
« geonomics », nationalisme et commerce, par michael roberts
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Cet article a été publié le 13 mai 2025 sur le blog Michael Roberts. Les « _geonomics_ » sont un néologisme utilisé pour parler des théories et politiques économiques internationales.
Gillian Tett déclarait récemment dans le _Financial Times_, que dans le passé, « _il était généralement admis que c’était l’intérêt économique rationnel qui régnait, et non pas les
magouilles politiques. La politique était considérée comme un dérivé de l’économie, et non l’inverse. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La guerre commerciale déclenchée par le président
américain Donald Trump a choqué de nombreux investisseurs, tant elle semble irrationnelle au regard des normes de l’économie néolibérale. Mais « rationnelle » ou non, elle reflète le passage
à un monde où l’économie a pris le pas sur les jeux politiques, non seulement en Amérique, mais aussi partout dans le monde_ ». Lénine disait que « _la politique est l’expression concentrée
de l’économie_ », argumentant ainsi que les politiques des États et leurs « _continuations par d’autres moyens_ », c’est-à-dire les guerres, étaient justifiées en dernière instance par les
intérêts économiques des classes dirigeantes et du capital de chaque pays. La politique de Donald Trump aurait renversé ce paradigme : l’économie serait désormais régie par la politique ;
les intérêts de classe des bourgeoisies nationales par les intérêts politiques de castes. Et nous aurions donc besoin de théories économiques capables de modéliser ce tournant : place aux «
_geonomics_ ». Voilà que les _geonomics_ émergent pour rendre cette politique respectable et « réaliste ». La démocratie libérale et le multilatéralisme ainsi que l’économie libérale –
c’est-à-dire le libre-échange et les marchés libres –, ne sont plus pertinents pour les économistes, formés auparavant à promouvoir un monde économique d’équilibre, d’égalité, de concurrence
et d’« avantages comparatifs » pour tous. Tout cela, c’est fini : désormais, l’économie consiste en des luttes de pouvoir menées par des États poursuivant leurs propres intérêts nationaux.
Dans un récent article, les économistes spécialisés dans l’OMC et les politiques commerciales internationales Aaditya Mattoo, Michele Ruta et Robert W. Staiger défendaient que les
économistes doivent aujourd’hui considérer que pour exercer leur puissance, les pays n’useront plus de l’aval économique, mais du pouvoir politique brut. Dans cette perspective, dans les
prochaines années les États-Unis mettraient de côté leurs gains de productivité et d’investissements intérieurs pour contraindre par la force les autres pays à aller dans leur sens. Ainsi,
selon ces économistes, « _les pays hégémoniques cherchent souvent à influencer des entités étrangères sur lesquelles ils n’ont pas de contrôle direct. Ils le font soit en menaçant de
conséquences négatives si la cible n’entreprend pas les actions souhaitées, abaissant ainsi l’option extérieure de la contrainte de participation, soit en promettant des avantages positifs
si la cible entreprend les actions souhaitées_ ». Selon ces chercheurs de la Banque Mondiale, ce virage vers une « économie du pouvoir » peut bénéficier à la fois aux grandes puissances et
aux cibles de leurs menaces : « _l’hégémonie peut être façonnée de manière à ce que l’économie mondiale en tire profit_ ». Une opinion qui n’est sûrement pas partagée par la Chine, dont
Trump, en tant que dirigeant de la seule puissance hégémonique aujourd’hui, tente d’étrangler l’économie à coup de sanctions, de taxes douanières exorbitantes et de boycott des entreprises
et investisseurs chinois partout dans le monde. Les États-Unis sont déterminés à utiliser tous les moyens de politique, y compris la guerre si nécessaire, contre leurs opposants pour
maintenir leur place sur l’échiquier mondial et le remodeler en leur faveur. Mais l’agressivité des États-Unis pourrait tout de même être bénéfique pour l’économie mondiale. Que les pays
pauvres du monde entier qui sont confrontés à des droits de douane importants sur leurs exportations vers les États-Unis se le tiennent pour dit. Bien entendu, l’idée d’une coopération
internationale entre acteurs égaux pour faciliter le commerce et l’extension des marchés a toujours été une illusion. Il n’y a jamais eu de commerce entre égaux ; il n’y a jamais eu de
concurrence « loyale » entre des capitaux de taille à peu près égale au sein des économies ou entre les économies nationales sur la scène internationale. Les grands et les forts ont toujours
mangé les faibles et les petits, en particulier lors des crises économiques. Qui plus est, cela fait deux siècles que les puissances impérialistes occidentales pillent sans relâche des
milliers de milliards de dollars de ressources des économies périphériques de pays dominés. Ceci dit, il est vrai qu’une partie des élites capitalistes a changé d’avis sur la politique
économique, en particulier depuis la crise financière mondiale de 2008 et la longue dépression qui s’est ensuivie au niveau de la croissance économique, de l’investissement et de la
productivité. Dans l’immédiat après-guerre, des agences commerciales et financières internationales ont été créées sous le contrôle, principalement, des États-Unis. La rentabilité du capital
dans les principales économies était élevée, ce qui a permis au commerce international de se développer, parallèlement à la renaissance de la puissance industrielle européenne et japonaise.
