Valéry giscard d’estaing et les médias : une rencontre manquée

Valéry giscard d’estaing et les médias : une rencontre manquée


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Le 19 avril 1974, le candidat à l'élection présidentielle Valéry Giscard d'Estaing déclare qu'il voulait « regarder la France au fond des yeux ». © Crédits photo : Capture


d'écran INA.fr Le goût de Valéry Giscard d’Estaing pour la communication et sa confiance toute libérale dans les médias ont permis son élection, mais n’ont pas suffi pour entretenir un


lien de type affectif avec ses concitoyens, ni hier ni aujourd’hui. Isabelle Veyrat-Masson Publié le 03 décembre 2020 Sur bien des aspects le septennat de Valéry Giscard d’Estaing a été


marquant. Non seulement parce qu’il a profondément réformé la France en imposant, parfois contre sa majorité politique, des changements profonds : loi autorisant l’IVG portée par sa ministre


de la Santé, Simone Veil, loi sur la majorité civique à 18 ans, création d’un Secrétariat à la condition féminine, confiée à Françoise Giroud, alors rédactrice en chef de _L’Express_,


révision constitutionnelle d’octobre 1974 donnant aux parlementaires la possibilité de questionner la constitutionnalité d’une loi, indemnités chômage à 90 % du salaire brut en cas de


licenciement économique, adoption de la loi « Informatique et Libertés » et création de la CNIL… Cette liste — incomplète d’ailleurs — de réformes permet non seulement de rappeler


l’importance de ces années entre 1974 et 1981, mais surtout de mesurer l’ouverture politique et sociale de ce septennat. S’agissant des médias, Valéry Giscard d’Estaing entend remodeler les


rapports qu’ils entretiennent avec le pouvoir, ce qu’il réalisera en grande partie. En témoigne la création du Service d’information et de diffusion du Premier ministre (SID) qui organise la


communication gouvernementale de manière opposée à celle du si critiqué Service de liaison interministériel pour l’Information (SLII). _« On s'est interdit à ce moment là tout


contact systématique et a priori avec les journalistes »,_ explique ainsi Jacques Bille, un de ses premiers directeurs. La réforme de l’Ortf1 sera le moyen le plus spectaculaire de refonte


des rapports entre les médias et le pouvoir. Mais pour mesurer à quel point ce gouvernement est un gouvernement de rupture — alors que le nouveau président a été ministre des gouvernements


précédents — il faudrait décrire la France que Valéry Giscard d’Estaing va chercher à moderniser, à _« décrisper »_ puisque c’est le mot qu’il emploie. Une France encore chamboulée par les


événements de mai 1968, tétanisée par la reprise en main parfois brutale d’un gaullisme en fin de parcours, déclin symbolisé par le retrait puis par la mort du Général lui-même, suivie par


la maladie et la mort de son ex-Premier ministre devenu président de la République, Georges Pompidou. La crise dite du « pétrole » n’est pas encore perceptible en France lorsque les jeunes


gens en tee-shirt blanc scandant _« Giscard à la barre »_ accompagnent au pouvoir avec enthousiasme ce jeune ministre qui, pendant douze ans tout de même, a présidé aux finances des


gouvernements gaullistes, proposant, face au « sinistrisme » de la société française, une alternative libérale et joyeuse. Il est vrai qu’en 1974 « Giscard » a face à lui des hommes


nettement plus âgés, forts de lourdes expériences historiques : la Résistance, la seconde guerre mondiale et les guerres de décolonisation en particulier, événements dont les jeunes


générations n’ont plus envie de porter le poids. GISCARD ET L’IMAGE Né en 1926, l’année de l’invention de la radio, Giscard d’Estaing sera le premier président de la République française


relativement libre par rapport à ce passé récent, et surtout parfaitement à l’aise avec les questions de communication médiatique. En effet, si on date généralement de 1965 le point de


départ de l’utilisation des techniques de marketing politique en France, à l’occasion des élections présidentielles où le général de Gaulle affronte pour la première fois le suffrage


universel direct, les principaux acteurs politiques de cet affrontement restent des néophytes. En 1965, ils ont découvert, plus qu’ils n’ont exploité, les outils médiatiques, les conseillers


en communication, les études d’opinion, les cérémonies politiques destinées à la télévision. Leurs prestations semblent souvent maladroites, leurs sourires trop larges ou empruntés. Le


principal candidat, le général de Gaulle, a même refusé de se prêter au jeu des médias. Valéry Giscard d’Estaing, lui, apprivoise très tôt la « folle du logis ». Le jeune secrétaire d’État


