À qui profite le retour des studios britanniques?

À qui profite le retour des studios britanniques?


Play all audios:


Il y a un double paradoxe à faire l’étude des studios de cinéma britanniques. D’abord, le terme de studio peut désigner à la fois le lieu de tournage en intérieur, vaste hangar équipé


destiné à accueillir des décors et équipes, et la société de production qui conçoit le film, alors que les deux entités ne sont pas nécessairement liées. Historiquement, les studios ont


commencé par être les deux à la fois, avant que les producteurs ne se séparent peu à peu de structures et d’équipements coûteux dont ils peuvent externaliser la gestion. De même, et dans la


ligne de cette réflexion, les films produits par les studios au Royaume-Uni peuvent être des films britanniques, mais pas nécessairement : ils sont britanniques par le lieu de tournage et


les équipes employées, mais restent étrangers par l’origine de leur réalisateur ou de leur financement. Or, on considère généralement la nationalité d’un film par la nationalité de son


producteur. Il résulte de ces paradoxes que la bonne (ou mauvaise) santé des studios ne signifie pas forcément une bonne santé du cinéma britannique. D’où un certain nombre de statistiques


en trompe l’œil, telles que celles mesurant le succès de la série Harry Potter, films adaptés de romans anglais, tournés dans les studios de Leavesden près de Londres, avec des acteurs


britanniques, mais financés par la major américaine Warner Bros et filmés dans un style « hollywoodien » : est-ce un succès du cinéma britannique ou américain ? Le succès de cette franchise


n’est dès lors qu’un indicateur fort peu fiable de la santé du cinéma britannique dans son ensemble. L’industrie du film étranger tourné au Royaume-Uni est aussi dépendante du différentiel


économique que représente un tel tournage, par rapport à la Californie par exemple, et donc indirectement de la ligne économique des gouvernements britanniques en termes d’incitations


fiscales. Étudier le cinéma anglais par le prisme des studios, c’est donc sortir d’un schéma de pensée strictement national pour se concentrer sur l’étude de pôles de productions inscrits


dans des réseaux internationaux. Dès lors, si les studios anglais accueillent des tournages de blockbusters américains à destination de publics internationaux, sont-ils en mesure de soutenir


le cinéma britannique ? DES STUDIOS INITIALEMENT AU SERVICE DU CINÉMA BRITANNIQUE La plupart des grands studios britanniques naissent en périphérie de Londres dans les années 1930 et


produisent des films proprement anglais (financement, équipes et réalisateurs anglais). Les studios Elstree, fondés en 1926 à Borehamwood, au nord de Londres, accueillent le tournage de


Chantage (Hitchcock, 1929), reconnu comme étant le premier film britannique parlant. Le film est produit par British International Pictures, dont le propriétaire, John Maxwell, est aussi


propriétaire des studios. Les studios Ealing, situés à Ealing Green dans l’ouest de Londres, sont créés en 1902 puis largement étendus en 1931. Ils accueillent les tournages des films


produits par l’Associated Talking Pictures. Les studios Pinewood sont créés en 1936 et couplés au studio Denham deux ans plus tard, sous le contrôle de J. Arthur Rank, puissant propriétaire


de la société de production Rank Organisation. On tourne The Red Shoes (Powell, 1947) à Pinewood, Colonel Blimp (Powell et Pressburger, 1943) et Brief Encounter (Lean, 1945) à Denham. La


production ronflante des studios avant guerre est partout mise en sommeil pendant la Seconde Guerre mondiale, lors de laquelle la plupart d’entre eux sont réquisitionnés comme hangars de


production et de stockage militaire. Les studios rentrent dans leur âge d’or après-guerre, avec les films de David Lean, Carol Reed, Michael Powell, et les comédies tournées à Ealing telles


que Passport to Pimlico (Cornelius, 1949), The Lavender Hill Mob (Crishton, 1951) ou encore The Ladykillers (Mackendrick, 1955). Mais les années 1960, avec l’importante chute de


fréquentation provoquée par la concurrence de la télévision, marquent une période de déclin qui culmine dans les années 1980 (48 films produits au Royaume-Uni en 1980, 24 en 1981). Le succès


des films produits par David Puttnam et sa compagnie Goldcrest Films (Chariots of Fire, 1982 ; The Killing Fields, 1984 ; The Mission, 1986) masque la pauvreté de la production britannique


de l’époque. Les studios Welwyn, ouverts en 1928, possédés et utilisés par British International Pictures en complément de Elstree (pour un certain nombre de séries B, comme The Dark Eyes of


