Acteurs accusés de violences : le délicat exercice des nécrologies

Acteurs accusés de violences : le délicat exercice des nécrologies


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Entre hommages et accusations de violences, les journalistes doivent choisir où placer le curseur dans les nécrologies qu'ils rédigent.  © Illustration : Sophie and the frogs Alors que


le mouvement #MeToo traverse aussi les rédactions, les journalistes s’interrogent sur la manière d'aborder dans leurs articles le décès d’une personnalité accusée de violences sexistes


et sexuelles, comme récemment avec l’acteur Niels Arestrup. Lina Fourneau Publié le 17 décembre 2024 « Ténébreux », « torturé », « imprévisible »... Autant de termes utilisés dans les


journaux pour décrire l’acteur français Niels Arestrup après l’annonce de sa mort, le 1er décembre dernier. Dans toutes les nécrologies publiées, les journalistes saluent ses rôles, sa


filmographie marquante (_Un prophète_, _Au revoir là-haut_), ses trois César et son Molière. Mais toutes n’abordent pas de la même façon les accusations de violence envers ses partenaires à


l’écran ou sur les planches. Dès les années 1970, plusieurs actrices, dont Miou-Miou, Isabelle Adjani ou Myriam Boyer (qui a obtenu des dommages et intérêts), ont en effet révélé avoir été


giflées par l’acteur. Au sujet de la première, il racontera même lui avoir « crevé le tympan ». Fabien Randanne, journaliste au service culture de _20 Minutes_, était de permanence le jour


du décès de l’acteur. Alors que les dimanches sont généralement calmes dans les rédactions, il a dû décider seul comment traiter la nécrologie à la suite de « l’urgent » envoyé par l’Agence


France Presse (AFP)_,_ à 10 h 54. _« Lorsque j’ai vu l’alerte de l’AFP, je me suis dit immédiatement : “Il me semble que cet acteur a des histoires”, mais je ne me souvenais plus trop des


détails »_, confie-t-il. Une chose est sûre : ces affaires doivent être mentionnées car elles font partie du personnage. _« Il s’agit d’informations purement factuelles. Je rends hommage à


sa carrière remarquable, puis j’expose ce que nous savons »_, explique le journaliste de _20 Minutes_, qui a consacré la moitié de son article aux accusations. > « _#MeToo nous incite à 


privilégier l’investigation à la > fascination »_ _Le Figaro _évoque quant à lui les violences dans sa nécrologie publiée le jour-même. Davantage de détails sont donnés le lendemain, dans


un article consacré aux réactions — notamment celle d’Isabelle Adjani — entraînées par sa disparition : « Mort de Niels Arestrup : les hommages mais aussi des critiques sur son comportement


avec les femmes ». Didier Péron, chef du service culture à _Libération_, choisit lui aussi d’aborder les accusations de violence dans son article intitulé « Mort de Niels Arestrup : intense


jusqu’à l’outrance », s’appuyant dans un premier temps sur la dépêche de l’AFP puis sur des archives ajoutées au cours de la journée. Le journal remonte également un portrait de 2021 de


Niels Arestrup, publié dans la célèbre « Der » du journal, nommé « Arestrup dégriffé ». Avec le recul, Didier Péron y voit une erreur : _« La situation y était évoquée, mais de manière


ambiguë. [C]e papier […] était trop léger. »_ Car, insiste-t-il, _« journalistiquement, artistiquement, socialement, #MeToo nous incite à privilégier l’investigation à la fascination »._ Le


même jour, _Libération_ partage également sur Instagram la nécrologie écrite par Didier Péron. Mais, dans cette publication, les violences ne sont pas mentionnées. Dans les commentaires, les


internautes s’en insurgent. Luc Le Vaillant — journaliste chargé de la « Der » — prend le soin de répondre à chaque commentaire. _« Lisez l’ensemble du portrait. Tout cela est évoqué. »_ « 