(32 ans) aux Finances, puis ministre des Finances et des Affaires économiques en 1962, ne craint pas les caméras qui le filment en train de jouer au football, de faire du ski ou de jouer de


l’accordéon. John Kennedy, avec lequel il partage la jeunesse et le libéralisme, est sans doute un modèle pour lui. Son sens des formules (de la petite phrase ?) fait merveille très tôt. Son


_« oui mais »_ face à de Gaulle, avec qui il cherche, en janvier 1967, à prendre des distances en exposant une vision plus libérale de l’économie et des institutions, est devenu une formule


classique. Lorsqu’il se plaint de l'_« exercice solitaire du pouvoir »,_ il ne fait pas de doute qu’il vise directement le premier président de la Ve République. Par petites touches,


le plus jeune ministre des Finances se démarque de ses aînés et mentors. Sa candidature à la présidence de la République, le 8 avril 1974, tardive, annoncée depuis sa mairie de Chamalières,


après celles de deux personnalités dont l’une a été son Premier ministre, n’apparaît ainsi pas comme une sorte de trahison ou de ferment de dissension. Sa formule d’alors, _«_ [Je veux]


_regarder la France au fond des yeux »,_ est particulièrement habile, en pleine adéquation avec la technique télévisée, cette petite lucarne qu’il a choisi de s’approprier, qu’il a


parfaitement apprivoisée, et qui permet en effet, en regardant fermement l’objectif de la caméra, de paraître s’adresser individuellement à chaque Français. EXTRAIT DU DISCOURS DU CANDIDAT


VALÉRY GISCARD D'ESTAING, LE 22 AVRIL 1974, À QUELQUES JOURS DU PREMIER TOUR DE L'ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. Si l’on voulait prouver que la « télévision fait l’élection », il n’y


aurait pas de meilleur exemple que la campagne de 1974. Rappelons tout d’abord que les règles qui régissent les passages des candidats, de tous les candidats, sont extrêmement égalitaires et


que chacun dispose du même temps d’antenne. Malgré sa longue préparation, l’ancien Premier ministre Jacques Chaban-Delmas est vite marginalisé. Mal soutenu par sa majorité, partageant le


petit écran avec André Malraux, il est tiré — irrémédiablement — vers le monde mystérieux, décalé et figé de l’ancien ministre de la Culture. François Mitterrand, conseillé par une équipe


brillante mais peu aguerrie aux techniques de la communication audiovisuelle politique — le réalisateur Stellio Lorenzi nous a raconté avoir souvent été seul pour entraîner François


Mitterrand — ne parvient pas à se sentir à l’aise devant les caméras : il les déteste et elles le lui rendent bien. Valéry Giscard d’Estaing, au contraire, en a compris l’importance. Roland


Cayrol a montré que la télévision avait été, à l’occasion des présidentielles de mai 1974, pour 80 % des personnes interrogées, _« leur média préféré pour s’aider à faire son choix au moment


du vote »_.2 Son équipe est allée se renseigner aux meilleures sources aux États-Unis et a rencontré des spécialistes du marketing politique. Le candidat Giscard a été également inspiré par


la campagne très réussie de Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui avait gagné l'élection législative partielle de Nancy l'année précédente. Il recrute pour sa communication politique


