De netflix à prime video, comment les plateformes transforment les documentaires français sur les faits divers

De netflix à prime video, comment les plateformes transforment les documentaires français sur les faits divers


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_L'Affaire d'Outreau_, diffusée en quatre épisodes sur France Télévisions, a recours à des acteurs pour rejouer des scènes devant leurs protagonistes, des personnes acquittées de


ce fiasco judiciaire. © Crédits photo : Agathe Vernet Du petit Grégory au pacte diabolique du couple Olivier-Fourniret, les plateformes revisitent le documentaire sur des faits divers à la


manière du _true crime_. Ce genre littéraire anglo-américain infuse désormais l’audiovisuel français, des chaînes privées au service public. Victoire Radenne Publié le 30 novembre 2023 Le 16


octobre 1984, Grégory Villemin, 4 ans, est retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne, une rivière des Vosges. À l’époque, la tragédie plonge le pays dans une énigme sans fin : qui est


le corbeau (1) qui revendique l’assassinat du petit garçon dans une lettre anonyme adressée à ses parents ? Quarante ans plus tard, alors que le doute plane encore et fait de l’affaire


Grégory l’un des plus grands _cold cases_ français, des corbeaux refont surface devant les caméras de Netflix. La mini-série _Grégory_ devient le deuxième documentaire original le plus


visionné en France en 2019. Pour autant, la fascination pour les programmes de faits divers n’est pas nouvelle. En témoigne le succès de l’émission  « Faites entrer l’accusé » sur France 2 :


après une vingtaine de saisons, elle continue à réunir jusqu’à 818 000 téléspectateurs (3,5 % du public selon Médiamétrie). L’offre s’est étoffée depuis l’arrivée de la TNT avec des


émissions comme « Enquêtes criminelles »_ _sur W9, « Crimes et faits divers » sur NRJ12 ou encore « Chroniques criminelles » sur TFX. À l’époque de la Radiodiffusion française, Frédéric


Pottecher avait ouvert la voie avec ses chroniques judiciaires, du procès du nazi Adolf Eichmann à l’assassinat du président américain John Kennedy. ATTIRER UN PUBLIC JEUNE Si l’intérêt du


grand public n’est pas neuf, le fait divers restait peu légitime dans le secteur du documentaire en France — à l’exception d’_Un coupable idéal_, qui a obtenu l’Oscar du meilleur film


documentaire en 2002. « _L’image des faits divers en France se résumait à l’émission low cost avec deux archives qui tournent en boucle_ », ajoute Michèle Fines, co-réalisatrice de la série


_L’Affaire Fourniret_ sur Netflix. « _Petits moyens pour une petite déontologie _», insiste Patricia Tourancheau, journaliste spécialiste des affaires criminelles depuis trente ans et


co-réalisatrice de la mini-série _Grégory_. Avec ce premier _true crime_ à la française sur Netflix, le fait divers a élargi son territoire, son audience et gagné en légitimité. Peu après,


les _true crimes — _ces histoires criminelles réelles empruntant de façon plus ou moins marquée les codes de la fiction — ont d’ailleurs envahi les plateformes, d’Amazon Prime à Apple TV en


passant par HBO.  « _Il y a un avant et un après ce documentaire prescripteur. Dans la profession, on a tous pensé qu’il fallait qu’on travaille autrement_, _qu’on monte en niveau _», se


souvient la réalisatrice Michèle Fines. « _Comment sortir le documentaire des festivals de niche, comment toucher les adolescents et jeunes actifs ?_ », interroge pour sa part le producteur


de _L’Affaire d’Outreau_ sur France Télévisions, Luc Martin-Gousset. > « JE RETROUVE L’ANGOISSE DE LA FICTION D’HORREUR, C’EST > COMME SI JE REGARDAIS UN FILM » Des séries comme