C’est également à cette époque que l’économie keynésienne a dominé, c’est-à-dire que l’État a agi pour « gérer » le cycle économique en cours et soutenir l’industrie au moyen d’incitations
et même d’une certaine stratégie industrielle. Titre : Taux de profit sur le capital du G7 (pondéré) % Texte du graphique : l’âge d’or, profitabilité ; baisse de la profitabilité ; émergence
du néolibéralisme : reprise de la profitabilité ; longue dépression : baisse de la profitabilité. Cet « âge d’or » des Trente Glorieuses a pris fin dans les années 70, lorsque les taux de
profit du capital ont brutalement chuté (si l’on suit la théorie de Marx) et que les grandes économies ont subi le premier effondrement simultané en 1974-75, suivi en 1980-2 par un profond
ralentissement de l’industrie manufacturière. L’économie a abandonné le keynésianisme, perçu comme un échec, et est revenue à l’idée néoclassique des marchés libres, de la libre circulation
des échanges et des capitaux, de la déréglementation de l’ingérence de l’État et de la propriété de l’industrie et de la finance, et de l’écrasement des organisations syndicales et du
mouvement ouvrier. Mais l’économie ne peut pas échapper à la théorie du profit, et les principales économies ont de nouveau vu les taux de profit de leurs secteurs productifs chuter au début
du XXIe siècle. Cette réalité a beau avoir été maquillée par un essor considérable du crédit dans la finance, l’immobilier et d’autres secteurs dits improductifs, elle n’en est pas moins
restée une crise sous-jacente de la rentabilité. Dans le graphique ci-dessous, la ligne bleue représente la rentabilité des secteurs productifs américains, et la ligne rouge, la rentabilité
globale. Source : BEA NIPA tables, calculs de l’auteur Cette stratégie a inévitablement mené à une crise financière mondiale, la crise de la dette européenne et une période de « Longue
Dépression » suite à la récession de 2008-2009, aggravée par la crise du Covid en 2020. Le capital européen en est sorti déstabilisé. Suite à un essor prodigieux dans l’industrie, le
commerce, ainsi que la technologie, l’économie américaine a vu émerger un nouveau rival que les crises successives des économies occidentales n’ont pas touché : la Chine. Au début des années
2020, comme le souligne Gillian Tett du _Financial Times_, « _le balancier oscille à nouveau vers un protectionnisme plus nationaliste (avec une touche de keynésianisme militaire), ce qui
correspond à un schéma historique. Aux États-Unis, le trumpisme constitue une forme extrême et instable de nationalisme, qui semble désormais être étudiée sérieusement par la toute nouvelle
école de « geonomics_ ». L’intervention et le soutien du gouvernement, de type keynésien, pour protéger et relancer les secteurs productifs affaiblis aux États-Unis est une politique que
Biden avait lancée, en parallèle d’une “stratégie industrielle” d’incitations et de financements gouvernementaux en faveur des géants américains de la technologie, associée à des droits de
douane et des sanctions contre les rivaux, c’est-à-dire la Chine. Ce que fait Trump aujourd’hui, ce n’est que de durcir cette stratégie. » La politique protectionniste de Trump sur le plan
international s’accompagne au niveau national d’une politique d’intervention qui consiste à décimer les services publics, à mettre fin aux dépenses de protection de l’environnement et du
climat, à déréguler la finance et l’environnement, tout en renforçant les forces militaires et de sécurité intérieure (en particulier pour augmenter les déportations et la répression). Les
économistes de droite œuvrent donc pour rendre sensée et enviable cette politique économique brutale aux yeux de la population américaine. Marc Fasteau et Ian Fletcher, deux économistes