Xavier Gouyou-Beauchamps, chargé de la presse aux Finances, et Jacques Hintzy, de Havas-Conseil. Surtout, il fait venir Joseph Napolitan, le célèbre _spin doctor_ américain, auteur en 1972


d'un best-seller, _The Election Game and How to Win it_. Trois cellules travaillent parallèlement (et discrètement) pour le candidat libéral. Elles sont surtout composées de politiques


et de proches. Ainsi, à la permanence de la rue de la Bienfaisance, 150 personnes travaillent pour le candidat sous l’autorité du préfet Lanier et des fidèles comme Roger Chinaud, Michel


d'Ornano et Denis Baudoin. Le « centre d’étude et d’information », plus secret, rédige des notes et des analyses. _« L’inlassable et fidèle « Ponia »_ (Michel Poniatowski) _»_, comme


l’appelle le futur président, coordonne, rue de Ségur, l’ensemble des équipes de campagne. La campagne commence officiellement le 20 avril. Tous les instruments de la propagande électorale


seront mis à contribution : tracts, affiches, meetings (auxquels participent des stars comme Charles Aznavour, Michèle Morgan ou Johnny Halliday, inaugurant à droite la « peopolisation » des


campagnes électorales). Giscard innove dans tous les domaines ; en matière d’affiche, on se souvient encore de celle qu’il partage avec sa fille Jacinte, 13 ans, adoucissant ainsi l’image


de technocrate brillant mais cérébral que son ministère accole — fatalement à son titulaire. Les jeunes giscardiens se démènent, occupant les terrains les plus médiatisés tandis qu’à gauche,


la jeunesse, dans le sillage de mai 68, voit —encore — dans les élections (et donc la campagne électorale), un piège à c… Cette campagne d’avril 1974 qui débouche le 5 mai sur la victoire


de Valéry Giscard d’Estaing (avec au premier tour 27,2 % des voix contre 32,6 % pour François Mitterrand) aura été exceptionnelle. Les images d’un candidat jeune et dynamique, encadré par


une jeunesse bien nourrie et cheveux courts, très éloignée de celle de l’Après-Mai, fabriquent une campagne d’un style tout à fait nouveau (à l’américaine ?) qui rassure et enthousiasme.


Elle a très vite permis aux deux candidats retenus pour le deuxième tour de se dégager de l’impressionnant peloton de 12 candidats. Jacques Chaban-Delmas, parti au même niveau que son ancien


ministre (autour de 27 %), a décroché dès le 12-16 avril. Les grands journaux comme _Le Figaro_ et _l’Aurore _soutiennent sa candidature. À la radio, sur _France Inter_ en particulier, les


candidats participent à des émissions spéciales et débattent en direct. Le débat qui l’oppose à François Mitterrand le 25 avril préfigure celui du 10 mai à 20 h 30 à la télévision. Mais si


le premier n’a rencontré alors aucun écho, le deuxième a joué un rôle essentiel. En effet, le duel d’entre les deux tours, diffusé en direct à la télévision devant 25 millions de


téléspectateurs, a marqué notre mémoire collective. Dans le sillage du débat de 1960 qui avait opposé John Kennedy à Nixon, les deux hommes savent qu’ils jouent « gros ». Davantage arbitres


qu’intervieweurs, Jacqueline Baudrier et Alain Duhamel sont chargés de faire respecter le temps d’antenne de chacun (ils ont l’un et l’autre accepté de sacrifier 45 minutes sur les 75


minutes qui leur sont alloués dans le cadre de la campagne officielle). Jacqueline Baudrier dramatise à dessein le débat en déclarant, en préambule, qu’il s’agit d’un _« grand événement sans


précédent à la télévision française », _si marquant d’ailleurs, que sa tenue, entre les deux tours, s’est transformée en tradition. [embedded content] LE DÉBAT DE L'ENTRE DEUX TOURS,


LE 10 MAI 1974, A LIEU DANS LE STUDIO 101 DE LA MAISON DE LA RADIO. L’histoire, confortée par les résultats des élections, a retenu que VGE avait gagné le débat : on retrouve en effet, à


cette occasion, ses qualités de communication. À l’aise devant les caméras, il confirme son sens de la formule : _« Vous n’avez pas M. Mitterrand le monopole du cœur, vous ne l’avez pas… », 


« M. Mitterrand, vous êtes l’homme du passé »._ Le lendemain, selon le sondage Sofres-Le Figaro, les Français ont trouvé Valéry Giscard d'Estaing «le plus sympathique», « le plus clair 


», « le plus sincère », celui qui a « le plus l'étoffe d'un président de la République ». Arrivée de Valéry Giscard d'Estaing à l'Elysée. LE 27 MAI 1974, VALÉRY GISCARD