_Grégory_ attirent l’attention d’un public jeune, peu friand des faits divers classiques. « _Devant ces programmes, je retrouve l’angoisse de la fiction d’horreur, c’est comme si je


regardais un film _», confirme Kyoka Eguchi, 25 ans, graphiste, passionnée par les _true crimes_. Netflix concentre désormais 67,6 % de la consommation de documentaires en temps passé en


2022, suivi de Prime Vidéo avec 11,1 %, selon une étude du CNC en 2022, qui nous apprend également que les 25-34 ans sont la catégorie la plus séduite, notamment par la catégorie


enquêtes-faits divers. Dans le top 5 des documentaires les plus visionnés, _Jeffrey Dahmer : autoportrait d’un tueur_. UNE MÉCANIQUE BIEN HUILÉE L’influence des plateformes s’est étendue à


la télévision. En attestent les documentaires _Disparues de l’Yonne_ sur TF1 qui retracent l’affaire Émile Louis, et le documentaire en six épisodes _Sans issue : la tuerie de Chevaline _sur


Canal +, qui misent sur la mécanique bien huilée des plateformes : écriture sérielle, absence de voix off, _cliffhanger _(2), décors chiadés, caméras de cinéma. Depuis fin 2021, les


plateformes ont d’ailleurs l’obligation de travailler en coproduction avec des sociétés de productions françaises. « _Le marché du documentaire a changé de dimension avec l’arrivée du _true


crime_. Désormais, c’est la guerre entre les productions : qui achètera en premier les droits de telle histoire, verrouillera la parole de tels témoins…_ », témoigne Luc Martin-Gousset,


producteur du docu-fiction _L’Affaire d’Outreau_. « _Toutes les histoires criminelles françaises ont été rasées ces dernières années_ », confirme Rémi Lainé, documentariste et réalisateur de


_Tant qu’ils ne retrouvent pas le corps — L’Affaire Le Roux-Agnelet_ sur Arte. Derrière l’écran, les coproductions avec les plateformes impliquent également des méthodes de travail


différentes. Si les journalistes ont carte blanche pour l’enquête, « _on est très pilotés par la plateforme à partir du montage, avec des pages d’indications pour tricoter quelque chose qui


ne ressemble pas au reste_ », témoigne Michèle Fines. « _On travaillait la série à partir d’ateliers d’écriture, dont on rendait compte à Netflix_ », ajoute Delphine Kluzek, rédactrice en


chef chez Capa et productrice de _L’Affaire Fourniret_. « _Avec un diffuseur classique en télé, seul le résultat final est présenté. Avec Netflix, il y a des dizaines de visionnages d’étapes


_», précise-t-elle. Le recours aux nouvelles écritures dans le domaine du fait divers s’observe particulièrement avec _L’Affaire d’Outreau _(France 2). Dans ce documentaire à la forme


inédite, à mi-chemin entre reconstitution journalistique et cinématographique, archives et témoignages sont ponctués de scènes rejouées par des acteurs devant leurs protagonistes. La série a


réuni 3,5 millions de téléspectateurs, élevant la part d’audience à 16 % : un record de saison pour un prime France Télévisions hors fiction. Comme France Télévisions, Arte suit aussi la


tendance avec sa série en trois épisodes sur l’affaire Le Roux-Agnelet. Elle explore les ressorts d’une affaire judiciaire hors du commun qui a tenu la France en haleine durant trente-sept


ans. « _De toute évidence, _Grégory_ marque un changement d’époque dans les faits divers. Arte n’aurait probablement pas accroché à la proposition de _L’Affaire Le Roux_, qui est la première


incursion de la chaîne dans le _true crime_, sans le succès de _Grégory », analyse Rémi Lainé, co-auteur de ce documentaire avec Pascale Robert-Diart. > L'explosion d'un secret


 de famille : au cœur de l'affaire Le Roux > - Agnelet 👇 pic.twitter.com/3mohfv2FjM >  > — ARTE (@ARTEfr) October 10, 2023 « _Assurément, les plateformes ont fait évoluer les


