Une langue belle, avec des gestes superbes

Une langue belle, avec des gestes superbes


Play all audios:


C’était l’heure du conte dans cette école spécialisée de langue française pour enfants sourds ou malentendants. Sur un écran géant, on diffuse un conte en LSQ - la langue des signes


québécoise. On inaugure ce jour-là de nouvelles applications destinées aux enfants sourds franco-ontariens développées par la firme montréalaise Eversa. Des histoires pensées par des Sourds,


illustrées par des Sourds, pour des enfants sourds, et qui traitent de la réalité de la communauté sourde. Sur l’écran géant, une femme signe l’histoire en LSQ à grand renfort de gestes


tandis que les illustrations colorées défilent derrière elle. L’histoire parle d’une petite fille intrépide et d’un baobab. Je connais un peu la langue des signes québécoise: j’ai connu des


Sourds dans ma jeunesse. Mais comme chaque fois que je vois des gens s’exprimer en LSQ, je suis soufflé par la formidable puissance expressive de cette langue pleine et entière. La langue


des signes est une langue en trois dimensions, une langue pour les yeux… Devant l’auditoire, la femme continue de narrer le conte devant les enfants ébahis. Un geste de l’avant-bras suffit à


mimer un arbre, voire une forêt. Un mouvement sinueux de la main dessine les montagnes à l’horizon. Cette main ouverte qui gratte le nez évoque le soleil; ces doigts qui s’agitent, la pluie


qui tombe. C’est le mouvement des mains qui crée la syntaxe, qui donne un sens à tous ces gestes… «Les Sourds comprennent le monde en trois dimensions», m’explique le directeur de l’École


provinciale, Farouk Bouanane. Une réalité qu’on a mis du temps à comprendre. Pendant des années, on s’est entêté à enseigner le français aux Sourds comme s’ils entendaient. C’est à dire de


manière linéaire, en deux dimensions. En les forçant à lire et à écrire comme des entendants, en les obligeant à s’écarquiller les yeux pour lire sur les lèvres. Heureusement, le monde


évolue même si la LSQ n’est toujours pas reconnue comme une langue d’enseignement au Québec. À l’École provinciale du Consortium centre Jules-Léger, on a fait le choix d’enseigner d’abord la


LSQ aux Sourds avant de leur apprendre à lire et à écrire le français des entendants. Cette approche baptisée «Bedrock» s’appuie sur de solides bases scientifiques en provenance des


États-Unis, explique Farouk Bouanane. Le principe est simple. «Pour permettre à nos élèves d’avoir accès à la langue française, il faut d’abord leur donner de solides bases en LSQ. C’est la


première étape et, pour réussir, il ne faut pas sauter d’étapes.» Le programme Bedrock comprend cinq niveaux, avec 300 mots de vocabulaire de la LSQ à apprendre par niveau. En parallèle, on


apprend aux jeunes sourds le français des entendants avec des phrases simples au début, puis de plus en plus complexes. «Et on voit de bons résultats, des résultats mesurables, ce qui est un


autre avantage de l’approche Bedrock», continue M. Bouanane. Les contes en LSQ développés par la firme Eversa s’inscrivent en plein dans l’approche du Consortium centre Jules-Léger.


L’organisme a obtenu une subvention du ministère de l’Éducation de l’Ontario pour développer trois histoires interactives. «Au lieu de partir du français pour écrire les histoires, on a


inversé le processus et on est parti de la LSQ», explique Caroline Hould, coordonnatrice des services de consultation chez Eversa. Il y a très peu de livres traduits en LSQ, explique


Caroline Hould, alors que les livres sont un outil très important pour l’apprentissage. C’est d’autant plus important pour les Sourds franco-ontariens du centre Jules Léger qui forment une


minorité dans une minorité en Ontario. «Avec nos contes qui parlent de leur réalité, on veut vraiment faire en sorte d’encourager, de promouvoir leur identité», poursuit Mme Hould. Les


enfants sourds ont besoin d’une langue qui leur ressemble, dit Caroline Hould. Elle parle d’expérience. Lorsque ses parents ont réalisé qu’elle était sourde, leur premier réflexe fut de la


soigner et de lui apprendre à lire sur les lèvres, dit-elle. Puis sur les conseils d’une orthophoniste, ses parents ont entrepris de lui enseigner la LSQ. Un conseil qui fera toute la


différence. «Même s’ils ne connaissaient pas la langue des signes, ce sont mes parents qui m’ont enseigné mes premiers signes», dit Caroline. Les résultats ont été immédiats. Ses parents


pouvaient l’aider à faire ses devoirs, échanger avec elle. «Dès le départ, on a vu que la communication se développait beaucoup mieux. À partir de là, j’ai eu un développement normal. J’ai


été chanceuse que mes parents soient ouverts à ce que j’apprenne la langue des signes. Eux-mêmes l’ont appris, ce qui n’est pas le cas de la majorité des parents d’enfants sourds!» Pendant


que l’interprète traduisait, je regardais signer Caroline, fasciné par le ballet de ces mains et de ses doigts qui parlent. C’est une langue belle, aurait chanté Duteil, avec des gestes


superbes.