NI PLAINTE, NI PROCÈS » D’autres — rares — journaux font au contraire le choix de passer sous silence les accusations de violence, comme _Valeurs actuelles_ ou _Le JDD_. Parmi ceux qui ont


ignoré le sujet, un responsable explique ne pas se sentir « légitime » pour répondre à nos questions sur les nécrologies, un exercice dont il n’a pas l’habitude. D’autres mentionnent les


accusations, sans développer outre mesure. C’est le cas de _Télérama_, par exemple, ou encore du _Monde_. _« Nous appliquons un traitement journalistique en fonction de ce qui est connu de


la personnalité, des plaintes qu’il y a pu avoir et des éventuels procès. C’est un papier factuel sur la vie de cette personne »_, souligne Guillaume Fraissard, le chef du service culture


au_ Monde_. Or, dans le cas de Niels Arestrup, si le quotidien décide _« de ne pas occulter les faits », « il n’y a ni plainte ni procès »._ Le dosage ne sera donc pas le même que pour la


future nécrologie d’Harvey Weinstein, célèbre producteur reconnu coupable de viols par la justice. _Le Parisien_ a repris quant à lui une dépêche AFP mentionnant une carrière _« aussi


entachée par des accusations de violences contre des actrices lors de tournages ou de répétitions, entre autres par Isabelle Adjani ou Myriam Boyer »,_ en précisant qu’_« aucune plainte n’a


jamais été déposée contre lui ». _Un second papier, paru le même jour et consacré aux réactions à son décès, mentionne la gifle à Isabelle Adjani et donne la parole à cette dernière. « UN


PIED SUR LE FREIN » Journaliste à _La Croix_, Sabine Gignoux, peu habituée à la rubrique cinéma, raconte _« ne pas avoir été très à l’aise »_ dans l’exercice de cette nécrologie, à écrire


entre plusieurs urgences du dimanche. _« Avec le rédacteur en chef, nous avons longuement débattu pour savoir à quel point il fallait traiter l’affaire. Nous nous sommes par exemple demandé


s’il fallait prévoir un article supplémentaire pour le journal papier du lendemain »_, nous confie la journaliste qui ne se voyait pas faire l’impasse sur les affaires. _« Mais j’avais tout


de même un pied sur le frein. Ce sont souvent des histoires de parole contre parole. »_ Le titre, « Une forte présence sur scène comme à l’écran », a aussi fait l’objet d’une discussion.


Pour Sabine Gignoux, cette formulation évoquait indirectement les violences. _« On peut à la fois voir la présence sur la scène, mais aussi entre les lignes, le revers de son personnage »_,


souligne-t-elle. Avant d’ajouter  : _« C’était peut-être trop allusif. »_ LE STRESS DES SUIVANTS Peu de rédactions ont déjà établi de règles claires concernant le mouvement #MeToo. _« 


Peut-être que ce serait un peu plus simple de le faire. À _Libération_, on s’est toujours gardé des grandes déclarations définitives qui consistent à laisser penser qu’on ne recommencerait


pas les erreurs ou manquements du passé »_, rappelle Didier Péron. Le choix du traitement à accorder aux accusations de violences — qu’elles soient sexuelles ou sexistes — lors du décès


d’une personnalité se fait surtout au cas par cas, nous confient plusieurs journalistes interrogés. L’exemple de Niels Arestrup est facile à trancher : bien qu’il soit un grand acteur, sa


notoriété dans le cinéma français reste limitée. _« Je me suis demandé s’il fallait aller au-delà d’une simple nécrologie et consacrer un papier à ses affaires de violence, _se souvient


Fabien Randanne_. Mais la notoriété de Niels Arestrup n’est pas si importante alors j’ai décidé de ne pas multiplier les angles. »_ Couvrir la disparition de Gérard Depardieu ou de Roman


Polanski — tous deux accusés de viols — inquiète davantage. _« Si, dans dix minutes, Gérard Depardieu meurt… ça va être compliqué,_ anticipe Didier Péron. _Avec toutes les plaintes à son


encontre et la carrière gigantesque qu’il a eue, on risque de se retrouver dans une situation délicate. » _Certains journalistes redoutent de devoir traiter le décès d’une personnalité


coupable ou accusée de VSS : _« Il y a des cas où on se bouche un peu le nez »_, avoue l’un d’eux qui n’a pas souhaité nous en dire plus. Or, pour Fabien Randanne comme pour Didier Péron, ce


sujet doit être discuté au sein des rédactions tant il est lié au mouvement #MeToo. _« La question de la nécrologie en est un aspect, mais elle reste relativement marginale par rapport au


cœur du problème »_, rappelle le journaliste de _Libération_. Pour son confrère de _20 Minutes_, la décision de traiter cette question doit être prise collectivement. _« C’est comme la


reconnaissance du terme “féminicide” dans les médias. Cela participe d’une meilleure prise en compte des violences sexistes et sexuelles. »_