récits des chaînes traditionnelles et ont sensibilisé le spectateur à de nouvelles écritures, moins didactiques et “reportages” _», explique Renaud Allilaire, responsable des documentaires


société et géopolitique chez France Télévisions._ _ « DAVANTAGE DE MOYENS FINANCIERS » Côté budget, là aussi, le documentaire sur des faits divers a changé de dimension. Celui de _L’Affaire


d’Outreau _s’est élevé à 2,4 millions d’euros, soit 600 000 euros pour chacun des quatre épisodes de 52 minutes. « _L’équivalent d’un budget Netflix_ », soutient Luc Martin-Gousset, la


plateforme refusant de communiquer sur ce point. En comparaison, le budget d’un épisode de « Faites entrer l’accusé » oscille entre 100 000 et 200 000 euros. « _Le documentaire Outreau a non


seulement poussé les chaînes de télévision à travailler avec des scénaristes et à décentrer la place de l’auteur, autrefois tout puissant, mais aussi à déployer davantage de moyens


financiers_ », ajoute Luc Martin-Gousset. Au-delà des moyens déployés, comment de macabres histoires, déjà racontées de nombreuses fois, parviennent à séduire autant de monde des deux côtés


de l’écran ? La recette tient en une stratégie simple : faire entrer la fiction dans le documentaire. « _Les documentaires portés par de grands réalisateurs de fiction comme Gilles Marchand


— réalisateur de _Grégory_ et scénariste de _La Nuit du 12_ —, ajoutent une dimension cinématographique au projet_ », explique Dolorès Émile, directrice des séries documentaires et des


programmes de flux chez Netflix France. > _« Nos témoins deviennent des personnages de fiction »_ L’écriture factuelle, propre à la tradition journalistique du fait divers, est ainsi mise


de côté, pour centrer la narration sur les personnages qui emmènent le spectateur dans leur combat. « _Nos témoins deviennent des personnages de fiction : leur trajectoire doit évoluer au


fil des épisodes _», résume Patricia Tourancheau. Dans _I Don’t Like Monday_, sur Prime, la narration est centrée autour de Brenda Spencer, 16 ans, accusée de meurtre dans la fusillade à


l'école primaire de Cleveland, que l’on suit des aveux troublants jusqu'à son emprisonnement. « _Si vous suivez la quête du coupable, de la mère d’une victime ou d’un procureur,


l’engouement sera plus fort _», insiste Dolorès Émile, de Netflix. La plateforme américaine n’a pourtant pas tout inventé.  « Soupçons_ de Jean Xavier de Lestrade en 2004, comme _Un coupable


idéal_ en 2002, avaient revisité le documentaire de faits divers. Netflix, à l’origine, ce sont des loueurs de DVD. Ils récupèrent ce qui a été expérimenté_ », avance Rémi Lainé. Si les


plateformes sont bien devenues des sources d’inspiration, leur traitement original des faits divers ne fait pas toujours l’unanimité.  « _Il y a plein de choses que le service public ne


ferait pas, comme se mettre dans la peau d’un criminel_ », nuance ainsi Renaud Allilaire. « _Je m’interdis la petite fille avec les bras attachés dans une camionnette, la reconstitution


impudique des viols et des crimes_ », soutient quant à elle Patricia Tourancheau, qui affirme avoir tenu les parents du petit Grégory informés des moindres détails de la série. « _Netflix


loue tous les décors pour les interviews. Moi, les protagonistes, je veux les filmer dans leur environnement, sans éclairage particulier,_ ajoute Rémi Lainé_. Éclairer, ça veut dire mettre


les personnages du réel dans la fiction. C’est tordre un peu la réalité._ » (1) De 1981 à 1984, celui qu’on appelle le corbeau viendra troubler le quotidien de la famille Villemin. Appels


menaçants semés d'injures, de calomnies et d'incitations au suicide, il revendique l’assassinat de Grégory le jour de sa disparition. (2) Procédé qui consiste à terminer


l'épisode ou la saison d'une œuvre par une fin ouverte, au moment où le suspense est à son comble.