« j’y pense tous les jours » : l’éprouvant suivi du procès mazan

« j’y pense tous les jours » : l’éprouvant suivi du procès mazan


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Journaliste à « La Provence » depuis 2018, en charge des faits divers depuis 2020, Jonathan Sollier vit à 31 ans un procès tentaculaire et totalement inédit.  © Illustration : Sophie and the


frogs ENTRETIEN AVEC JONATHAN SOLLIER Référent police-justice à l’agence d’Avignon de _La Provence_, Jonathan Sollier suit l'affaire des « viols de Mazan » depuis l’arrestation de


Dominique Pelicot en 2020. À mi-parcours d'un procès hors-normes, il revient sur les coulisses de cette couverture médiatique et l'impact de cette affaire. propos recueillis par


Marie Deshayes Publié le 12 novembre 2024 Il en avait fait une brève, le 13 septembre 2020. Un sexagénaire surpris dans un supermarché de Carpentras en train de filmer sous la jupe de


clientes. Jonathan Sollier pouvait-il se douter que, quatre ans plus tard, il couvrirait le procès tentaculaire de cet homme, Dominique Pelicot, et de 50 autres accusés ? Quelque 70 articles


après l’ouverture du procès, le 2 septembre 2024, le journaliste de 31 ans, référent police-justice à l’agence d’Avignon de _La Provence_, interrompt son marathon pour se pencher sur sa


pratique et le traitement médiatique de cette affaire hors normes. _COMMENT _LA PROVENCE _S’EST-ELLE ORGANISÉE POUR SUIVRE CE PROCÈS HORS NORMES ? _ JONATHAN SOLLIER : Au départ, le procès


devait se tenir à huis clos : cela ne nécessitait pas de mobiliser quelqu’un pour faire des papiers tous les jours. Quand nous avons appris qu’il se déroulerait finalement en public, il a


fallu changer notre fusil d'épaule. On n’avait pas conscience que la couverture médiatique, notamment internationale, serait aussi importante. Quand on a vu que l’intérêt pour ce procès


ne retombait pas, que même après les deux ou trois premières semaines de tronc commun concernant tous les accusés, il y avait encore 20 ou 30 journalistes tous les jours dans la salle


d'audience, on s'est dit que nous étions attendus, en tant que média local. L’impact sur nos lecteurs et sur la société est tel qu'on se doit d’être présent tous les jours.


Même pour une journée d'expertise psychologique ou psychiatrique qui peut paraître un peu aride mais nous permet de muscler tous nos papiers. _COMBIEN ÊTES-VOUS À SUIVRE CE PROCÈS À _LA


PROVENCE _? _ Deux personnes à l’agence d’Avignon m’épaulent pour les audiences. Des collègues marseillais ont pris le relais sur certains dossiers, pour certains angles qui sortaient du


quotidien du procès [comme l’analyse du phénomène de la soumission chimique, NDLR]. Avec les photographes, le service vidéo qui est venu régulièrement et le service web, ce procès mobilise


quasiment une vingtaine de personnes. Mais la question du recrutement de journalistes en renfort ne s’est pas posée parce que _La Provence_ est un journal en difficulté. _L’ACTUALITÉ NE


S’ARRÊTE PAS, PENDANT CE TEMPS. COMMENT FAITES-VOUS POUR CONTINUER À SUIVRE TOUS LES AUTRES PROCÈS OU FAITS DIVERS ? _ Depuis quelques semaines, nous n’avons plus que deux à trois pages de


faits divers-justice dans les pages régionales, alors qu’auparavant nous avions des pages dédiées dans l’édition du Vaucluse. Cette organisation, qui a coïncidé à quelques semaines près avec


l’ouverture du procès de Mazan, facilite le choix. Il y a des choses qu’on ne fait plus, ou qu’on fait moins. LA PROVENCE_ A DÉCIDÉ DE DONNER LE PRÉNOM ET L’INITIALE DU NOM DES 50


