
Montrer la mort : le dilemme des chaînes d’info face au terrorisme
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Après les attentats de janvier 2015, le CSA a reproché à France 24, et seulement à cette dernière, d’avoir diffusé une vidéo portant atteinte à la dignité de la personne humaine. Analyse de
la diffusion des images de violence par les chaînes d’info françaises et internationales. Frédéric Blasi Publié le 09 juin 2016 À la suite des attentats de janvier 2015, la chaîne
internationale France 24 s’est vue mise en demeure par le Conseil supérieur de l’audiovisuel français (CSA). Le CSA reproche à la chaîne d’avoir diffusé une vidéo représentant la fuite des
terroristes et l’exécution du policier Ahmed Merabet de telle façon qu’elle aurait porté atteinte à la dignité de la personne humaine. Cette vidéo d’une durée de 40 secondes a été tournée
depuis sa fenêtre par un riverain, Jordi Mir, qui au terme d’un réflexe qu’il qualifiera lui-même de stupide, l’a immédiatement postée sur son compte Facebook avant de se raviser et de la
retirer quinze minutes plus tard. Trop tard, la vidéo est déjà partout sur la toile. Elle sera diversement utilisée sous forme d’extraits par la plupart des chaînes de télévision nationales
et internationales. En quoi France 24 s’est-elle distinguée des autres chaînes françaises dans l’éditorialisation de cette vidéo ? S’est-elle aussi distinguée d’autres chaînes
internationales diffusées en France ? Nous avons étudié une douzaine de chaînes de télévision diffusées en France (5 internationales et 7 françaises) pour les journées du 7 et du 8 janvier
2015 et décomposé la vidéo en quatre segments clés afin d’isoler précisément le segment n°2 qui représente l’instant mortel. _DÉTECTION DE RÉPÉTITION D’IMAGE DE LA VIDÉO AMATEUR CHARLIE
HEBDO POUR LES JOURNÉES DES 7 ET 8 JANVIER 2015._ Une rapide analyse de ces résultats permet de mettre en évidence quelques faits saillants. Parmi les cinq chaînes d’informations
internationales du corpus (France 24 - canal francophone, BBC World - canal anglophone, Al Jazeera - canal arabisant, CNN International - canal anglophone, Euronews) le mode
d’éditorialisation par France 24 de la vidéo du meurtre du policier correspond globalement au standard moyen observé, lequel a consisté à utiliser le segment n°2 en voilant l’instant précis
du tir mortel au moyen d’un effet de montage. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas tous les mêmes (flash, freeze, flou, son off) ; à un niveau plus fin on peut d’ailleurs noter que les divers
procédés utilisés sont différemment interprétés par le CSA au regard du critère juridique de respect de la dignité humaine puisque des trois chaînes du panel sous son autorité ayant diffusé
le segment n°2 (France 24, Euronews et France 5), seule France 24 a été pointée du doigt. Malgré tout, ce standard des chaînes internationales de notre panel se distingue nettement du
standard suivi par les chaînes françaises qui ont pour la plupart fait le choix de ne pas utiliser du tout le segment n°2. On notera également d’intéressants déplacements éditoriaux opérés
par France 24 et Al Jazeera au cours de la période d’observation. Au début de la _breaking news_, ces deux chaînes semblent enclencher leurs propres routines éditoriales : traitement sur le
standard international pour France 24 et traitement en opposition à ce même standard pour Al Jazeera. Pourtant, face à cet évènement, l’une comme l’autre vont assez vite rompre avec leurs
routines. Après avoir diffusé douze fois la vidéo dans son intégralité en moins de 20 minutes (entre 13h42 et 14h01 heure de Paris), Al Jazeera cesse de diffuser l’image en clair et,
contrairement à son habitude, s’aligne sur le standard international « Nord » en appliquant elle aussi un effet de montage venant voiler le tir mortel2.France 24 procède avec le même type
d’effet de montage jusqu’à 17h58 avant de s’aligner sur le standard des chaînes françaises, expurgeant toute nouvelle utilisation de la séquence n°2. > L’évènement en question touche
justement à la représentation > de la mort et c’est là aussi une affaire de distance Ces deux déplacements éditoriaux subreptices peuvent sans doute nous apprendre bien des choses pour
peu qu’on les mette en regard de la loi de proximité. Autrement appelée par dérision « loi du mort kilomètre », la loi de proximité est cette règle empirique du journalisme qui veut que les
informations ont plus ou moins d'importance pour le spectateur selon la proximité qu’il entretient avec elles (géographique, chronologique, psychoaffective et sociétale), le média ne
traitant pas forcément les évènements de la même façon selon qu’ils se passent « près » ou « loin » de lui. Or l’évènement en question touche justement à la représentation de la mort et
c’est là aussi une affaire de distance. Comme le soulignent Marie-Laure Florea et Alain Rabatel, « l’altérité est au cœur des représentations médiatiques de la mort, que cette altérité soit
culturelle géographique ou sociale ». Dans les sociétés occidentales contemporaines, un tabou entoure la mort. Dès lors, « la mort qui est représentée dans les médias est avant tout celle
qui ne nous atteindra pas, nous, le commun des mortels, qui lisons les journaux ou regardons la télévision ». C’est la mort « en troisième personne » de Jankélévitch, autrement dit c’est la
mort de ce « il » qui est l’Autre. La mort « en deuxième personne », celle du « tu », celle de celui qui nous est proche, n’est par contre pas montrable car elle nous renvoie trop
directement à la mort « en première personne », celle du « je », c’est-à-dire la nôtre. Bref, dans cette perspective, montrer ou ne pas montrer, c’est donc dire qui est qui, « tu » ou «
autre ». Si la décision de France 24 se comprend assez facilement, ne serait-ce que par le besoin de positionner ses journalistes en tant que membres de la communauté nationale, celle d’Al
Jazeera interroge un peu plus. En estimant que sa doctrine sur la diffusion des images de violence n’était pas appropriée en la circonstance, Al Jazeera se serait-elle d’une certaine façon «
autocensurée » en prenant en compte un tabou culturel qui n’est pas forcément directement le sien, à l’instar d’une CNN décidant de ne pas présenter à l’écran les caricatures de _Charlie
Hebdo_ là où aucune règle juridique ne l’en empêchait, l’une et l’autre dessinant dans un pas de deux une sorte de « consensus par recoupement », pour parler comme John Rawls ? * Cet article
est une version remaniée et raccourcie de Frédéric Blasi, « Caricature et média global », _Ridiculosa_, n°23, (à paraître). -- Crédit photo : _Boulevard Richard Lenoir, 8 january 2016,
10:00 am_. John Perivolaris / Flickr. Licence CC BY-NC-ND 2.0 * 1D’autres chaînes internationales l’auraient aussi montré dans les mêmes conditions, notamment Fox News qui aujourd’hui encore
diffuse la séquence en intégralité sur son site web, mais elles sont hors de notre panel. * 2Al Jazeera ne rediffusera l’image en clair qu’une seule fois à 21h11 le 7 janvier.