Quand la tv s’habille en musique

Quand la tv s’habille en musique


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La musique que vous entendez dans les émissions de TV n’est pas choisie au hasard.   Guylaine Gueraud-Pinet Publié le 26 juillet 2016 « Tu regardes Pirates des Caraïbes ? Non, je regarde un


mec qui coupe des poireaux ». Ce dialogue issu d’une vidéo du _Youtuber_ Cyprien en 2015 fait clairement référence à la bande son de l’émission _Top Chef_ diffusée sur M6. Ce programme


illustré par de nombreuses musiques de film, dont les thèmes composés par Klaus Badelt (Bande originale de _Pirate des Caraïbes_, 2003), met en lumière la pratique de sonorisation


télévisuelle et plus particulièrement l’utilisation de musiques du commerce (tubes, bandes originales de films…) au sein des programmes télévisuels dits « de flux » (magazines, téléréalités,


journaux télévisés…)1. Cette pratique d’« habillage musical », à première vue insignifiante si l’on considère sa place dans la chaîne de production d’une émission ainsi que les revenus


qu’elle génère, témoigne cependant aussi bien de l’évolution de la place de la musique à la télévision que des rapports existants entre les télédiffuseurs et les acteurs de l’industrie


musicale. LA MÉDIATISATION DE LA MUSIQUE PAR LA TÉLÉVISION : DE LA PERFORMANCE À L’ARRIÈRE-PLAN ? Les émissions de variétés, les émissions musicales, traditionnellement diffusées dès les


débuts de la télévision ont particulièrement évolué depuis les années 1980, laissant moins de place à la performance et plus à l’image des artistes. D’une médiatisation directe de la musique


(prestation d’artiste/interprète, promotion de son actualité), on est passé à une médiatisation par l’image de l’artiste (l’artiste assure sa promotion sans pour autant interpréter ses


titres). Depuis les années 2000, la musique détient une place considérable à la télévision sous des formes variées, comme celle de l’habillage musical des émissions – que l’on pourrait


qualifier de médiatisation secondaire. Des traces de l’utilisation de musiques du commerce en tant qu’illustration ont été repérées ponctuellement depuis 1960. Par exemple, des musiques


étaient utilisées au sein de journaux télévisés afin de couvrir les mauvaises captations sonores engendrées par les outils de l’époque. Dans les années 1980, selon Kurt Blaukopf 2, on


commence à parler « d’un phénomène entièrement nouveau d’utilisation non musicale de la musique » à la télévision dû _a priori_ aux techniques « modernes » d’enregistrement de l’époque.


L’ouverture du marché télévisuel aux chaînes privées et à une concurrence de plus en plus généralisée favorise aussi l’essor de la pratique. En 1987, la chaîne M6 est créée. Chaîne à


dominante musicale et contrainte de dédier 30 % de ses programmes à la musique, elle utilise aussi dans ses magazines ou reportages des musiques du commerce en tant qu’illustration. Par


exemple, l’émission _Turbo_, lors de sa première diffusion le 7 mars 1987, illustrait musicalement une séquence de présentation du salon de l’automobile de Genève par les titres _Don’t Give


Up_ de Kate Bush et Peter Gabriel (1986) ou encore _Walk This Way_ d’Aerosmith et Run-D.M.C (1986). Cette pratique a investi de nombreux genres de programmes aux thèmes variés, sur presque


toutes les chaînes. Le recours aux reportages dans les magazines ainsi que l’investissement des moyens de diffusion et d’enregistrements de la musique, tel que le Compact Disc, ont participé


au développement et à la visibilité de ces utilisations. Dans les années 2000, la programmation télévisuelle accueille de plus en plus de programmes de téléréalité qui se déclinent même en


sous-genres (jeu réalité, télécoaching…). Le nombre de magazines abordant la vie quotidienne augmente aussi. Ces différents genres usent alors de nombreuses musiques du commerce pour