D'ESTAING ARRIVE À PIED À L'ÉLYSÉE POUR SON INVESTITURE. CRÉDIT PHOTO : AFP. C’est sans doute avec une confiance — excessive — en ses qualités de communicant et en sa télégénie que


Valéry Giscard d’Estaing aborde son septennat. Il s’agit d’abord de casser les codes traditionnels et de revendiquer une certaine simplicité. C’est ainsi qu’il arrive à pied à l’Élysée pour


son investiture. Point de redingote ou de collier de grand maître de la Légion d’Honneur pour la photo officielle, mais veston anthracite, chemise blanche et cravate sur fond de drapeau


français. Et tout aussi inédit : un sourire. Le 24 décembre, de façon inopinée, il invite des éboueurs pour un petit-déjeuner à l’Élysée. [embedded content] LE 24 DÉCEMBRE 1974, TROIS


ÉBOUEURS SONT INTERVIEWÉS APRÈS LEUR ENTREVUE AVEC VALÉRY GISCARD D'ESTAING. Le 31, il promet qu’il ira « _dîner périodiquement dans des familles françaises de toutes conditions_ ». Il


le fait. Les caméras ne sont pas là mais il s’occupe de le faire savoir. Comme la plupart de ces initiatives, elles tombent à plat et ne sont que sources de moqueries, tant le décalage entre


ce qu’il est et ce qu’il fait est énorme. Comme le dit Jean-Luc Parodi : « _Ce que tu es parle si fort que je n’entends pas ce que tu dis_ ». Pour l’opinion publique, tout cela est de la


comm ! Les qualités d’analyse des messages politiques se sont améliorées chez les Français depuis la consternation d’un Georges Pompidou qui, en 1969, s’exclamait, à l’idée de faire appel


pour sa campagne à un publicitaire : « _Vous voulez me lancer comme un enzyme glouton ? ». _Et la campagne « à l’américaine » de VGE a probablement participé à cette_ media literacy


_populaire. C’est probablement fort de cette confiance dans la bienveillance « naturelle » des médias audiovisuels à son égard qu’il entreprend — très vite — sa grande réforme de


l’audiovisuel public après une élection acquise de justesse (50,67 %). LA RÉFORME DE L’AUDIOVISUEL PUBLIC COMME SYMBOLE DE MODERNITÉ En effet, pendant les événements de Mai 1968, l’Ortf


était apparu comme le symbole d’un ancien monde. Une synecdoque du pouvoir d’un vieux général au fonctionnement solitaire ne comprenant rien aux aspirations de ces jeunes _baby-boomers_


désireux de rompre avec le grand récit guerrier et glorieux de leurs pères. Le projet de Jacques Chaban-Delmas en 1969 de libéraliser la radio-télévision était issu de ce constat. Premier


ministre d’un président porteur de la théorie contestable de l’Ortf comme « voix de la France », il ne pouvait pas aller très loin dans sa tentative. Valéry Giscard d’Estaing, par son âge et


son positionnement politique — son libéralisme compte en effet davantage sur le contrôle social des lois du marché que sur l’autorité politique —, est plus libre pour lancer le chantier de


cette réforme. Dans ce pays où, en 1974, 85 % des Français possèdent un récepteur de télévision, clairement contrôlée par le pouvoir en place, chacun a pu observer que cette situation


n’avait pas empêché les candidats « officiels » de s’écrouler, le candidat _outsider_ de gagner et surtout le représentant de l’opposition (François Mitterrand) de rassembler près de 50 %


des votants (49,7 %). La tentation de la nouvelle équipe est, dans ces conditions, de passer des « forces de la joie » du RPR Arthur Conte au « libéralisme avancé » des Républicains


indépendants, en ajoutant — sur le modèle britannique — une chaîne privée à côté du service public. Les idées de réforme ne manquent pas : rapport Paye en 1970, projet de Marceau Long.