CO-ACCUSÉS, ET NON LEUR IDENTITÉ COMPLÈTE. QUELLE ÉTAIT VOTRE POSITION DANS LE DÉBAT SUR L’OPPORTUNITÉ DE __RÉVÉLER LEUR NOM COMPLET__ ?_ Notre position pour les procès aux assises est de


donner le nom des accusés, même quand il n’y a pas de condamnation ; donc ça ne m’aurait pas choqué qu’on le fasse pour ce procès. Mais étant donné sa portée, la folie sur les réseaux


sociaux, les listes de noms qui sont tombées dès le troisième ou quatrième jour… la décision a été de ne pas participer à cette chasse aux sorcières. On ne s’interdit pas de donner toutes


les informations qui permettent de les identifier (d’où ils sont originaires, leur métier, leur lieu de détention…). On ne les protège pas non plus, mais on n’a pas voulu participer à cette


folie médiatique en donnant leur nom complet. Le 12 septembre, nous avons fait la Une et consacré cinq pages à ces portraits ; on avait été les premiers à individualiser ces co-accusés. Sur


le site de _La Provence, _un article qui fonctionne très bien va générer 30 à 50 abonnements. Là, on était entre 200 et 300 abonnements pour cet l’article présentant « les portraits


détaillés des accusés ». _EN QUOI LA PROXIMITÉ AVEC VOTRE LECTORAT, EN TANT QUE JOURNAL DE PRESSE QUOTIDIENNE RÉGIONALE, A PU JOUER DANS LE CHOIX DE FAIRE CES PORTRAITS ? AVEZ-VOUS CRAINT


DES REPRÉSAILLES, À LA RÉDACTION ?_ Ce n’est jamais entré en ligne de compte pour un choix éditorial. On essaye de faire le travail le plus honnête et le plus objectif possible, de rapporter


ce qu’on voit, ce qu’on entend. Par contre, on est évidemment beaucoup plus exposés, beaucoup plus lus localement par les accusés mais également par les avocats de la défense. J’ai eu des


débats parfois houleux avec certains d’entre eux que je connaissais déjà, parce qu’ils jugent qu’on manque d’objectivité, de nuance, qu’on participe à la cabale contre leur client. _COMMENT


PEUT-ON SE PRÉPARER À CE GENRE DE PROCÈS ? _ Je prépare chaque procès de la même manière : en connaissant le dossier le mieux possible. En questionnant les avocats en amont, en relisant tout


ce que j'ai pu écrire ces dernières années sur l'affaire, en essayant d'avoir les dates au clair. Là, en l'occurrence, j’ai consacré des journées entières à partir


d’avril-mai à relire des éléments du dossier, pour aller en profondeur sur chaque cas. J’ai été détaché deux semaines avant le procès pour écrire des papiers d’annonce. Je suis donc arrivé


le lundi d’ouverture du procès en étant déjà dans ma bulle et en n’écrivant et ne pensant qu’à ça depuis deux semaines. _CE PROCÈS VA DURER QUATRE MOIS. ON EN EST À PEU PRÈS À LA MOITIÉ.


COMMENT FAITES-VOUS POUR TENIR PHYSIQUEMENT ET PSYCHOLOGIQUEMENT ? _ Les deux sont liés. Dans les salles d’assises, on voit et on entend des choses particulièrement compliquées. On y voit


des choses qui choquent, qui interrogent… Mais c’est la matière humaine qui m’intéresse vraiment. Le conseil que je donne à ceux qui veulent se lancer là-dedans, c’est d’arriver à


cloisonner. On ne peut pas être touché à chaque mot qu’on entend, à chaque réaction dans la salle. Il faut absolument avoir ce recul pour appréhender les choses et en rendre compte le mieux


possible après coup. Ça, c'est quelque chose qui se travaille. Pour quelqu’un qui aurait été lâché dans ce procès, dans la fosse aux lions, sans avoir eu d’expérience de cours


d’assises, ça aurait été très compliqué. D’autant plus avec 51 accusés, d’autant plus quand ils sont à deux rangs de nous et qu’une trentaine comparaissent libres. D’autant plus avec un


homme avec le profil de Dominique Pelicot. Pour tenir psychologiquement, j’essaye de me réserver des soirées, quand je ne finis pas trop tard, pour faire le vide. Le week-end, j’essaye de


penser à autre chose, même si c’est très compliqué, parce qu’on est toujours en préparation du groupe d’accusés suivant, qu’on a toujours des questionnements, sur le choix des angles, par


exemple. Je m'astreins à lire le moins possible ce que font les confrères, pour ne pas avoir trop de doutes sur ce que je fais. Mais c’est dur, c’est très prenant, et il peut m’arriver


de lire les live tweets de mes confrères pendant mes jours de repos. Je sors d’une semaine de vacances [entretien réalisé le 28 octobre, NDLR], et je pense que je n’en ai jamais eu autant


besoin dans ma vie, psychologiquement et physiquement. Il m’était nécessaire d’être loin de la salle d’audience plus de deux jours d’affilée. C’est peut-être plus facile pour les


journalistes de médias parisiens qui ne sont là que deux ou trois jours par semaine et qui quittent ensuite Avignon. Pour ma part, j’habite à un quart d’heure du tribunal et j’y pense tous


les jours. _UN ACCUSÉ A PARLÉ DE « CONSENTEMENT PAR PROCURATION ». UNE AVOCATE, NADIA EL BOUROUMI, A DANSÉ DANS UNE VIDÉO SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX, SUR LA MUSIQUE « WAKE ME UP ». UN AUTRE