illustrer les séquences diffusées. QUELLES MUSIQUES POUR QUELS PROGRAMMES ? En 2015, près de 41 % des programmes de flux sont composés de musiques du commerce, soit environ 20 % de la


programmation générale. Ces programmes sont diffusés à toute heure de la journée et pour la plupart quotidiennement. Des journaux télévisés où l’utilisation se veut ponctuelle, aux émissions


liés à la « réalité » (_Les anges de la téléréalité_, NRJ12, _Les reines du shopping_, M6…) où les utilisations s’entendent massivement, la musique apparaît comme un patchwork, une


accumulation de titres disposés les uns après les autres. Une étude 3 menée sur l’évolution de l’habillage musical de l’émission Turbo de 1987 à 2016 montre que le temps total occupé par la


musique (musique du commerce et musique d’illustration) est en constante évolution. La place du reportage incorporé au programme, aux dépens de l’émission de plateau, favorise cette


pratique. Depuis 1987, les musiques du commerce, elles, montrent une stabilité d’utilisation au niveau de leur temps de passage à l’antenne. Or, depuis 2004, le nombre de titres utilisés a


considérablement augmenté et la durée de chacun s’est réduite. Par exemple, en 1987, pendant une 1 minute 20 de reportage, une seule musique était entendue. En 2014, pour la même durée, ce


n’est pas moins de quatre extraits qui avaient été utilisés. Les musiques utilisées peuvent être classées selon trois catégories. La première correspond aux musiques ayant enregistré des


ventes importantes, aux tubes. Le titre _Happy_ de Pharrell Williams (2013) est resté en première place du classement SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique) pendant 22 semaines


et est entendu depuis sa sortie dans de nombreux programmes. La deuxième catégorie correspond aux réutilisations de musiques de bandes originales de films ou de séries. L’émission _Top


Chef_ (M6) mobilise ainsi de nombreuses musiques de film dans sa bande son. La troisième catégorie correspond à des choix « éditoriaux ». Les musiques sont choisies en fonction de leur genre


en possible adéquation avec la couleur musicale du programme. Par exemple, dans des émissions comme _Les Anges de la téléréalité_ ou encore _Les Marseillais_, les musiques utilisées


s’apparentent souvent aux musiques électroniques rappelant la fête et l’image de la jeunesse qu’ont les producteurs. Ces catégories ne sont ni exhaustives, ni discriminantes. Toutes ces


musiques peuvent avoir un caractère contextualisant soit pour ancrer le programme dans le temps, soit pour faire écho à l’action de l’image ou à un commentaire de la voix off. Par exemple,


dans une émission de _Turbo_ diffusée en mars 1995, lors d’une séquence décrivant les coulisses d’une cascade réalisée dans un des films de James Bond, le thème principal de cette série de


longs métrages est entendu. DE LA SÉLECTION DES MUSIQUES À LEUR RÉMUNÉRATION Le 1er mars 2015, Soprano, interprète français de musique populaire, demande sur Twitter aux producteurs de _Zone


Interdite_, émission diffusée sur la chaîne M6, ne pas utiliser sa musique. Marseillais et abordant souvent sa ville natale dans ses textes, sa musique avait en effet été utilisée pour


contextualiser une séquence du reportage sans qu’il en soit averti. > Encore un reportages démago sur Marseille!!! Svp n'utilisez plus ma > musique en fond sonore pour vos 


propagande #m6 #ZoneInterdite > — Soprano (@Sopranopsy4) 1 mars 2015 La contextualisation est l’une des pratiques fréquentes dans l’habillage musical d’un programme. Cette tâche, dans la


production d’un reportage, n’est pas forcément réalisée par la même personne selon les contenus. Le journaliste en charge du sujet ou encore le monteur du reportage sélectionnent –


généralement par goûts personnels, parfois selon des demandes spécifiques – les musiques que l’on entendra. L’habillage musical arrive à la fin de la chaîne de production d’une émission, ce


