« ce "off" entretient l’idée que les journalistes ne sont que des marionnettes »
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Les derniers vœux à la presse d'Emmanuel Macron remontent à l'an passé, le 11 janvier 2022. © Crédits photo : Capture d'écran Youtube ENTRETIEN AVEC ALEXIS LÉVRIER Le chef de
l'État a finalement fait l'économie des vœux à la presse cette année. Cette cérémonie, très ritualisée, a parfois été annulée en cas de force majeure, comme la pandémie. Alors
comment interpréter ce rendez-vous manqué avec les journalistes ? Décryptage avec Alexier Lévrier, historien des médias. propos recueillis par Marie-Joëlle Gros Publié le 30 janvier 2023 Des
vœux à la presse, ou pas de vœux à la presse ? Le rituel, crée par Charles de Gaulle en 1960, a été maintenu au fil du temps par les présidents de la cinquième République, même ceux qui
estimaient l’exercice suranné et souhaitaient s’en défaire. C’est qu’à travers les journalistes, nos chefs d’État s’adressent en réalité à la nation. Et au moment où le pays se crispe autour
du projet de réforme des retraites, Emmanuel Macron avait là l’opportunité de parler une fois de plus aux Français. Mais il a hésité, programmé puis déprogrammé une date pour ces vœux. Pour
finalement convier à l’Élysée, sous le sceau du secret, dix éditorialistes pour une séquence de « off ». Dommageable pour la relation entre le président et les journalistes, avec des
conséquences dans l’opinion, prévient Alexis Lévrier, auteur de _Jupiter et Mercure_ (Les Petits matins, 2021), dont nous avions publié les bonnes feuilles, ici et là. L’historien des médias
revient pour nous sur cette séquence et décrypte la relation entre le président Macron et la presse. _EMMANUEL MACRON A-T-IL RATÉ LE COCHE EN NE RÉUNISSANT PAS LES JOURNALISTES DANS LEUR
ENSEMBLE À L’OCCASION DE LA CÉRÉMONIE DES VŒUX ?_ Ce rituel des vœux à la presse a un côté théâtral, gaullo-pompidolien, qui intrigue beaucoup les journalistes étrangers. Ces vœux sont
typiques de la cinquième République, ils sont très verticaux, avec un président qui a tendance à monologuer et des journalistes qui l’écoutent. Malgré cette dissymétrie évidente, cette
cérémonie a le mérite d’être transparente. Lors des vœux de 2020, Olivier Bost, le président de l’Association de la presse présidentielle (APP) qui est aussi chef du service politique de
RTL, avait même profité de cette occasion pour dire fermement à Emmanuel Macron que la presse n’acceptait pas que l’on nie son rôle démocratique, et qu’elle refusait une relation aussi
inégalitaire. Dans une longue intervention, il avait notamment reproché au président ses attaques virulentes au moment de l’affaire Benalla contre _« une presse qui ne cherche plus la vérité
»_. _LA RELATION D’EMMANUEL MACRON À LA PRESSE ÉTAIT-ELLE COMPLIQUÉE DEPUIS LE DÉBUT_ _?_ Il est arrivé au pouvoir en assumant le choix de ne pas être l’ami des journalistes. Lors de ses
premiers vœux, en janvier 2018, il avait même théorisé ce qu’il nommait _« une saine distance »_ avec la presse, fondé sur le refus des _« propos d’antichambre » _qui prévalaient jusque-là.
La présidence de François Hollande était passée par là, qui avait entretenu une horizontalité, une très grande proximité avec les journalistes, jusque dans l’intime, jusqu’à se trouver
piégé. Le président Macron voulait rompre à tout prix avec cette façon de faire qui a conduit à la multiplication des livres de confidences à la fin du mandat de François Hollande, dont _Un
pr__ésident ne devrait pas dire __ç__a_ (Stock, 2016), de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, journalistes au _Monde_. Mais Emmanuel Macron connaissait mal le travail des journalistes, et il a
eu tort de croire qu’il pouvait se passer d’eux. _LORS DE SON PREMIER QUINQUENNAT, LES DIFFICULTÉS SONT TRÈS VITE ARRIVÉES : AFFAIRE BENALLA, GILETS JAUNES… QUELS ONT ÉTÉ LES IMPACTS SUR SA
RELATION À LA PRESSE ?_ Il y a eu de vrais changements, au moins du point de vue de sa communication. À partir de la mobilisation des Gilets jaunes, on a vu le président mettre en scène son
amour de la presse régionale et son habitude de la lire tous les matins. Pour rétablir une relation de confiance avec la population, il a eu tendance à la privilégier pour ses interviews, au
détriment de la presse nationale. Il a par ailleurs — mais davantage en « off » cette fois — tenté de normaliser sa relation avec les éditorialistes politiques traditionnels. Jusque-là, il
n’avait pas de mots assez durs pour caractériser cette endogamie entre l’exécutif et un petit milieu de journalistes parisiens. Il appelait cela des _« relations poisseuses »_, selon une
expression utilisée dans ses entretiens avec Nicolas Domenach et Maurice Szafran (_Le Tueur et le Poète_, Albin Michel, 2019) – qui incarnent précisément cette forme de journalisme. > «
