
Pourquoi a-t-on si longtemps frappé les enfants pour les éduquer ?
- Select a language for the TTS:
- French Female
- French Male
- French Canadian Female
- French Canadian Male
- Language selected: (auto detect) - FR
Play all audios:

POURQUOI A-T-ON SI LONGTEMPS FRAPPÉ LES ENFANTS POUR LES ÉDUQUER ?
Qu'on puisse avoir recours à des gestes violents dans un cadre éducatif choque aujourd'hui profondément l'opinion publique, à raison. Pourtant, l'interdiction de frapper
des enfants est le fruit d'une longue histoire. Si les châtiments corporels ont été abolis en 1803 dans les écoles, ils ont perduré jusque dans les années 1970-1980. Et c'est la
loi de 2019 seulement qui a banni la fessée et autres violences éducatives ordinaires dans les familles. Comment expliquer de telles résistances ? Comment les arguments qui ont travaillé à
dissocier sanction et violence ont-ils fait leur chemin ?
Recevez l’information analysée et décryptée par la rédaction du Point.
Merci ! Votre inscription a bien été prise en compte avec l'adresse email :
Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte
En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.
Longue et vieille est l'histoire des châtiments corporels. N'oublions pas qu'ils faisaient partie des moyens légitimes pour maintenir les enfants dans la plus stricte
obéissance dans une société romaine où le _pater familias_ détenait un pouvoir absolu sur l'ensemble des membres de la maisonnée.
À LIRE AUSSI ÉDUCATION DES ENFANTS : LA GUERRE EST DÉCLARÉE Certes, aucun texte important de la tradition pédagogique, même sous l'Ancien Régime, ne fait l'apologie de la violence
et l'éloge des coups. Mais, lorsque l'on se penche sur la culture disciplinaire de notre école, on y découvre un étrange répertoire : le fouet, la trique, le martinet, la férule,
la cabourne, les verges, le bonnet d'âne, le banc d'ignominie, le genouiller, le cachot, le pensum, l'habit de bure, les arrêts… La liste des instruments et des techniques
punitives utilisés dans le cadre scolaire au fil de l'histoire est impressionnante.
Trop obnubilé par le thème de l'enfant gâté qui tourne mal, le Moyen Âge ne condamne pas la correction physique. Les humanistes de la Renaissance, qui proposent de fonder
l'éducation sur la confiance et sur l'émulation, ne renoncent pas, eux non plus, aux vertus apaisantes de la trique, comme l'attestent leurs écrits.
Ce qu'ils redoutent, c'est l'excès, l'abus, l'usage incontrôlé, comme l'écrit Érasme dans le _Declamatio de pueris_ : « Je reviens à l'enfance […], rien
n'est plus nuisible que l'accoutumance aux coups ; l'usage déréglé qui en est fait transforme une nature bien douée en un caractère intraitable et celle qui est plus commune
est réduite au désespoir ; leur répétition continuelle fait que le corps s'indure aux coups comme l'esprit aux paroles… »
À LIRE AUSSI CAROLINE GOLDMAN : « DES PARENTS SONT EN SOUFFRANCE. ON LEUR A MENTI » Deux éléments vont venir modifier la donne éducative. Le premier est une invitation à reconsidérer
l'enfant, c'est l'œuvre de Rousseau. Tant que l'enfant est perçu comme un petit être tordu ou marqué par le péché, il semble légitime d'employer des moyens
coercitifs pour le redresser ou l'inscrire dans l'ordre apaisé de la culture. Mais, dès qu'il est considéré comme une promesse riche d'une humanité à venir, ce sont non
seulement les modalités mais aussi le sens même de l'acte éducatif qui s'en trouvent modifiés.
Il ne s'agit plus de redresser mais d'aider, d'accompagner, en un mot, de faciliter l'actualisation de potentialités déjà présentes. Il a fallu cette inversion du
postulat anthropologique pour que la question des châtiments corporels, et plus largement de la sanction, se trouve reformulée. Le second élément est l'importance du courant hygiéniste
qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec notamment Riant, Hément et Jacquey, va avoir un grand retentissement en dénonçant les dangers de certaines formes punitives pour la santé des
enfants.
