Philosophisme de l'écran | la revue des médias

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Regard de la société de l’écran (sur elle-même) plus que « philosophie », ce livre présente néanmoins le mérite de souligner le paradoxe où l’Occident se tient actuellement. Cécile Martin


Publié le 04 mars 2019 « Philosophie de l’écran ». « Philosophie » et « écran », des termes qui font vendre ou parler, c’est selon. Ce n’est pas nouveau, une philosophie, qu’elle soit de


l’art, de la science ou de la vie, est toujours pleine de promesses. De son côté, l’écran n’est pas en reste, puisque ce mot semble depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis qu’il


sature notre paysage visuel et linguistique, ouvrir des perspectives séduisantes en terme d’interprétation. Alors, une philosophie de l’écran… Mais si la stratégie marketing est efficace,


une fois les effets cognitif, affectif et conatif dissipés1, on peut s’interroger sur la nécessite de ce livre. Depuis une dizaine d’années, les ouvrages traitant de l’écran comme d’un fait


de société se multiplient, sous l’impulsion de journalistes et d’essayistes, penseurs de la post-modernité, sociologues2, philosophes3, psychologues4, ou bien encore linguistes5.


_Philosophie de l’écran _se propose donc d’apporter une contribution supplémentaire à une réflexion actuellement assez prisée du grand public. SCÉNOGRAPHIE Avant d’aborder le fond, examinons


un peu la forme. Car _Philosophie de l’écran _repose sur une structure qui mérite que l’on s’y attarde. De chapitres en paragraphes, les idées sont développées selon un schéma simple et


efficace. Répétition du motif, succession d’images : à partir d’un fait d’actualité et d’une théorie philosophique développée par un auteur classique – Kant et le printemps arabe ; Whitehead


et le dispositif du JT ; Braudel et les flash crash boursiers ; Rousseau et le _peer to peer_ ; Adam Smith et les normes comptables ; Voltaire et le PIB – l’auteur analyse les points de


friction et dénonce les incohérences entre les images de notre quotidien et la culture dont elles sont issues. Relire Marx, Wittgenstein, Platon, Rousseau, Descartes et Aristote pour mieux


les relier au «_ _monde de la vie », aux réseaux sociaux et aux moteurs de recherche, voilà qui est louable. Pour ce faire, cédant à la culture de son lectorat, vraisemblablement plus « 


hyper » que « deep » attentif, Valérie Charolles joue la carte de « l’hyper segmentation », multipliant les exemples, zappant d’un auteur à un autre pour nous maintenir en haleine. A priori,


l’avantage de ce procédé littéraire est bien sûr d’encourager la lecture et d’ouvrir le champ de la philosophie – ou du moins des ouvrages de réflexion sur les questions de société – à un


public qui s’en tient parfois éloigné pour des questions de forme donnée au débat. Valérie Charolles a donc su tirer profit de cette simplification en réduisant les barrières à l’entrée. DE


QUOI PARLE-T-ON ? Mais peut-on construire une pensée solide en procédant ainsi ? C’est là que les choses se corsent. En effet, à éluder la complexité, le risque est que le propos peine à


s’élever durablement et qu’il reste parfois superficiel. De fait, au fil des pages, on en vient à regretter un peu cette rigueur traditionnellement attachée à la philosophie pratiquée dans


sa version plus « classique ». Que nous manque-t-il ici ? D’une part, le renvoi explicite à des références contemporaines, ce qui a pour intérêt notable de pouvoir situer l’auteur au sein


d’un domaine où il n’est pas seul à œuvrer. D’autre part, en cédant à la facilité, _Philosophie de l’écran_ laisse le champ libre à quelques passagers clandestins qui se sont infiltrés


discrètement dans la démonstration. Plusieurs termes qui mériteraient d’être explicités agissent comme des images qui font écran à la compréhension. Ainsi « le monde de la vie » et surtout «


 l’écran », fils rouges de _Philosophie de l’écran, _deviennent, à force de ne renvoyer qu’à eux-mêmes, des artifices qui décrédibilisent le propos. S’agissant par exemple de l’expression « 


monde de la vie », il est intéressant de noter qu’elle apparaît à de très nombreuses reprises dans le livre. Et bien qu’Husserl6 fasse partie des références bibliographiques, leur filiation


n’est jamais explicitée dans le corps du texte. Surexposée, affaiblie, cette image coupée de sa source est répétée à l’envi, ce qui a pour effet d’exclure certains lecteurs d’une partie du


contenu. Soit. Certains passeront donc à côté de quelque chose, ce genre de situation est inévitable. On peut simplement regretter qu’un exemple aussi frappant se trouve au centre d’un


ouvrage dont l’ambition est de vulgariser la philosophie et de proposer au grand public une redécouverte de son héritage culturel. Ce qui est plus problématique, c’est l’usage qui est fait


du terme « écran ». Tour à tour synonyme de « société du spectacle », de « réseau », d’ « ordinateur » (« l’écran dote chacun d’une capacité de calcul_ _») ou encore du phénomène d’« 


autosurveillance », cette surexploitation sémantique illustre le phénomène de « fétichisation » autour de l’écran auquel ce livre n’échappe pas. Dès l’introduction la démonstration repose


sur une assertion boiteuse car trop générale – « notre monde est peuplé d’écrans_ _». L’écran semble inclure tous les périphériques de visualisation, puis, par métonymie, il devient même le


symbole d’un phénomène, voire d’une société – « cette société d’écrans ». La confusion qui résulte de cette absence de précision renforce la perplexité du lecteur. S’agissant d’une


_Philosophie de l’écran_, on se serait attendu à un minimum de rigueur scientifique, à commencer par la définition claire des limites du champ sémantique choisi ici pour l’écran.