London), ferment en 1951 ; les studios Denham accueillent le tournage de Robin des Bois, produit par Disney en 1952, avant de fermer. Les studios Ealing sont rachetés par la BBC en 1955, et


connaissent une période faste liée à cette nouvelle activité : on y tourne des séries télévisées, des documentaires et plus de 50 salles de montage sont en fonction. Cette période est aussi


marquée par le tournage des premiers films hollywoodiens au Royaume-Uni, en raison de l’avantage économique que procure la main d’œuvre britannique, qualifiée mais moins coûteuse que la


main d’œuvre californienne. L’Empire contre-attaque et Superman 2 sont tournés en 1980 dans les studios Elstree. Les premiers films à effets spéciaux britanniques, comme Bandits Bandits et


Brazil de Terry Gilliam, construisent la réputation internationale des techniciens anglais. En 1980, une émission de la BBC, « A Risk Game », interrogeait les équipes de L’Empire


Contre-Attaque sur le choix des studios britanniques : « The techniciens here are willing, they’re able, and they’re highly motivated », affirme le réalisateur Irvin Kershner, tandis que


Mark Hamill, qui joue Luke Skywalker, glisse amusé : « It’s almost the same, except with a british accent ». La construction du célèbre vaisseau Le Faucon Millenium est assurée par un


entrepreneur gallois pour 70 000 £. Mais les effets spéciaux du film sont produits en Californie. Et le journaliste de conclure : « it is not a lack of talent that dogs the british film


business, it is a lack of finance ». D’autant que 4 ans plus tard, en 1984, le gouvernement britannique met fin à l’ « Eady Levy », le mécanisme de réduction de taxes pour le tournage de


films étrangers, ce qui provoque une importante réduction du nombre de films tournés au Royaume-Uni. LES STUDIOS DANS LE CINÉMA CONTEMPORAIN : LES ATELIERS D’HOLLYWOOD ? Trois grands studios


se détachent au Royaume-Uni depuis les années 2000, dégageant trois axes de lecture : les studios Leavesden détenus par Warner Bros, sont un studio américain au Royaume-Uni ; les studios


Elstree, au contraire, sont véritablement britanniques ; enfin, le groupe Pinewood-Shepperton est un studio britannique axé sur une stratégie à forte orientation internationale. > Warner 


Bros Leavesden est le seul studio américain en territoire > britannique Les studios de Leavesden, aujourd’hui appelés Warner Bros Leavesden depuis leur acquisition par Warner en 2010,


constituent une structure unique : c’est le seul studio américain en territoire britannique. Situés au Nord-Ouest de Londres, les studios utilisent d’anciens hangars d’aéronautique rachetés


par Rolls Royce après-guerre. Golden Eye est le premier film tourné dans les studios, en 1995, suivi de Star Wars Episode I (Lucas, 1999), Sleepy Hollow (Burton, 1999), la série Harry Potter


dès 2001, ou encore The Dark Knight (Nolan, 2008) et Inception (Nolan, 2010). Le succès de la série Harry Potter conduit Warner Bros à ouvrir un studio public, qui constitue une attraction


permanente pour le public désireux de s’immerger dans l’univers du sorcier. Une fois et demie plus grand que le studio de WB à Burbank en Californie, Leavesden permettrait, selon Warner