AVOCAT, GUILLAUME DE PALMA, A AFFIRMÉ QU’IL Y AVAIT « VIOL ET VIOL ». QUE RESSENTEZ-VOUS PAR RAPPORT À CERTAINES JUSTIFICATIONS DES ACCUSÉS ET STRATÉGIES DE DÉFENSE ? _ Je suis obligé de


répondre d’une part en tant que journaliste et d’autre part en tant que citoyen. Le journaliste connaît ces avocats, leurs excès et outrances, et comprend le mécanisme. J’appréhende


peut-être les choses différemment de celui qui ne voit que la phrase ou le comportement choquant. Quand on est accusé de viol aggravé et qu’il y a une preuve, la vidéo — ce qui n’arrive


jamais —, on ne peut pas dire qu’on n’y était pas. Dès lors, la stratégie de défense sera soit de reconnaître les faits, ce que très peu font ; soit de trouver une raison à ces actes, et la


raison évidente, c’est la manipulation [par Dominique Pelicot, NDLR]. Les avocats répondent à la demande des clients. Ils sont dans leur rôle. Après, personnellement, certaines stratégies,


au mieux, m’interrogent, au pire, me choquent. On en parle beaucoup entre journalistes. La stratégie qui paraissait la plus évidente était de reconnaître les faits et d’exprimer des regrets.


Aucun n’a fait ce choix, ce qui peut paraître choquant et incompréhensible, d’autant plus pour certains accusés [après cet entretien, certains ont fait évoluer leur position, NDLR]. _CE


PROCÈS MET EN LUMIÈRE LA QUESTION DE LA CULTURE DU VIOL. EN TANT QU’HOMME, RESSENTEZ-VOUS UN MALAISE OU AVEZ-VOUS EU UNE PRISE DE CONSCIENCE PAR RAPPORT À CE SUJET ? _ J’espère que chaque


homme en France ou dans le monde, puisque ce procès est aussi très suivi à l’étranger, se pose des questions à ce sujet. Je parlais de cloisonnement et de carapace pour pouvoir faire mon


métier mais je suis un être humain, pas un robot ou un hologramme. C’est un procès qui questionne, bien sûr. Des procès aux assises, j’en couvre des dizaines par an. J’ai conscience que 97 %


des dérives sexuelles sont commises par des hommes. J'ai conscience que 95 % des détenus en France, ce sont des hommes. Mais il fallait une affaire comme celle-ci pour qu’il y ait un


énorme électrochoc. Il fallait qu’il y ait une victime, Gisèle Pelicot, qui à visage découvert dise haut et fort ce qu’elle a subi — sans critiquer les autres victimes qui ont subi des


choses atroces et qui vivent les choses comme elles le peuvent. Je pense que cette femme va faire énormément de bien à la société, et fait prendre conscience à beaucoup d’hommes des


comportements qu’ils ont pu avoir dans leur vie et qu’ils peuvent encore avoir au quotidien. Mais entre la prise de conscience et les changements réels, il peut se passer beaucoup de temps…


_COMMENT AVEZ-VOUS VÉCU LE DÉBAT SUR LE FAIT DE PROJETER OU NON LES VIDÉOS DES VIOLS ?_ Il était nécessaire de les montrer pour deux raisons principales. D’abord, parce que c’était la


volonté même de Gisèle Pelicot et de ses avocats. On dit souvent que dans un procès pour viol, c’est la partie civile qui a les clés de la salle d’audience. Il faut donc l’assumer. C’est


elle qui a les clés, donc c’est elle qui décide. J’ai assez mal vécu les nombreuses sollicitations du président à ce sujet, les premières semaines. On avait très bien compris qu’il aurait


préféré le huis clos. Quand il a imposé un huis clos partiel pour les vidéos et pour les débats qui suivaient, c’était un passage en force [le président est revenu sur sa décision après les


critiques exprimées notamment par l’Association de la presse judiciaire, NDLR]. C’est sale, c’est dégradant de voir ces vidéos. Mais ce sont les actes qui sont sales, pas les vidéos en


elles-mêmes. Ne pas les montrer, c’était une manière, encore une fois, d’invisibiliser les victimes. Quand certains avocats de la défense disaient que c’était la dignité de leur client qui