Emmanuel Macron a tendance à penser que les journalistes ne le > soutiennent pas assez » _QUELLE VISION A-T-IL DU JOURNALISME ?_ C’est un monde qu’il connaît mal et qu’il a tendance à
mépriser. Il a pourtant été capable de souligner l’importance du travail des journalistes lors de ses vœux à la presse en 2022 : il s’est livré à un éloge du rôle démocratique du
journalisme, en réponse à Éric Zemmour. Mais, depuis sa campagne de 2017, il a tendance à penser que les journalistes ne le soutiennent pas assez. L’exécutif a été tenté de livrer à la
presse des interviews clés en main. Pour s’opposer à cette tutelle, _La Voix du Nord_ a annoncé en 2018 qu’elle préférait se passer d’une interview politique si celle-ci était réécrite par
les services de communication de l’Élysée. Plus troublant encore, Emmanuel Macron a des rapports très tendus avec des journaux qu’il juge proches de ses idées (notamment _Libération_, _Le
Monde_, _L’Opinion_) alors qu’il a multiplié les marques d'estime envers la rédaction de _Valeurs actuelles_… Même s’il est ami avec Xavier Niel, il a une relation complexe avec la
rédaction du _Monde _qui, en décembre, a par exemple publié une enquête très critique sur sa pratique du off, une contestation virulente de sa communication. _IL SE MÉFIE DES ÉDITORIALISTES
PARISIENS, MAIS CE SONT CEUX QU’IL A CONVIÉS À DÉJEUNER À L’ÉLYSÉE MARDI 17 JANVIER. QUELLE ÉTAIT SA LOGIQUE ?_ On vient d’assister à un moment de vérité qui est symptomatique de la relation
d’Emmanuel Macron aux journalistes. S’il avait maintenu ses vœux à la presse, il aurait pu revenir sur cette réforme des retraites qu’il a souhaitée et qui était présente dans son projet
présidentiel. Il y a eu remplacement de cette séquence par ce déjeuner secret, qui renoue avec l’entre-soi, l’endogamie, les _« relations poisseuses »_ dont il voulait précisément se
défaire. La pression sur les dix journalistes présents était très importante : le « off » devait être scrupuleusement respecté, les conditions de l’interview ne devaient pas filtrer. Mais
évidemment, ceux qui n’étaient pas conviés se sont fait un plaisir de décoder les éléments de langage communs dans les papiers qui ont suivi. Dès le lendemain, la newsletter Politico craque
le « off » Daniel Schneidermann dénonce un « super off » dans sa chronique publiée par _Libération_ et l’émission C médiatique reprend l’ensemble sur France 5 dimanche 22 janvier, révélant
qui était invité. La séquence a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux. _QUELS SONT LES EFFETS DE CETTE COMMUNICATION DU PRÉSIDENT ?_ C’est d’abord un énorme ratage de communication.
Emmanuel Macron a voulu dire _« je n’ai pas peur d’un pays à feu et à sang »_, or son dispositif, derrière les portes closes de l’Élysée, dit tout l’inverse : son refus de la confrontation,
de l’explication, voire une peur de se mettre en danger. Ensuite, les conséquences de cet épisode sont dévastatrices pour l’ensemble de la presse. Pour les dix éditorialistes présents, pour
leurs médias, mais aussi pour tous leurs confrères. Ce « off » entretient l’idée qu’on instrumentalise les médias, que les journalistes ne sont que des marionnettes à la botte du pouvoir…
Cela alimente un fantasme, très présent chez les Gilets jaunes ou les antivax, celui d’une consanguinité entre le politique et la presse, comme s’ils étaient les deux faces d’un même
pouvoir. Tout le monde est perdant à l’arrivée : les journalistes, le président, et la démocratie elle-même. _LA SITUATION PEUT-ELLE SE RETOURNER ?_ La réponse des médias aura plus de poids
si elle est collective. Il y a chez Emmanuel Macron la tentation de contourner les journalistes. Il l’avait dit à l’écrivain Philippe Besson avant son élection en 2017 : _« Il faut tenir les
journalistes à distance […], trouver une présence directe, désintermédiée au peuple »_ (_Un Personnage de roman, _Julliard, 2017). On le voit dans la manière dont il a privilégié les
interventions solennelles pendant la crise du Covid, mais aussi dans son usage des réseaux sociaux : il cherche à s’affranchir de ces intermédiaires, il préfère parler seul face caméra. Il
faudra pourtant qu’il accepte la contradiction, l’échange. Il est du reste plutôt bon quand il fait face à Edwy Plenel ou à Anne-Sophie Lapix. Il serait sain d’un point de vue démocratique
qu’il créé une relation de confiance avec le service public qui a le droit d’être critique car, comme Emmanuel Macron le dit lui-même, _« nous ne sommes pas en Russie »_. Mais il est encore
pris dans cette contradiction : reconnaître la liberté de la presse, ce contre-pouvoir démocratique, ne l’empêche pas de manifester envers les journalistes un mépris « jupitérien ».