La journaliste vin qui ne supportait plus le vin

La journaliste vin qui ne supportait plus le vin


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© Illustration : Lucile Farroni Depuis quinze ans, Ophélie Neiman, alias Miss_ _GlouGlou, est une journaliste spécialiste du vin. Et voilà que son corps lui commande de changer de sujet.


Mathieu Deslandes Publié le 21 novembre 2024 Un verre abandonné sur un coin de table, un autre reversé dans un gobelet, un troisième méthodiquement vidé aux toilettes. Au printemps 2024, à


chaque pot organisé à la rédaction du _Monde_, Ophélie Neiman a fait semblant de boire. _«_ _Autrement, _croit-elle,_ les gens auraient été trop choqués. » _Comment comprendre en effet


qu'elle se dérobe ? Depuis quinze ans, boire était son métier. En janvier, cette journaliste spécialiste du vin a compris que son corps ne supportait plus l'alcool. Depuis


plusieurs mois, les signes s'accumulaient. Il y a d'abord eu cette bière, traditionnellement partagée le dimanche à 17 heures avec des voisins, qui soudain ne lui faisait plus du


tout envie ; les bouteilles qu'elle ne prenait plus la peine de déboucher au moment de passer à table ; jusqu'au réveillon de Noël, toujours grandiose chez ses parents, en Lorraine


 : _« Je n'ai pris qu'un verre, et j'ai eu du mal à le finir. » _ Au terme de ses journées de travail, surgissent désormais des céphalées, des crampes, des courbatures, des


brûlures d'estomac, doublées d'une toute nouvelle agressivité. Lorsqu'elle déguste à l'aveugle une centaine de vins pour rédiger une sélection, elle a beau cracher


systématiquement, _« l'alcool passe par les muqueuses, les vapeurs éthyliques par les sinus »_._ « Et puis, _ajoute-t-elle, _quand tu déjeunes avec des vignerons qui te font goûter leur


production, ça ne se fait vraiment pas de cracher, d'ailleurs en général il n'y a pas de crachoir à table, donc tu avales une gorgée. La dernière fois que ça m'est arrivé, il


y avait dix-sept vins à goûter. Donc dix-sept gorgées. »_ TOXIQUE Un vertige la gagne._ « Mon métier, c'est quand même de traiter de l'actu du vin et de voir ce qui ressort comme


goûts… Si t'as pas envie de boire du vin, t'as pas envie d'en acheter. Si t'as pas envie d'en acheter, c'est compliqué de t'intéresser à ce qui sort, aux


jeunes vignerons, aux courants que prennent les différents types de vins… » _Peu à peu, elle se sent devenir inapte à tenir sa rubrique. Elle a honte, d'abord. Puis elle a peur. Son


journal voudra-t-il la garder ? Saura-t-elle écrire sur un autre sujet ? À 45 ans, elle se sent illégitime et débutante. Fille d'un cardiologue et d'une oto-rhino-laryngologiste,


elle a consulté pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait. Les analyses ont été assez frustrantes : _« les médecins sont plutôt contents quand quelqu'un arrête de boire »_. La


médecine du travail, de son côté, a posé des mots clairs, établissant qu'Ophélie Neiman avait développé une intolérance suite à une exposition prolongée à un produit toxique, et


qu'elle devait changer de poste dans les plus brefs délais. Foin de faux suspense : _Le Monde_ lui a trouvé un point de chute au sein du service L'Époque, ce qui la ravit. ATHLÈTE


Le vin, passion familiale, est devenu son terrain d'enquête en août 2009. Elle était pigiste, elle a ouvert un blog sur Wordpress, « Les tribulations vinicoles de Miss GlouGlou ». Elle


s'y exprimait en amoureuse du vin désireuse de mieux le connaître, partageant ses apprentissages, vulgarisant sans chichi, à rebours de l'esprit de sérieux et du snobisme qui ont


souvent teinté cette matière. Refusant, aussi, de céder aux publireportages, aux partenariats commerciaux, aux billets sponsorisés. Très vite, son blog a été invité à emménager sur la


plateforme du _Monde_. Et quand le journal a décidé, en 2015, de cesser de sous-traiter ses suppléments vins à _La Revue du vin de France_, elle a été choisie pour les réaliser. Elle a adoré


se muer en athlète de la dégustation, développer_ « une concentration hyper forte sur tout ce que tu ressens, au niveau de ton nez, au niveau tactile dans ta bouche, en termes de rémanence,


de durée… »_ Ces jours-là, il faut aller très vite, se faire un avis sur un vin en trois minutes, tenir le rythme, et parvenir à _« remettre ses compteurs organoleptiques à zéro »_, imposer


à son cerveau de_ « faire reset, comme si t'avais pas eu de tanins dans la bouche avant, comme si t'avais pas eu d'alcool, d'acidité, de gras, comme si tu


t'apprêtais à goûter ton premier vin »_. Souvent, elle avale un peu de salive, et une bouchée de pain tous les trente échantillons. _« Pour le nez, tu peux sentir ta peau, ça aide à se


remettre à zéro. »_ Elle compare cette expérience à une plongée sous-marine, dont on s'extrait _« sans fatigue musculaire, mais tout de même épuisé, parce que le corps a été soumis à


des conditions inhabituelles ». _ CORPS Lorsque son intolérance a été reconnue, elle a ressenti une pointe de soulagement, et s'est demandée si son corps n'avait pas parlé pour


elle. Elle ne se l'était pas avoué, mais son travail commençait à l'ennuyer. À raison de douze dossiers par an, plus une chronique hebdomadaire, elle avait fini par se répéter. _« 


Comment servir le vin, quel verre choisir, pourquoi carafer, je l'ai écrit dix fois »_, compte-t-elle. _« Le vin n'évolue pas aussi vite que la mode. Le goût et les méthodes de


vinification ne changent pas radicalement d'une année sur l'autre. On est dans le temps long. »_ C'est le lot de bien des rubricards : à l'enthousiasme de la découverte


d'un terrain, succède parfois un moment où l'excitation intellectuelle s'émousse. Certains comprennent qu'il est temps de changer d'objet d'étude. D'autres


préfèrent approfondir leurs connaissances en rejoignant des publications spécialisées. DÉCONTRACTION Ophélie Neiman était lasse, aussi, des sollicitations _« permanentes et insistantes »


_des attachés de presse qui, dans ce milieu, pilotent en outre les budgets publicitaires des châteaux qu'ils représentent. Et puis, son image l'encombrait. Dans les blagues


récurrentes qui lui étaient adressées (_« Bah, tu marches droit ? »_), elle se voyait réduite à un petit personnage de_ « pochtronne rigolote »_. _« C'était franchement désagréable,


_admet-elle, _ça délégitimait mon travail. Parce que j'avais décidé de parler du vin avec décontraction, on considérait que je m'adonnais à une sorte de loisir… »_ À son père, si


fier qu'elle écrive sur le vin dans « son » journal, elle n'a pas encore osé faire part du bouleversement qui l'affecte. Mais elle a commencé à l'annoncer autour


d'elle. Un sommelier, un œnologue et un vigneron lui ont écrit. Tous trois lui ont confié qu'ils ne pouvaient plus boire non plus.