qui limite le temps et le budget accordés. Par ailleurs, les télédiffuseurs n’ont pas de demandes spécifiques à faire à l’ayant droit contrairement à la rémunération de l’utilisation d’une


musique au sein d’une publicité ou d’un programme de stock 4. Dans le cas du programme télévisuel de flux, la rémunération équitable est collectée par la SPRE 5 et perçue et redistribuée aux


artistes par la SPEDIDAM. Cette rémunération, mise en place en 1985 à partir de la loi relative aux droits d’auteur et aux droits voisins et de la licence légale, se calcule à partir du


chiffre d’affaires annuel de la chaîne (HT) et du taux d’utilisation de musique déclaré sur la base des relevés de diffusions fournis par les chaînes. Les lois autour de la rémunération


équitable ont évolué depuis 1985 au prisme des enjeux entre artistes, majors et télédiffuseurs. Dans un premier temps, les majors ont toléré ces utilisations. Même si le gain d’argent était


assez faible, la pratique permettait de rendre visibles les artistes d’une manière différente et de leur faire un peu de publicité. Or, depuis la crise du disque et la quête de nouveaux


revenus, certaines d’entre elles ont désiré limiter le recours à la licence légale. Les artistes/interprètes, eux, y étaient plutôt favorables, récoltant 50 % des revenus tirés de la


rémunération équitable. Un nouveau barème est en vigueur depuis la décision du 19 mai 2010. Certains programmes utilisent même des musiques produites par les chaînes. Par exemple, l’émission


_Les Anges de la téléréalité_ diffusée sur NRJ12 utilise des musiques interprétées par un ancien candidat et éditées par la même société de production que celle de l’émission, ce qui


suscite des interrogations sur les objectifs pécuniaires de ces utilisations. UNE VALORISATION SECONDAIRE DE LA MUSIQUE PAR LA TÉLÉVISION Du côté du téléspectateur, il est impossible


d’affirmer que le passage d’une musique quelques secondes à l’antenne se traduise par un acte d’achat. La musique peut éventuellement capter l’individu devant son poste de télévision, mais


il faudrait, dans un premier temps, que celui-ci connaisse ou reconnaisse la chanson diffusée. L’intérêt des téléspectateurs est ici visible, à travers leurs requêtes pour trouver les titres


entendus. Les sites officiels des chaînes ou des programmes de télévision anticipent cette démarche. Par exemple, dans la rubrique « Foire aux questions » du site web de l’émission _Un


diner presque parfait_, l’on peut lire « Comment obtenir les références musicales diffusées pendant l’émission « Un diner presque parfait » ? ». Mais cette question est suivie de


l’indication suivante: « Malgré notre profond attachement à la satisfaction de nos téléspectateurs, nous ne sommes pas habilités à vous communiquer les références musicales des différents


programmes diffusés sur notre antenne. » Le téléspectateur se mobilise donc sur des forums, aussi bien ceux des chaînes que sur des sites comme Commencamarche.net ou jeuxvideo.com, pour


effectuer sa demande. Des sites collaboratifs et spécialisés dans l’identification de musique existent aussi, tel www.trouvetamusique.com ou musiquetv.free.fr. Par ailleurs, des outils de


reconnaissance musicale comme _Shazam_ facilitent leur recherche. Cet intérêt pour les musiques a aussi été repéré par les producteurs d’émissions. Le groupe Métropole Télévision a


commercialisé des albums reprenant les bandes son de _D&Co_ ou _Un Diner presque parfait_. En 2008, une compilation de quatre Cds reprenant les bandes son « type » de l’émission


