
La fast fashion, ou l’habit des invisibles
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Je suis née dans un quartier populaire. Je fais partie de ce qu'on appelle les classes modestes, et je me suis battue justement contre la misère intellectuelle, pour l'accès à la
culture, l'accès au beau et l'accès aux belles choses. Aujourd'hui, je suis chroniqueuse, militante républicaine, et surtout une femme libre. Et cette tribune, je l'écris
aussi en tant que grand-mère. Mes petites-filles adorent s'habiller, changer de style. À travers elles, je vois à quel point la mode est un moyen d'expression, de dignité.
C'est pourquoi la question de la fast fashion me touche. Derrière le tissu, il y a des corps, des regards, des existences. Et trop souvent, ce sont ceux qui ont le moins de choix que
l'on accuse d'en faire les mauvais.
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La fast fashion est régulièrement pointée du doigt : pollution, exploitation, surproduction. Ces critiques sont légitimes. Mais on oublie ce qu'elle permet : elle habille celles et ceux
que la société ne voit plus. Elle donne aux invisibles le droit de se sentir beaux, dignes, regardés.
La mode est un langage social, un marqueur d'appartenance. Refuser l'accès à ces codes, c'est exclure des millions de jeunes, de femmes seules, de familles modestes. Et cela,
au nom de principes écologiques parfois brandis par ceux qui polluent le plus.
Soyons honnêtes : qui détruit vraiment la planète ? Les jeunes qui achètent un jean à 15 euros ? Ou les ultra-riches, leurs jets privés, leurs piscines chauffées, leurs SUV ? Pourtant, on
exige toujours des plus modestes qu'ils soient vertueux : manger local, s'habiller éthique… même quand c'est hors de prix.
L'écologie devient une morale punitive. On culpabilise au lieu d'émanciper. Or, on ne construit pas une conscience écologique sur la honte, surtout quand elle frappe ceux qui
n'ont pas les moyens d'agir autrement.
Le vêtement est un marqueur social, culturel, émotionnel. Et pourtant, il y a ceux qui savent décoder les codes, et ceux à qui on ne donne même pas cette chance. Prenez un entretien
d'embauche. On conseille au jeune : « Adapte ta tenue. » Encore faut-il avoir l'armoire… et le portefeuille. Certains bricolent des looks, usent de créativité. Mais cela suppose
une maîtrise du style, une confiance en soi, une culture familiale. Ce n'est pas donné à tous. Beaucoup restent prisonniers d'une apparence qu'ils subissent.
Les jeunes sont pourtant sensibilisés à l'écologie. Dès l'école, ils apprennent à trier, à préserver. Mais dans le quotidien, la pression sociale de l'apparence domine. Et
leur condition sociale ne leur laisse pas le choix. On veut leur faire porter le fardeau écologique sans leur donner d'alternatives viables.
La solution ? Elle ne viendra pas d'une taxe punitive. Elle viendra d'un encadrement de la production, de la responsabilisation des marques, d'une volonté politique. Mais
sûrement pas en humiliant ceux pour qui la fast fashion est la seule échappatoire. Il faut aussi comprendre que le rapport des jeunes aux vêtements a changé. Ce qui choque les anciens – le «
tout jetable » – est devenu pour eux une manière d'exister. Se changer souvent, c'est se réinventer.
Quant aux matières comme le polyester, tant décriées dans la fast fashion, elles sont aussi omniprésentes dans le luxe. Il y a là une hypocrisie de classe. Ce qui est toléré chez les riches
devient blâmable chez les pauvres. La culpabilisation écologique est une nouvelle forme d'injustice sociale. On voudrait que les plus pauvres portent le poids d'un système
qu'ils n'ont jamais contrôlé, sans qu'on leur offre d'alternatives accessibles.
Bien sûr que la fast fashion doit évoluer. Mais faut-il pour autant exclure ceux qui n'ont que ça ? Leur interdire le droit au style, à la fierté, à l'estime de soi ? Le vrai
scandale, ce n'est pas que des jeunes achètent des vêtements bon marché. Le vrai scandale, c'est que notre société ne leur propose rien d'autre.
À Découvrir LE KANGOUROU DU JOUR Répondre Alors avant de faire la morale à celles et ceux qui survivent, demandons enfin des comptes à ceux qui profitent. Et si la mode devient plus
responsable, qu'elle n'oublie pas de rester accessible. Parce que la dignité, elle aussi, doit être universelle.
_* ZOHRA BITAN est chroniqueuse sur RMC (Les Grandes gueules), et engagée dans l'insertion professionnelle des jeunes_