Déclarer la fin du monopole en créant une chaîne privée qui serait portée par la société _Images et Son_ qui exploite Europe 1 ou en privatisant la troisième chaîne sous l’égide de la


SOFIRAD comme le propose Denis Baudouin, porte-parole de Valéry Giscard d’Estaing pendant sa campagne, serait pour certains — les journalistes de l’ORTF interrogés par Roland Cayrol par


exemple — un bon moyen de desserrer l’étau du pouvoir. La presse écrite veille sur ses budgets publicitaires que ne manquerait pas de lui prendre en partie une TV privée. Le pôle UDR de la


majorité et l’opposition sont tout fait déterminés à lutter contre tout affaiblissement du monopole. Cela ne se fera pas en effet. En juillet 1974, Jacques Chirac, Premier ministre, confirme


le maintien de sociétés publiques mais annonce, à la surprise générale, la fin de l’ORTF, c’est-à-dire son éclatement. L’idée est en effet d’introduire de la concurrence sans passer par la


privatisation. La loi du 7 août 1974 s’impose : création de cinq sociétés (trois sociétés de programme : TF1, Antenne 2 et France Région 3), Radio France et la Société française de


production (SFP), et de deux établissements publics (TéléDiffusion de France et l’Institut national de l’audiovisuel). La loi votée à marche forcée au cœur de l’été confirme la volonté


libérale du pouvoir : pas d’organisme de coordination, ni même de conférence des présidents de chaîne. Mais le dirigisme étatique demeure : les présidents de chaîne sont nommés par le


gouvernement en Conseil des ministres, pour une durée de trois ans, et sont révocables. Les nominations des états-majors des nouvelles sociétés se font sous l’attention attentive du


pouvoir. Le nombre de journalistes SNJ diminuent. La loi ne fait que des mécontents. Les syndicats, qui se considèrent comme des cibles, sont vent debout contre l’ « éclatement de l’ORTF ».


Ils dénoncent « la casse de l’Office ». Les grèves — très suivies — presque désespérées, se heurtent pourtant à l’indifférence des politiques comme de l’opinion. L’affirmation — lors d’une


conférence de presse tenue le 6 janvier 1975 — par le président de la République que _« les journalistes de télévision sont des journalistes comme les autres »_ est censée marquée l’arrivée


d’une nouvelle ère. Mais les événements de l’actualité, conflits internes à l’intérieur de la majorité et surtout l’affaire des diamants qui met en cause le président de la République


lui-même, réactivent les vieux réflexes. Nominations, évictions, interventions, censures reprennent. Le Premier ministre, Jacques Chirac, intervient personnellement pour que le projet


d’émission commandée à Jean-Paul Sartre par Marcel Jullian, nouveau PDG d’Antenne 2, et qui devait être une version « soixante-huitarde » de l’histoire de France, ne se fasse pas. Pourtant,


_« parce que l’on ne dit pas "non" à Jean-Paul Sartre »_3_,_ son secrétaire Benny Levy dit « Pierre Victor », qui est loin d’être un modéré, avait reçu la nationalité française


grâce à l’intervention du président de la République. Telle est l’ambiguïté de Valéry Giscard d’Estaing : ce libéral, favorable à une modernisation de la vie politique, plus ouverte au débat


démocratique, n’a pas su (ou voulu) opposer de limites au dirigisme de son entourage politique. Pourtant, et contrairement aux augures pessimistes, très largement majoritaires parmi les


professionnels de la télévision, qui craignaient que la concurrence créée par la loi n’aboutisse à une perte de la qualité des programmes, la période qui suit la réforme de l’Ortf constitue


un âge d’or pour les programmes de télévision. Même dans le domaine de l’information politique, des créations comme l’émission _Cartes sur table_ enrichissent le débat démocratique. Le ton


des journaux télévisés évolue : la déférence très Ortf à l’égard des puissants diminue considérablement et le conformisme désuet qu’avaient balayé dans la société les « événements » se fait


rare. Des fictions ambitieuses et de grands documentaires enrichissent les écrans4. Dans le domaine des émissions à caractère historique, que j’ai étudiées, il est frappant de constater que


la plupart des tabous historiques tombent à partir de 19755. Le vent d’air frais né au printemps 68 entre — enfin — à la télévision, dans le sillage de l’arrivée du nouveau pouvoir. Dans une


lettre adressée aux nouveaux directeurs de chaîne, le nouveau Président compare la télévision à _« l’art »_ qui apporte, comme l’audiovisuel, _« à côté de la rencontre indispensable avec le


