«les faits, eux, ne changent pas»: pourquoi parler d’«aide à mourir» est problématique

«les faits, eux, ne changent pas»: pourquoi parler d’«aide à mourir» est problématique


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ENTRETIEN - Alors que l’Assemblée a adopté en première lecture le projet de loi sur la fin de vie, le philosophe suisse François-Xavier Putallaz revient sur la confusion sémantique entre


«soin», «euthanasie» et «suicide assisté». Publicité _François-Xavier Putallaz est docteur en philosophie, professeur à l’université de Fribourg et ancien enseignant à la Sorbonne. Membre de


multiples comités d’éthique, sur le plan régional ou international, il est témoin privilégié depuis trente ans du suicide assisté en Suisse. Il est l’auteur de _La Déroute de la raison. Les


enjeux du suicide assisté _(éditions du Cerf, 2024)_ LE FIGARO - LE PROJET DE LOI SUR LA FIN DE VIE, VOTÉ HIER EN PREMIÈRE LECTURE À L’ASSEMBLÉE,  UTILISE DES EXPRESSIONS COMME _«AIDE À


MOURIR» _OU _«AUTO-ADMINISTRATION» _, SANS JAMAIS MENTIONNER LE _«SUICIDE ASSISTÉ» _OU L’_«EUTHANASIE» _. QUE VOUS INSPIRE CETTE ABSENCE ?  FRANÇOIS-XAVIER PUTALLAZ. – Cela peut surprendre,


mais le Code pénal suisse emploie une expression bien plus explicite : _« meurtre sur la demande de la victime »_ (article 114). Cette loyauté sémantique est fidèle à un principe éthique


millénaire : si l’on interrompt un traitement déraisonnable et que la personne décède, la cause de la mort en est la maladie. En revanche, dans le cas de l’euthanasie, c’est une personne qui


tue, fût-ce à la demande d’un malade ; d’où la qualification du code pénal. Le résultat sera peut-être identique, car la personne décède, mais la cause du décès sera si différente qu’elle


engage deux univers éthiques irréductibles. Et croyez-en notre expérience helvétique : au plus intime de lui-même, chacun expérimente dans le silence de sa conscience qu’il a affaire à deux


réalités opposées et incompatibles. Un vocabulaire adéquat contribue de fait à une meilleure formation des consciences. L’EXPRESSION D’_«AIDE ACTIVE À MOURIR» _A ÉTÉ INTRODUITE DANS LE DÉBAT


PAR LE COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D’ÉTHIQUE. POURQUOI CETTE NOTION D’_«AIDE» _EST-ELLE PROBLÉMATIQUE ? F-X P. – À l’étranger, on évite d’ordinaire l’expression ambiguë _« d’aide active à


mourir »_. D’abord, toute aide est active par définition. Mais surtout, on y met deux réalités très différentes : soulager la souffrance et provoquer la mort ou y contribuer. Dans le premier


cas, quand un soignant augmente les doses d’antalgiques, son intention subjective est claire : _soulager_. Cette pratique est au service de la vie, même si ce traitement légitime induit


parfois un effet secondaire indésirable hâtant le décès. Dans le second cas de l’euthanasie, ou du suicide assisté quand le patient pose lui-même le dernier geste, le but objectif inscrit


dans l’acte lui-même consiste à _donner la mort_. En mélangeant ces réalités sous un même terme, on cherche à faire porter aux soignants la responsabilité de soulager la souffrance en


éliminant la personne souffrante ! Ce n’est plus de la médecine ni du soin : il s’agit ni plus ni moins que d’une prestation de service visant une _assistance _voire une _incitation _au


suicide, comme le prévoit un autre article du Code pénal suisse (art. 115). En mélangeant ces réalités sous un même terme, on cherche à faire porter aux soignants la responsabilité de


soulager la souffrance en éliminant la personne souffrante ! UNE RÉCENTE ÉTUDE MONTRE QUE PRÈS D’UN FRANÇAIS SUR DEUX NE DISTINGUE PAS  CLAIREMENT EUTHANASIE, SUICIDE ASSISTÉ ET AIDE À


MOURIR. F-X P. – Contrairement à ce qu’on ne cesse de répéter, les mots ne désignent pas simplement les choses : ils signifient des concepts, lesquels dans leur universalité signifient les


innombrables situations particulières. Or les situations réelles sont souvent complexes. Je pense à cette patiente qui, ne voulant pas quitter son appartement pour une maison de retraite, a


décidé d’interrompre son traitement de dialyse, sachant qu’elle allait mourir dans les jours suivants. Était-ce un refus d’obstination, ou était-ce un acte suicidaire ? L’ambiguïté de cette


situation ne justifie pas qu’on rajoute de l’obscurité dans les concepts et de la confusion dans les mots : on ajouterait du mal au mal. C’est donc un devoir éthique de penser clairement en