Bros, de filmer deux blockbusters en même temps. L’enjeu aujourd’hui est de pérenniser l’activité d’une infrastructure dont la croissance a été rapide, mais dont la principale source


d’activité est désormais tarie1. La trajectoire des studios d’Elstree est plus mouvementée : après-guerre, les parts du fondateur sont rachetées par Warner Bros. Le studio se développe,


appuyé par le passage de quelques vedettes telles qu’Audrey Hepburn. Le studio est par la suite racheté par EMI. On y tourne L’Empire contre-attaque, Le Crime de l’Orient Express (Lumet,


1974), et plusieurs épisodes de la série Indiana Jones. Puis le studio est revendu à Cannon en 1986, qui vend le catalogue et tourne Superman IV. Le studio est rapidement racheté par un


collectif de producteurs locaux, avant de fermer, faute de projets, en 1993. Le studio réouvre enfin dans les années 2000 entièrement refait, et connaît son premier succès majeur avec Le


Discours d’un Roi, tourné pour 9 millions £ (Hooper, 2010). Par la suite, le studio capte les tournages de Sherlock Holmes 2 (Ritchie, 2011), Kick Ass (Vaughn, 2010), The Dark Knight Rises


(Nolan, 2012) et du prochain World War Z (Forster, 2013). Il accueille aussi des tournages de programmes TV, comme Big Brother Uk et Who wants to be a Millionaire. Révelé par un film


anglais, le studio vit donc d’une majorité de productions (film et TV) anglaises et quelques productions américaines2. > Pinewood, plus qu'un lieu, est devenu une véritable marque et


 un > prestataire de services Malgré les soubresauts de l’industrie, Pinewood est resté, dans les années 1980, un studio capable de produire des films hollywoodiens à gros budgets, tels


que Batman en 1989, ou la majorité des films de la série James Bond. La Rank Organisation revend les studios en mars 2000 à un consortium mené par l’ancien directeur de Channel 4, Michael


Grade. Le groupe Pinewood absorbe aussi Shepperton, et amorce une stratégie d’expansion internationale qui le conduit à ouvrir des studios au Canada, en République dominicaine, en Allemagne


et en Malaisie, devenant ainsi, plus qu’un lieu, une véritable marque. En Grande-Bretagne, Pinewood accueille surtout des blockbusters américains, mais aussi des films britanniques, séries


et films de télévision. Les studios Pinewood offrent 16 plateaux, dont 7 grands (incluant le plateau « 007 », le plus grand d’Europe), 7 moyens et 2 petits, ainsi que des bassins pour les


scènes sous-marines, des salles de mixage et d’étalonnage, des logements, et bien sûr des équipes de techniciens. Shepperton propose 14 plateaux. Teddington dispose enfin de 8 studios qui


sont quant à eux dédiés à la production télévisuelle (sitcoms, jeux, divertissements). Le plateau « 007 » construit pour l’Espion qui m’aimait en 1976, est le fer de lance du studio, et a


été utilisé pour Tomb Raider, Charlie et la Chocolaterie, Le Da Vinci Code…On tourne ainsi à Pinewood des films tels que Iron Man (2008), Sherlock Holmes (Ritchie, 2009), Clash of the Titans


(Letterier, 2010), Hugo (Scorsese, 2011), Skyfall (Mendes, 2012), Great Expectations (Newell, 2012), ou encore Les Misérables (Hooper, 2013), pour lequel Paris a été reconstitué sur le


plateau « Richard Attenborough ». Tandis qu’à Shepperton, on tourne Robin des Bois (Scott, 2010), Captain America (Johnston, 2011), John Carter (2012), Prometheus (Scott, 2012), ou encore


Anna Karenine (Wright, 2012). Le groupe Pinewood offre aussi son expertise dans le monde du jeu-vidéo, notamment en sonorisation, et récolte les projets tels que Driver, Brink ou encore


Fable : The Journey. Or, les studios du groupe Pinewood ne sont plus seulement recherchés pour leurs tarifs compétitifs, mais désormais aussi pour la qualité de leur offre en termes


d’espaces, de services, et d’équipes qualifiées et expérimentées : il s’agit moins d’un lieu de tournage qu’un véritable prestataire de services, qui peut s’offrir à tout producteur,


britannique ou étranger. Si les films de studios américains représentent une large part de la production, un certain nombre de films britanniques passent aussi par Pinewood : ceux de Celador