réel, beaucoup d’imagination et un peu de délivrance »_6. Difficile de dire si Valéry Giscard d’Estaing a réussi à apporter aux Français des années 1970 _« un peu de délivrance »_ grâce à


cette loi… OCTOBRE 1979 : LE TOURNANT La fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing trouble le bilan des cinq premières années. Les conséquences de la crise du pétrole s’accentuent, en


particulier sur l’emploi, l’affaire des diamants que le président de la République refuse d’évoquer fait des dégâts dans l’opinion — qui n’a cessé de se détourner de lui. Ses premiers


soutiens politiques n’ont pas appuyé ses mesures les plus progressistes dont fait partie la « délivrance » des médias audiovisuels, et ses adversaires ne lui savent aucun gré d’avoir


commencé la modernisation de la société. Face à Mitterrand, Giscard était donné largement gagnant7. Mais à partir d’octobre 1979, le vent a tourné : Raymond Barre est hospitalisé, le RPR


affiche son changement de stratégie en refusant de voter le budget à l’Assemblée le 29, le 30 octobre, le ministre gaulliste Robert Boulin se suicide mystérieusement (et l’on parle


d’assassinat). Ce même mois, à la une du _Canard enchaîné_, surgit l'affaire dite des ­diamants de Bokassa. [embedded content] LE 10 OCTOBRE 1979, LE _CANARD ENCHAÎNÉ_ RÉVÈLE


L'AFFAIRE DES ­« DIAMANTS DE BOKASSA ». Valéry Giscard d’Estaing se lance tardivement dans la bataille pour sa réélection, le 2 mars 1981. La magie communicationnelle des premières


années s’est évanouie ; VGE a compris qu’il ne suffisait pas d’être un habile communiquant, un _« meneur de jeu providentiel »_ — ce qu’il sait être — encore fallait-il que ses messages


soient audibles, et surtout reçus, par les publics. _« Je sais que j'ai été bon, _dit-il au sortir d’une émission de télévision,_ mais les Français ne m'écoutent plus. »,


_confiait-il au JDD il y a trois ans. Il n’appartient pas à cet article d’en expliquer les raisons, qui sont surtout politiques. Il est d’ailleurs certain que dans le duel de 1981, qui s’est


joué à très peu d’écart, les votes des 18-21 ans, devenus électeurs, ont joué contre leur concepteur. Mais il est vrai que les inventions de Giscard en matière de communication, souvent


originales, destinées à faire croire que _« la France vient à l'Élysée_ », et que le Président la reçoit avec simplicité, n’ont d’incidences ni sur sa popularité ni sur la mémoire des


Français. La longue soirée du 1er février 1977 de questions-réponses — en direct — devant un échantillon de Français dans le cadre mythique des _Dossiers de l’écran_ était à la fois une


nouveauté et une prise de risque. Elle succédait, à une semaine d’intervalle, à une autre rencontre avec Jacques Chancel, également d’un nouveau genre. VGE admet d’ailleurs, au cours de ces


_Dossiers de l’écran_, l’incompréhension rencontrée par ses autres tentatives pour rencontrer les Français. VALÉRY GISCARD D'ESTAING INTERROGÉ DANS LES _DOSSIERS DE L'ÉCRAN_ LE 1ER


FÉVRIER 1977. Il reste et restera pour eux ce président hautain et distant que les Français décrivent dans les sondages. Pour des raisons mystérieuses, Valéry Giscard d’Estaing a interdit


la diffusion du documentaire de Raymond Depardon sur sa campagne (_Une partie de campagne_). On ne comprend pas vraiment d’ailleurs, en le voyant, ce qui avait déplu à ce point au nouveau


président. Mais on sait depuis que cet homme brillant, précocement favorisé par la vie et par le destin, était extrêmement sensible à son image : il avouait en 1992 que, depuis 1979, _« sous


l’effet des critiques et des campagnes menées contre moi (…) il m’était devenu physiquement impossible de regarder une émission télévisée dans lesquels je pensais qu’il serait question de


moi. »_ 8Il était devenu la première victime de ces libertés médiatiques qu’il avait permises. Les deux dernières prestations les plus marquantes de son septennat apparaissent aujourd’hui