L'ÉCRAN BORGNE Loin d’être anecdotique, cet exemple révèle le véritable enjeu de cet essai. En tant que magistrat à la Cour des comptes, économiste et férue de logique, Valérie


Charolles permet à son lecteur de profiter d’une réflexion sur le fonctionnement de notre société, de la sphère marchande – « le marchand et le non-marchand » – à la _res publica_ – « le


public et le privé » – en passant par les modes de gouvernance – « savoir et décider ». Son regard sur le rôle de la programmation et des réseaux – à la fois idéologie politique et


réalisation technique – éclaire intelligemment le grand public. Mais voilà, l’angle mort de ce livre est l’ambition affichée de traiter de phénomènes internationaux, tout en omettant de


signaler que « notre monde » n’est pas celui d’une partie du monde. La mondialisation est bien le produit d’une société, la nôtre, c’est-à-dire le monde de ceux bercés par le mythe de la


caverne. Et si « notre monde » tend à devenir le monde, c’est parce que ses penseurs médiatisés oublient que, eux aussi, sont « situés »7. Effectivement, les risques liés à la globalisation


se profilent, mais ils sont en réalité entretenus par des discours ethnocentristes. Ainsi, _Philosophie de l’écran_ encourage à son corps défendant le modèle de société qui y est remis en


cause. Employée sans conscience, la figure de l’écran perd de sa pertinence, et devient un moyen qui permet à des occidentaux qui s’ignorent d’exprimer leur vision du monde, comme il est, et


comme il devrait être. Ou plutôt comme il ne devrait plus être. PHILOSOPHIE DE L’ALBUM À bien y regarder, le monde qui est dépeint par Valérie Charolles s’avère relativement sombre, un


monde sur lequel plane l’héritage judéo-chrétien, un monde dans lequel nous sommes coupables de nous être laissés prendre dans un filet – un filet « dévastateur » - où nous ne pouvons que « 


nous débattre sans nous échapper ». Mais les solutions proposées par l’auteur ouvrent-elles de nouveaux horizons ? Car si « l’écran mis en réseau est également ce qui permet d’envisager


concrètement la démocratisation de la société » cela tiendrait d’après elle à ce que les politiques soient définies « au bon niveau ». Formule intrigante, la proposition se termine dans une


impasse. Et là encore : « voir que le monde est construit, c’est en effet désigner l’angle à partir duquel nous pouvons le modeler et la temporalité dans laquelle nous pourrons y réussir »…


Réussir à modeler le monde, mais pour lui donner quelle forme ? Le rôle des philosophes, en tant qu’amateurs de la connaissance n’est-il pas d’ouvrir une voie, d’accompagner leurs


contemporains vers ce quelque chose – que l’on nommera « bonheur » ou autrement ? Il est donc à souhaiter qu’ils impulsent un nouveau rapport à l’écran, en l’utilisant non comme le Narcisse


au miroir, noyé dans son reflet, ou comme le fond de la caverne, enfermant le spectateur dans un face à face éternel, mais comme celui des écraniers présentant indifféremment, à la


différence du tableau, son endroit et son envers, pour qui se trouve mu par le désir d’en faire le tour. Car la tâche du philosophe ne s’arrête pas à un travail de représentation, à produire


 « une succession de tableaux dans un album », occupation vaine si elle est vidée de sens. Valérie Charolles, en proposant à ses lecteurs un album d’images qui se succèdent, décrivant une


culture d’images qui se succèdent, à ceux qui les habitent, les font et les regardent, réalise donc là une première étape, sous la forme d’une mise en abyme d’un état du monde. Dommage


qu’elle ait cru devoir endosser le rôle de montreur de marionnettes pour communiquer avec le « monde de la caverne ». « Regard de la société de l’écran (sur elle-même) » plus que « 


philosophie », ce livre présente néanmoins le mérite de souligner le paradoxe où l’Occident se tient actuellement. * 1Le modèle traditionnel de la hiérarchie des effets est : 1°- Faire


connaître (cognitif), 2°- Faire aimer (affectif) et 3°- Faire agir (conatif). * 2L’écran global de Lipovestsky et Serroy a donné lieu à une publication, L'écran global : Culture-médias


et cinéma à l'âge hypermoderne, (Seuil, 2007) et à une exposition au Centre culturel contemporain de Barcelone en 2011. * 3L'être et l'écran de Stéphane Vial (PUF, 2013). * 4


* 5Thierry Lancien, MEI n°34 « Ecrans & Médias » * 6Lebenswelt, traduit de l’allemand par le « monde de la vie », est une notion qu’Husserl a développée dans La Crise des sciences


européennes et la phénoménologie transcendantale, 1936. * 7S’appuyant sur quelques références, Savoirs situés de Donna Haraway, ou Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, Valérie


Charolles évoque à de nombreuses reprises les enjeux liés à notre capacité de pouvoir « se situer dans un système réfléchi », mais malheureusement elle ne fait que survoler la question.