Films par exemple, comme The Descent, (Marshall, 2005), Slumdog Millionaire (Boyle, 2009), Centurion (Marshall, 2010) ; Toledao Production y a tourné L’Aigle de la Neuvième Légion


(MacDonald, 2011) ; Ruby Films y tourne Tamara Drewe (Frears, 2010) et la récente adaptation de Jane Eyre (Fukunaga, 2012) ; Number 9 Films tourne Great Expectations (Newell, 2012) etc. La


Hamme, grande société de production de films d’épouvante disparue dans les années 1990 et récemment reprise par le producteur hollandais John de Mol, y tourne même le film qui signe son


grand retour : The Woman in Black (Watkins, 2012). D’ailleurs, les studios Pinewood, conscients de leur capacité à soutenir la production anglaise, ont récemment développé la division


Pinewood Films, pour la production et le financement du cinéma indépendant britannique. S’associant à des projets tournés au Royaume-Uni, au budget entre 2 et 8 millions de livres, Pinewood


Films a l’ambition de produire 4 films par an, et a pour l’instant soutenu trois films : A Fantastic Fear of Everything (2012), Last Passenger (2013) et Belle (2013). La réussite du groupe


Pinewood (un chiffre d’affaire de 73 millions de livres entre décembre 2010 et mars 2012) tient à ce qu’il n’est pas un simple lieu de tournage, mais au contraire une offre de services


complète, compétitive et de qualité à destination des producteurs. Mais le succès international de Pinewood est aussi largement dépendant de la politique nationale en faveur du cinéma :


actuellement, un crédit d’impôt de 20 à 25 % est accordé aux productions tournées au Royaume-Uni. Les studios Ealing, quant à eux, renouent avec l’activité depuis leur rachat par un


consortium d’entrepreneurs du cinéma et un retour à de grosses productions telles que Shaun of the Dead (2004), The Descent (2005), la franchise St Tinian’s (Parker, 2007), Dorian Gray


(Parker, 2009) ou encore certaines scènes de la série Downtown Abbey. Ils demeurent néanmoins beaucoup plus modestes (4 plateaux seulement). La vitalité du cinéma britannique en studio tient


donc moins à la qualité des équipes et au talent des réalisateurs, qu’à la capacité des producteurs britanniques à financer et distribuer des films d’une certaine taille, sur des canaux de


taille correspondante – ce que les studios américains savent faire et contrôlent quand il s’agit de films à gros budgets. Certaines co-poductions, comme Johnny English Reborn (Parker, 2011,


Universal Pictures/ Relativity Media / Working Title /Studio Canal), parviennent à conjuguer savoir-faire britannique et puissance de feu américaine, avec plus ou moins de succès. Un nombre


croissant de productions britanniques utilisent, dans la mesure de leurs moyens, les infrastructures et services de Pinewood ; mais le modèle économique d’un tel groupe reste largement basé


sur les productions des majors américaines. Ateliers d’Hollywood, les studios britanniques peuvent, à terme, supporter l’émergence d’un certain cinéma britannique, mais ne sont pas, loin


s’en faut, le seul facteur déterminant. -- Crédit photo : Pinewood Studios Powell Theatre with Dolby® Atmos™ © Pinewood Studios Ltd. RÉFÉRENCES - Gareth Owen and Brian Burford, The Pinewood


Story, 2000 - Warren, Patricia, British Film Studios: An Illustrated History, 2001 * 1Le studio n’a pas souhaité nous communiquer son chiffre d’affaires. * 2Le studio n’a cependant pas


souhaité nous communiquer son chiffre d’affaires. CINÉMA EUROPÉEN : ÉTAT DES LIEUX - ÉPISODE 329/9 Les films européens ne représentent qu’une petite part du cinéma consommé en Europe : moins


capitalisés et d’abord tournés vers leur marché national, ils ne bénéficient pas de la force de frappe de leurs concurrents hollywoodiens.