteur à l’époque actuelle, bouleversée par la révolution technologique. Isabelle Diu et Élizabeth Parinet


dressent un parallèle intéressant avec le Moyen Âge : dans la mesure où, aujourd’hui, l’internaute peut annoter des articles ou s’approprier des citations (des pratiques qui correspondent à


la glose et à l’innutrition, fréquentes à l’époque médiévale), on remarque une « dilution de la notion d’auteur alors même qu’il y a production de l’écrit ». Wikipédia, fondé sur l’écriture


collaborative de ses membres, en est le parangon. AUTEUR ET ÉDITEUR : UNE RELATION APAISÉE ? La deuxième partie de cette enquête analyse en profondeur la relation entre auteur et éditeur.


Dès la fin de la Restauration, le commerce du livre subit de profondes transformations, conséquence du développement massif du lectorat qui touche particulièrement les femmes et les classes


populaires. « (…) le nombre de titres nouveaux publiés chaque année sera passé d’environ 2 000 à la fin de l’Ancien Régime à 10 000 en 1900. » De fait, on assiste à une spécialisation des


métiers du livre pour satisfaire cette nouvelle demande : dès 1830, l’éditeur apparaît dans le champ littéraire, à côté des imprimeurs et des libraires. Cependant, son rapport avec les


auteurs est d’abord conflictuel. Comme l’illustre abondamment l’ouvrage, les premiers éditeurs ont souvent profité de l’absence de législation et de l’imprécision des contrats pour exploiter


les écrivains qui, faute de reconnaissance à l’échelle de la société, peinent à prendre conscience de leur statut. Citons Alfred de Vigny, pour qui « les éditeurs sont des négriers »2, ou


Dauriat, l’éditeur vénal des _Illusions Perdues d_e Balzac qui résume ainsi son activité : « Je fais des spéculations en littérature.» Le chapitre sur les contrats explique en détail que


l’abandon progressif du compte d’auteur et de la vente au forfait (à un prix fixe) au profit du contrat au pourcentage, associant l’auteur au succès de son livre, va apaiser la relation


entre auteurs et éditeurs au cours du XIXe siècle. Le rôle plus intellectuel accordé à l’éditeur au siècle suivant, du fait de la spécialisation des maisons d’édition, va renforcer l’entente


avec les auteurs et accroitre sa légitimité dans le paysage littéraire. AUTEUR, UN MÉTIER ? Quelle est la place de l’auteur dans la société ? Comment sa position dans la hiérarchie sociale


a-t-elle évolué au fil des siècles ? La troisième partie de l’ouvrage explore plus avant, toujours de façon chronologique, les évolutions du statut de l’auteur. Si pendant l’Antiquité


jusqu’au Moyen Âge, voire jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, « les auteurs n’ont ni statut ni fonction spécifique, rien en tout cas que leur confère leur qualité d’écrivains », il n’en est


pas de même pour l’époque contemporaine, qui a vu croître considérablement le nombre d’auteurs. Les historiens du livre estiment à 3 000 leur nombre à la fin du XVIIIe siècle, pour atteindre


55 000 aujourd’hui3. La reconnaissance tardive du statut de l’auteur au sein de la société va s’accompagner d’une professionnalisation de son activité. Ainsi, un large chapitre traite du


rapport qu’entretiennent les auteurs avec l’argent. Pour vivre de leur plume (ce qui ne fut pas le cas, du moins directement, avant le XIXe siècle), les auteurs ont multiplié les sources de


revenus : adaptations théâtrales, publication en feuilleton, activités journalistiques d’une part, recherches de subventions et mécénat d’autre part. Les prix littéraires, mais aussi la


Société des gens de lettres (créée en 1838) et le Centre national du livre (en 1946), soutiennent activement la création, tout en participant à la reconnaissance du statut d’écrivain dans la


société. Pour autant, peut-on vivre de sa plume aujourd’hui ? La réponse est négative. « Sur 53 000 écrivains ayant touché des droits en 2008, environ 150 gagnent correctement – voire très


largement leur vie. » C’est pourquoi aujourd’hui, afin de subvenir à leurs besoins, « plus de deux tiers des auteurs exercent des professions intellectuelles, la plus représentée étant celle


d’enseignant pour un tiers d’entre eux. » LA CONQUÊTE DES DROITS DE L’AUTEUR La quatrième partie de l’ouvrage aborde de façon exhaustive et plus technique, la lente conquête des droits de