_D&Co _(M6) a été éditée par le label indépendant Wagram. Cette compilation aux couleurs _pop/rock_ se rapproche alors de la ligne éditoriale musicale de l’émission. Tous les artistes


figurant sur cette compilation sont affiliés à des labels indépendants. L’album n’a jamais figuré au classement du top 50 du SNEP. En juin 2009, une compilation de trois Cds reprenant des


musiques entendues dans l’émission _Un dîner presque parfait _(M6 puis W9) a aussi été commercialisée. L’album est resté pendant trois semaines au classement des meilleures ventes de musique


enregistrée dans la catégorie « compilation ». Ces albums ont été commercialisés un peu plus d’un an après les premières diffusions des émissions correspondantes constatant des audiences


stabilisées et un intérêt des téléspectateurs pour les musiques employées. Le disque, depuis les années 1990, représente l’un des nombreux supports permettant la commercialisation de


produits dérivés des émissions de télévision. Du côté des acteurs de la filière musicale, ce disque permet d’obtenir une rémunération à partir des chansons utilisées. Cette pratique


d’édition musicale semble donc être au cœur des stratégies de valorisation des deux catégories d’acteurs étudiés. Pour la télévision, la musique semble donc être un outil à moindre coût


permettant de capter le téléspectateur. Du côté de la filière musicale, elle permet une rémunération en plus pour les artistes/interprètes, et, par la valorisation secondaire des contenus,


elle permettrait d’offrir une visibilité supplémentaire dans un contexte toujours en restructuration. Plus largement, l’utilisation des musiques du commerce à la télévision est un exemple de


la multiplication de leurs formes de valorisation sous forme de «_ "produits d’appels" insérés dans le cycle de valorisation d’autres biens et services_ », comme l’explique Jacob


Matthews 6. Cependant, les valeurs symboliques des musiques ainsi que leur inscription dans le quotidien des individus suscitent des questionnements plus larges, comme la place des pratiques


de valorisation secondaires et leur participation à la _musicalisation_ du quotidien. RÉFÉRENCES Kurt BLAUKOFT, « L’utilisation secondaire de la musique dans les médias », _Études de


radio-télévision_ n°35, 1985, p. 40-52. Jacob T. MATTHEWS et Lucien PERTICOZ (dir.), _L’industrie musicale à l’aube du XXIe siècle, Approches critiques_, Paris, L’Harmattan, 2013. Jacques


MANDRILLON, « La nouvelle licence légale issue de la loi DADVSI : un système complexe confronté au numérique », Mémoire de Master en Droit, sous la direction de Lionel Thoumyre, Université


de Versailles, 2007. Bernard MIÈGE, Patrick PAJON et Jean-Michel SALAUN, _L’industrialisation de l’audiovisuel: des programmes pour les nouveaux medias_. Paris, Editions Aubier, 1986.


Vincent ROUZÉ, « Musique de l’image ou image de la musique ? Quelques formes de médiatisation de la musique en France », _Contemporary French Civilization_, vol.36, 2011, pp 161-176. Monique


SAUVAGE et Isabelle VEYRAT-MASSON, _Histoire de la télévision française_, Paris, Nouveau Monde, 2012. Patrick TUDORET, « La Paléo-Télévision : une nouvelle fenêtre sur le monde »,


_Quaderni, _n°65, 2007-2008, p. 93-101. * 1Par opposition aux programmes « de stock » : documentaires, films, séries TV… * 2Kurt BLAUKOPF, « L’utilisation secondaire de la musique dans les


médias », Études de radio-télévision (RTBF), n°35, 1985, p.40-52 p. * 3En cours de réalisation : Guylaine GUERAUD-PINET, Les circulations intermédiatiques de la musique. Dissémination et


démultiplication d’un bien symbolique. La musique par la télévision (1960-2015). Thèse de doctorat. Université Grenoble Alpes. * 4Pour lequel les producteurs doivent obtenir une autorisation


qui est la plupart du temps précédée d’une phase de négociations. Voir Mario D’ANGELO, La musique dans le flux télévisuel, Observatoire musical français, 2014, 80 p. * 5Société pour la


perception de la rémunération équitable * 6Jacob T MATTHEWS, Lucien PERTICOZ, L’industrie musicale à l’aube du XXIe siècle. Approche critique, L’Harmattan, 2013, 203 p.