comme les stigmates de sa défaite. En 1981, il s’occupe peu de la campagne pour sa réélection — il reconnaîtra d’ailleurs en 2011 sur Europe 1 que celle-ci avait été _« mauvaise »_, _« 


bâclée »_. Comptait-il sur ses facilités en matière de débat médiatique — et sur la maladresse de son adversaire socialiste qui, lui, a pourtant tiré les leçons de 1974 ? François Mitterrand


s’est préparé en effet. Ses traits tirés contre un Giscard d’Estaing trop sûr de lui sont restés dans les mémoires. Ils font référence au combat perdu de 1974 : _« Vous avez tendance à


reprendre le refrain d’il y a sept ans, “l’homme du passé". C'est quand même ennuyeux que dans l'intervalle vous soyez devenu l'homme du passif »_. Environ 30 millions de


téléspectateurs ont apprécié les échanges, les jeux sont joués... [embedded content] LE 5 MAI 1981, À CINQ JOURS DU SECOND TOUR DE L'ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE, LES DEUX CANDIDATS SE


RENCONTRENT. Cette défaite, c’est encore par images, des images qu’il met en scène, que Valéry Giscard d’Estaing veut la symboliser. Après un court discours, seul, dans un décor sobre, sans


drapeau ni fenêtre, face à une caméra de télévision, après un rapide zoom arrière, il dit _« au revoir »_ à son public, se retourne et sort de la « pièce ». La Marseillaise éclate dans le


bureau vide, pendant 2 longues minutes. Son épouse Anne-Aymone, présente dans ses premières images de pouvoir en 1974, a disparu. La séquence n’émeut que ses très proches et est largement


brocardée. [embedded content] LE 19 MAI 1981, VALÉRY GISCARD D'ESTAING FAIT SES ADIEUX AUX FRANÇAIS. La mémoire collective, qui souvent réconcilie les contemporains avec les hommes du


passé, ne deviendra pas particulièrement indulgente à son égard. En 2014, seuls 8 %, des Français le considéraient comme « le meilleur chef d'État de la Ve République », distancé par de


Gaulle (36 %) et par Mitterrand (27 %)9. Il est derrière son ancien premier ministre, Jacques Chirac, dans le jugement des Français sur leur présidence respective10. Le goût du plus jeune


président de la République pour la communication, ses aptitudes dans ce domaine, sa confiance toute libérale dans les médias, s’ils ont contribué à sa victoire en 1974, n’ont pas suffi pour


entretenir un lien de type affectif avec ses concitoyens, ni hier ni aujourd’hui. On pourra trouver cela injuste. On pourra aussi considérer que la présence de Simone Veil au Panthéon,


hommage qu’elle doit en grande partie à la mission que lui a confiée Giscard d’Estaing est, pour ce dernier, un hommage indirect de la nation. * 1Loi n° 74-696 du 7 août 1974 relative à la


radiodiffusion et à la télévision. * 2La télévision fait-elle l’élection ? Une analyse comparative, France, Grande-Bretagne, Belgique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences


politiques, 1978, p. 64." data-value=""> * 3Entretien d’isabelle Veyrat-Masson avec Valéry Giscard d’Estaing, avril 2007. * 4La télévision et son public 1974-1977: place,


programmation et audience des différentes catégories d’émission, Paris, La Documentation française, 1978." data-value=""> * 5Quand la télévision explore le temps.


L’histoire au petit écran (1953-2000), Paris, Fayard, 2000." data-value=""> * 6L’éclatement de l’ORTF, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 204-205."


data-value=""> * 7in Michèle Cotta, _Cahiers secrets de la Ve République,_ tome II (1977-1986), Fayard, 2008, p. 351." data-value=""> * 8Le Pouvoir et la vie,


t. 2, Paris, Le Livre de poche, 1992." data-value=""> * 9Sondage BVA pour Le Parisien Dimanche-Aujourd’hui en France, 18 mai 2014. * 10Sondage Odoxa publié dimanche dans Le


Parisien/Aujourd'hui en France les 7 et 8 mai 2015 : 57 % des personnes interrogées pensent que Valéry Giscard d'Estaing « a été un bon président de la République », contre 63 %


pour Jacques Chirac et 61 % pour François Mitterrand.