À la fin du Second Empire, les autorités éducatives, gagnées par ces nouvelles idées, reprendront à leur compte la critique médico-morale des hygiénistes contre le régime disciplinaire des
établissements d'enseignement public. C'est finalement assez logiquement que la IIIe République réaffirmera, en 1887, l'interdiction des châtiments corporels dans les petites
écoles de la République.
L'interdiction juridique n'a pas fait disparaître les châtiments corporels de nos écoles. Il faudra attendre les années 1980, pratiquement un siècle, pour les voir totalement
s'éclipser. Ce qui rend obsolète une pratique, c'est la conscience partagée de sa nocivité et de son inutilité. Une attitude théoriquement discréditée mais tenue pour nécessaire
n'est jamais totalement abandonnée. Niée et dénoncée dans les discours, elle continue à occuper une place silencieuse dans les pratiques.
C'est ce qu'avait bien compris Franck d'Arvert, auteur de l'article « Punitions » dans le fameux _Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire_ de Ferdinand
Buisson (1888) : « Les règlements qui autorisent les châtiments corporels en les limitant ne sont qu'un compromis […] entre des usages traditionnels dont on reconnaît le danger et un
idéal que l'on approuve mais que l'on croit irréalisable. […] En éducation, les raisons d'ordre pratique priment toutes les autres. »
Tout au long du XXe siècle, c'est une effervescence pédagogique comparable à celle de la Renaissance que vont connaître les pays anglo-saxons et européens. Avec Decroly, Claparède,
Montessori, Ferrière, Freinet, Dewey ou encore Cousinet, qui sont les principales figures de cette révolution éducative, c'est l'ensemble des positions de la pédagogie
traditionnelle qui est revisité : le recours à la contrainte, l'exercice de l'autorité, le rôle du maître, la place de l'effort, etc.
Les novateurs en appellent, par-delà leurs différences d'inspiration, à la participation des élèves, à leur esprit d'initiative et à leur créativité. L'étude ne doit plus être
pensée comme une ascèse, mais comme un moment d'enrichissement personnel et d'épanouissement collectif, ce qui engage le maître à repenser son enseignement en termes de motivation
et d'accompagnement.
Le courant novateur va montrer, non de manière théorique mais pratique, et c'est peut-être sa plus belle victoire, que l'on peut éduquer un grand nombre d'élèves et leur
enseigner sans recourir à la violence. N'oublions pas également que les années 1970-1980 vont être marquées par le refus grandissant de certains parents, notamment de ceux issus de
milieux aisés, de voir leurs enfants maltraités par des enseignants. La pression sur l'école a aussi été externe, ne minorons pas ce facteur.
À LIRE AUSSI COMMENT L'ÉCOLE INFLUE SUR LA CONSTRUCTION DE LA CONFIANCE EN SOI DES ÉLÈVESIl faudra attendre le 6 mars 2019 pour que les châtiments corporels soient interdits dans la
famille. Il a fallu pas moins de quarante ans pour que la France rejoigne la Suède (1979), pionnière en la matière. Et pourtant, nous savions déjà que les châtiments corporels étaient
inefficaces pour supprimer les conduites socialement indésirables. Nous savions aussi qu'il existait un lien entre punitions corporelles subies et comportements antisociaux à venir
(délinquance, agressions sexuelles, violences conjugales…).
À Découvrir LE KANGOUROU DU JOUR Répondre Il est vrai que la famille a longtemps été une zone de non-droit. Il y a eu aussi la douce illusion que l'amour parental freinerait les excès
et garantirait un droit de correction mesuré. Mais il faudra aussi se demander un jour si la difficulté que l'on a eue à se saisir de la question complexe de la sanction pour oser la
penser comme une réponse qui doit faire sens, et non plus faire mal, n'est pas aussi responsable de ce terrible retard. Car on ne peut vraiment tourner la page de la violence éducative
que si s'esquissent d'autres manières de faire.
_* Eirick Prairat, professeur de philosophie de l'éducation, membre de l'Institut universitaire de France (IUF), université de Lorraine._