utilisant des termes distincts. En effet, les difficultés réelles d’une telle situation n’affectent en rien l’exigence de vérité : il y a _« euthanasie »_ lorsqu’un tiers injecte un produit


létal, soit à la demande de la personne, soit sans son consentement comme aux Pays-Bas dans le cas de nouveau-nés handicapés. Il y a _« suicide assisté »_ lorsque la personne elle-même


effectue le dernier geste : celle-ci doit donc être en pleine possession de sa capacité de discernement. En Suisse, l’écrasante majorité de ces assistances ne requiert la présence physique


d’aucun professionnel de la santé : c’est une prestation de service d’ordinaire délivrée par des bénévoles. Le syntagme _« aide à mourir »_ entretient donc la confusion. En effet, quand on


parle d’aide, c’est d’ordinaire pour signifier un acte visant à prendre soin de la personne ; dans ce sens, les soins palliatifs sont une _«aide à vivre»_, fût-ce les derniers moments si


importants de la vie. Aussi l’assistance au suicide contredit-elle les soins palliatifs : elle les interrompt ; elle ne couronne pas l’accompagnement, elle le stoppe, elle ne soulage pas le


patient, elle l’élimine. CETTE CONFUSION EST-ELLE, SELON VOUS, VOLONTAIRE ? F-X P. – Ce serait trop simple, trop rassurant d’y voir une manipulation. Le problème est plus profond,


civilisationnel. Notre société humaniste a toujours souligné la diversité des situations singulières, dont les circonstances atténuantes vont parfois jusqu’à excuser un acte objectivement


répréhensible. Depuis quarante ans environ, on imagine à tort que ces disparités sont telles que, incommensurables à une norme commune du bien et du mal, les situations échappent à toute


évaluation éthique objective : chacun se prétend juge de sa propre vérité. Un tel relativisme massif assène, de manière non relativiste d’ailleurs, que chaque cas est si singulier qu’il


échappe aux normes universelles du bien et du mal. Du fait qu’il serait cautionné et médicalement assisté, un suicide ne serait plus un suicide ? Le voilà transmué en _« mort naturelle »_,


ou _« autodélivrance »_ comme le nomment publiquement nos associations ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité). Cependant, notre intelligence pense de manière universelle


et nos lois ne peuvent être que générales ; or comme on a vidé de toute universalité notre monde hyperindividualisé et atomisé, il ne reste dès lors qu’un ultime recours : le langage. Telle


est l’idéologie massive du _« conventionnalisme »_ ou _« nominalisme extrême »_ : il suffirait de changer les mots pour, magiquement, modifier l’ordre du monde. Conventionnel, le vocabulaire


déterminerait des classifications supposées changer les choses. D’ordinaire, le bon sens situe sans confusion d’un côté le suicide (acte de se tuer soi-même), avec ses différents motifs et


modalités, assisté ou non. De l’autre les soins. Mais voici qu’on décrète de manière arbitraire que, puisqu’il est assisté par un médecin qui délivre la dose de Pentobarbital de sodium, le


suicide transite du côté des soins. L’acrobatie du langage modifie donc l’ordre du monde : on a désormais d’un côté le suicide, qu’on s’emploie à prévenir, de l’autre _« l’aide à mourir »_,


fourre-tout amalgamant accompagnement médical, euthanasie et suicide assisté. Tout cela est bien plus grave qu’une mauvaise manipulation : il s’agit d’une idéologie affolante relevant de


l’hybris. En effet, quelle est la racine secrète d’une pareille prétention à une parole qui _fait être_ ce qu’elle dit ? « Tout cela est bien plus grave qu’une mauvaise manipulation : il


s’agit d’une idéologie affolante relevant de l’hybris. » LE CONTRE-EXEMPLE SUISSE PEUT-IL ÉCLAIRER NOTRE SITUATION FRANÇAISE ? F-X P. – Le gouvernement suisse s’est bien gardé de proposer


une loi sur le sujet. Une loi donne toujours un signal symbolique fort : quand on légalise, on balise puis on banalise. En Suisse, l’assistance au suicide s’appuie sur un article du code


pénal vieux d’un siècle, initialement conçu pour des cas très exceptionnels dans l’armée, après qu’un soldat _«perdu d’honneur»_ avait emprunté l’arme d’un camarade pour mettre fin à ses


jours. Dès le début donc, l’assistance au suicide a été conçue _en dehors_ de tout contexte médical. Mais les associations ADMD s’y sont engouffrées, et les suicides assistés ont explosé :


+825 % en vingt ans. En septembre 2024 à Schaffhouse, la capsule australienne _«Sarco»_ a été utilisée pour la première fois. Elle permet un suicide sans aucune intervention médicale. C’est


la preuve que l’assistance au suicide n’a, fondamentalement, rien à voir avec la médecine, ni avec les soins. Aucun langage adouci ni aucune communication compassionnelle n’y changeront quoi


que ce soit : les faits, eux, ne changent pas.