était mise en balance par la diffusion de ces vidéos (oui, le mot dignité a été lâché)... Il fallait peut-être s’interroger sur cette notion avant de commettre ces actes. > « C’était une 


évidence qu’il fallait projeter ces > vidéos » Sans ces vidéos, il n’y a pas d’affaire. Dominique Pelicot et les autres accusés n’auraient rien reconnu, on le sait très bien. Ça aurait


été parole contre parole, comme d’habitude dans les affaires de viol. Ce sont des preuves irréfutables, ce sont des preuves qui font l’affaire. Il n’y a pas de débat. C’était une évidence


qu’il fallait les projeter. C’est atroce, c’est horrible de voir ces scènes, c’est extrêmement dur quand on rentre chez soi et qu’on a vu dix vidéos dans la journée… Mais il faut avoir un


regard plus général sur ça. C’est un mal pour un bien. LA PROVENCE_ PRÉVOIT-ELLE UN PSYCHOLOGUE POUR VOUS AIDER EN CAS DE BESOIN ?_ Le SNJ, notre syndicat majoritaire au journal, m’a dit


qu’il était possible d’en faire la demande. Mais je n’en ressens pas le besoin pour le moment. _VOUS AVEZ RÉDIGÉ ENVIRON 70 ARTICLES DEPUIS LE DÉBUT DU PROCÈS, SANS PARLER DES VIDÉOS


FACE-CAMÉRA. COMMENT FAITES-VOUS POUR RENOUVELER VOS ANGLES ? _ J’ai dû me répéter quelques fois mais j’essaye de le faire le moins possible ! La matière judiciaire est très subjective dans


le choix des angles, des sujets. Vous pouvez assister à la même audience avec 20 journalistes et avoir 20 articles différents, c’est ce que je trouve intéressant. Sur les faits rapportés, je


suis attentif aux choses qui sortent de l’ordinaire. Sur la rédaction de l’article, je suis un grand défenseur des verbatims et des citations in extenso, même quand il y a des fautes de


français. Les mots ont un sens. Quand on dit quelque chose et qu’on se reprend juste après, ça peut avoir une certaine valeur. Surtout quand on s’exprime à la barre d’un tribunal, que ça


fait quatre ans qu’on se prépare à ce procès, qu’on a un avocat, un spécialiste du droit qui nous prépare… Ce n’est pas facile à l’écrit, mais il me semble nécessaire de retranscrire les


échanges, questions et réponses, et pas seulement les réponses. _QUELS SONT LES ÉCUEILS À ÉVITER QUAND ON COUVRE CE GENRE DE PROCÈS ? _ La stratégie de _La Provence_ n’a jamais été d’être


dans le voyeurisme, l’outrance, l’excès. Il faut dire ce que Gisèle Pelicot a subi. Il faut entrer dans des détails qui sont parfois très compliqués. Mais je ne suis pas sûr que _tous _les


détails soient nécessaires à la manifestation d’une certaine objectivité. Il faut essayer de prendre un peu de recul, et le fait d’être là depuis le début du procès aide beaucoup. Mon rôle


n’est pas de faire des articles à charge. On a parfois des retours de lecteurs qui ne comprennent pas pourquoi on n’a pas mis les noms, pourquoi on donne la parole aux avocats de la défense.


Mais le journaliste judiciaire n’est pas juge ou juré. Je pense que c’est l'écueil principal. _QUELS TEMPS FORTS ATTENDEZ-VOUS MAINTENANT ? _ La semaine du 12 novembre, il y aura


beaucoup d’accusés particulièrement attendus et inquiétants. C’est une semaine qui avait été prévue au tout début du procès mais qui avait été repoussée au motif de l’état de santé de


Dominique Pelicot. Ensuite, on aura les plaidoiries de la partie civile, les réquisitions, les plaidoiries de la défense. Je pars du principe que tout est intéressant, surtout dans un procès


comme celui-ci. Après, le jour que tout le monde attend sera celui du rendu de la décision. Ils sont plus de 30 à être libres. Comment ça va se passer ? Un certain nombre vont prendre des


peines très lourdes de prison ferme. Ce sera une journée particulièrement intense. Voir une trentaine d’hommes partir en détention alors qu’ils comparaissent libres, je pense que c’est


quelque chose qu’on n’aura jamais vu en France.