«pierre nora accueillait ses auteurs avec l’élégance d’un éditeur des temps anciens»

«pierre nora accueillait ses auteurs avec l’élégance d’un éditeur des temps anciens»


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FIGAROVOX/HOMMAGE - L’avocat et essayiste Michel Guénaire a rencontré le créateur de la revue Le Débat en 1988, qui l’a ensuite publié. Il rend hommage à cet «éditeur de la mémoire», décédé


ce 2 juin. Publicité _Michel Guénaire est avocat d’affaires et écrivain. Dernier livre paru :_ La Visite (2025, Grasset). ------------------------- « _Les souvenirs obéissent aux lois de la


mémoire et non à celles de l’histoire_ », a écrit Pierre Nora dans_ Jeunesse_, son livre le plus personnel. Où il a raconté le destin de sa famille durant la Seconde Guerre mondiale, la


fuite à Hendaye et le refuge dans le Vercors pour l’enfant qu’il était, avant de décrire son parcours de l’après-guerre jusqu’à nos jours, en le résumant par cette formule a-sartrienne : la


« _reconquête d’une positivité juive_ ». C’était il y a soixante ans. Fin 1965, Pierre Nora entrait chez Gallimard. L’année suivante, il était témoin de la rupture avec Hachette, à l’origine


du décollage commercial de Gallimard avec la Sodis et Folio. Et lui se lançait, chez l’éditeur qui le chargeait de la non-fiction et attendait qu’il y fît ses preuves, dans ce qui devait


être la plus grande entreprise éditoriale moderne au service de l’Histoire, en créant la_ Bibliothèque des Histoires_ après la _Bibliothèque des sciences humaines_, à laquelle feront suite


la collection _Témoins. _Les grands noms se succèdent : Michel Foucault, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Georges Duby, François Furet jusques


et y compris Elias Canetti. Ils vont occuper, ce que Pierre Nora a nommé dans _Une étrange obstination_, le livre qui a suivi _Jeunesse_, les «_ « trente glorieuses » de l’histoire et des


historiens _». Ces années démarrent à la fin des vraies Trente glorieuses. Curieux enchaînement quand on y réfléchit. C’est « _la fin des années de croissance accélérée et les débuts d’une


profonde mutation de la conscience historique et nationale _», note Pierre Nora toujours dans _Une étrange obstination_. Les historiens élaborent une « _histoire intellectuelle du politique


_», notamment au moment du Bicentenaire de la Révolution française, révélant « _le rapport étroit que la France, plus que tout autre pays, a entretenu entre le littéraire et le national_ ».


Nul ne pourra nier que cette mutation de la conscience historique n’a pas été politique. Pierre Nora confessera s’être appuyé pour lancer son entreprise sur _Le Nouvel Observateur_, « _qui a


servi aux auteurs de caisse de résonance_ ». Suivons toujours Pierre Nora : à la fin de ce cycle, apparaît une nouvelle histoire où l’évènement est « _désormais immédiat, une histoire en


direct, une histoire chaude, une histoire crue_ ». Et cependant il n’y a plus d’évènement majeur ou profond, puisque c’est « _la fin de l’idée révolutionnaire_ ». C’est alors ce qu’il nomme


« _un présent historique, lourd d’un gonflement de la fonction de mémoire, de l’hypertrophie des instruments de cette mémoire : musées, archives, bibliothèques, collections, numérisation des


stocks, banques de données, chronologies_ ». Les historiens livrent leurs propres opinions. Ils se regardent, jugent leur itinéraire et finissent par parler d’eux, « _une manière


d’ego-histoire_ ». > Pierre Nora nous avait fait découvrir de grandes périodes signant > des civilisations, et celles-ci finissaient leur course dans le > moment arrêté des musées 


et des célébrations. > Michel Guénaire Dans les _Lieux de mémoire_, « _l’État-nation traditionnel se transformait en Nation-Mémoire_ ». La mémoire, écrit Pierre Nora, devient «


_l’économie du passé dans le présent _», ou, comme le disait Proust, lu par Pierre Nora en quinze jours, à seize ans, auquel il rend un hommage appuyé et vers lequel il reviendra


passionnément à la fin de sa vie, « _présence du passé dans le présent_ ». Cette trajectoire, la transformation du sujet de l’histoire sous l’emprise de ces historiens, la nouvelle relation


de l’histoire avec le temps engendrée par eux, ne devait-elle pas cependant être réductrice du sens que devait et pouvait toujours conserver l’Histoire ? Pierre Nora nous avait fait


découvrir de grandes périodes signant des civilisations, et celles-ci finissaient leur course dans le moment arrêté des musées et des célébrations. Proust, resté cloîtré à la fin de sa vie


chez lui pour écrire les derniers tomes de _La Recherche_, se nourrissant de café au lait qu’il a remplacé par des carafes de bière que son chauffeur va chercher au Ritz et qu’il tient à


boire glacée, a terminé son œuvre dans une chambre qui se refermait sur lui. Si la mémoire signe la présence du passé dans le présent, l’Histoire ne devait-elle pas toujours tendre à


dépasser le présent mémoriel ? Et puis, il y eut l’aventure du_ Débat_, la revue et la collection. Sur les « _deux fronts _» : « _contre la spécialisation savante de type universitaire, et


contre la simplification journalistique _», a-t-il toujours dit et rappelé. Avec le compère admirable, et complémentaire : Marcel Gauchet, dont Pierre Nora dira qu’il a « _une pensée qui le


met à part de presque tous ses contemporains_ », tournée vers ce que Marcel Gauchet nommera _L’avènement de la démocratie_. « _Il y a du Péguy en lui_ », a écrit Nora. Ce qui désigne une


indépendance et une force. Maintenant, je le revois : Pierre Nora, dans ce petit bureau aux murs nus chez Gallimard, parce qu’il disait qu’il n’y était que de passage, et où il accueillait


ses auteurs avec l’élégance d’un éditeur des temps anciens,– comme je me revois moi-même : dans la salle sans fenêtre à côté de son bureau, pour signer le service de presse de mon essai,


_Déclin et renaissance du pouvoir_, il y a vingt-cinq ans. Outre cet essai dans la collection, je devais publier onze articles dans la revue entre 1991 et 2018. Une édification scientifique


majeure, et une place centrale dans le débat d’idées, auront marqué notre mémoire intellectuelle et politique. Partons de celle-ci pour revenir à l’Histoire. À partir des _Lieux de mémoire_,


ce sera celui de la nation. Non pas une nation-musée, mais une nation-projet. Une histoire tour à tour évènementielle, soudaine et inédite, se moquant de tout passé figé, encensé et


célébré, doit aujourd’hui écrire l’avenir de la nation. En hommage à Pierre Nora. -------------------------