l’auteur à l’époque moderne, du rôle pionnier des auteurs dramatiques aux décrets révolutionnaires fondateurs, en passant par le rôle primordial des sociétés d’auteurs. L’arsenal législatif


et juridique, mis en place au fil des siècles, d’abord par la jurisprudence, puis par un certain nombre de lois (qu’il s’agisse du Code des lettres de 1957, qui reconnait les droits moraux


et patrimoniaux ou du Code de la propriété intellectuelle, entré en vigueur en 1992), consacre l'étendue des droits des auteurs et leur protection face aux éditeurs. La fin du chapitre


pose peut-être trop brièvement la question de la fragilisation des droits des auteurs à l’heure de la numérisation (allusion à la bataille juridique engagée avec Google), et de l’hégémonie,


grâce à leurs nouveaux supports de lecture, des diffuseurs américains (Apple et Amazon). L’AUTEUR DÉVOILÉ Dans la lignée du chapitre « auteur et société », la dernière partie de l’ouvrage


analyse, en l’approfondissant, l’évolution de l’image de l’auteur au fil des siècles. « Son visage, écrivent Isabelle Diu et Élisabeth Parinet, est comme une photo argentique lentement


révélée au fil du temps. Jusqu’à la surexposition. » Qu’en est-il réellement ? Un constat : la représentation picturale de l’auteur évolue en fonction des progrès techniques et des moyens de


diffusion, jusqu’à la médiatisation actuelle. Si, dans la Grèce et la Rome antique, l’image de l’auteur relève essentiellement du mythe et du symbole (les _Vies _d’Homère et de Socrate, par


exemple, ne sont autres que des compilations stéréotypées), au Moyen Âge et à la Renaissance, en revanche, on représente souvent l’homme qui écrit. Ainsi, « la scène de présentation de


l’œuvre à son commanditaire est devenue un poncif du manuscrit médiéval de luxe », avant que l’imprimerie ne diffuse plus largement encore les portraits d’auteurs. Le XIXe siècle va marquer


un tournant dans la médiatisation de l’auteur. Séduit par les _Confessions_ de Rousseau au siècle dernier, et par la sensibilité romantique qui met en avant la personnalité de l’écrivain, le


public trouve désormais légitime de connaître l’homme derrière l’œuvre. Les correspondances d’auteurs sont peu à peu éditées puis collectionnées, ainsi que les brouillons et les dédicaces.


Par ailleurs, le développement des cabinets de lecture, qui permettent la diffusion des œuvres, et celui de la presse, qui assurent la reconnaissance des écrivains, participent de cet


engouement du public pour la vie privée des auteurs. Alexandre Dumas ou Victor Hugo, par exemple, publient leurs mémoires et n’hésitent pas à régler leurs conflits dans la presse, tandis que


Georges Sand et Alfred de Musset, couple médiatique avant l’heure, partagent avec le public leur histoire d’amour à peine déguisée. Enfin, l’ouvrage évoque brièvement le rapport, parfois


contrarié, qu’entretiennent les auteurs avec les médias d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse de la radio, de la presse écrite, de la télévision ou d’Internet (encore sous-exploité d’après


l’enquête), tous participent, avec des effets plus ou moins heureux, à la médiatisation de la figure de l’écrivain, et assoient son rôle dans la société. _L’Histoire des auteurs_ offre une


synthèse passionnante des conditions d’évolution (culturelles, sociologiques, et historiques) du statut de l’auteur à travers les âges. Élisabeth Parinet (déjà auteur d’_Une_ _histoire de


l’édition à l’époque contemporaine_4)et Isabelle Diu ont réussi à mettre en évidence des réalités complexes et mouvantes, en particulier pour la période du XVIIIème siècle à nos jours,


logiquement plus documentée. La richesse de la bibliographie, la multitude d’exemples qui viennent illustrer un propos érudit, ainsi que la pertinence du parcours, à la fois chronologique et


thématique, font de cette_ Histoire_ _des auteurs_ un ouvrage essentiel dans le domaine de l’histoire littéraire française. * 1Alain VIALA, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la


littérature à l’âge classique, Éditions de Minuit, 1985. * 2Alfred de VIGNY, Journal, in Œuvres Complètes, 1947, tome 2, p.1060. * 3 * 4Élisabeth PARINET, Une histoire de l’édition à


l’époque contemporaine, Paris, Seuil, « Points histoire », 2004.