adulés par la communauté MAGA et membres du “Council for a Prosperous America” (Conseil pour une Amérique prospère), un organisme financé par un groupe de petites entreprises de la
production et du commerce intérieur, ont récemment déclaré dans un nouveau livre intitulé _Industrial Policy for the United States_ : « _Nous sommes une coalition inégalée d’industriels, de
travailleurs, d’agriculteurs et d’éleveurs qui travaillent ensemble pour reconstruire l’Amérique pour nous-mêmes, nos enfants et nos petits-enfants. Nous privilégions l’emploi de qualité, la
sécurité nationale et l’autosuffisance nationale par rapport à la consommation bon marché._ » Cet organisme défend donc activement l’unité entre le capital et les travailleurs pour «
_rendre à l’Amérique sa grandeur_ ». Fasteau et Fletcher défendent que si l’hégémonie des États-Unis est en difficulté sur la scène internationale, c’est à cause du néolibéralisme et de
l’économie de marché néoclassique : « _Le laissez-faire a échoué et une politique industrielle solide est le meilleur moyen pour l’Amérique de rester prospère et sûre. Trump et Biden ont mis
en place certains éléments, mais les États-Unis ont maintenant besoin de quelque chose de systématique et de complet, y compris des droits de douane, un taux de change compétitif et un
soutien fédéral à la commercialisation – et pas seulement à l’invention – des nouvelles technologies. _ » La « politique industrielle » que défendent ces deux auteurs repose sur trois
piliers : reconstruire les industries nationales clés ; protéger ces industries de la concurrence étrangère par le biais des taxes douanières et de sanctions à l’encontre des économies
étrangères qui posent un problème aux exportations américaines ; et enfin, « gérer » le taux de change du dollar de manière que le déficit commercial américain disparaisse – c’est-à-dire
dévaluer le dollar. Fasteau et Fletcher réfutent la théorie ricardienne de l’avantage comparatif, théorie sur laquelle s’appuie encore le discours économique dominant pour affirmer que le «
libre » échange international profitera à tous les pays, toutes choses égales par ailleurs. Ils considèrent que le « libre-échange » peut en fait réduire la production et les revenus d’un
pays comme les États-Unis en raison des importations bon marché, provenant de pays où la main d’œuvre est peu chère, qui détruisent les producteurs nationaux et affaiblissent la capacité de
ces derniers à gagner des parts de marché à l’exportation au niveau mondial. Ils affirment que les politiques protectionnistes de taxation des importations peuvent stimuler la productivité
et les revenus de l’économie nationale. Ce qui les amène à dire que « _la politique américaine de libre-échange, forgée à une époque révolue de domination économique mondiale, a échoué tant
en théorie qu’en pratique. Des modèles économiques novateurs ont montré comment des droits de douane bien conçus, pour ne citer qu’un exemple de politique industrielle, pourraient nous
offrir de meilleurs emplois, des revenus plus élevés et une croissance du PIB_ ». Ainsi, en suivant leur raisonnement, Fasteau et Fletcher en viennent à affirmer que l’augmentation des taxes
douanières fait augmenter les salaires. Ce que révèle en réalité la position des deux économistes en question, ce sont les intérêts du capital américain à se recentrer sur une économie
nationale pour pallier le fait qu’il n’est plus en mesure d’être compétitif sur les marchés comme il l’était jusqu’à présent. Comme l’affirmait Engels au XIXe siècle, le libre-échange est
soutenu par la puissance économique hégémonique tant qu’elle domine les marchés internationaux avec ses produits ; mais lorsqu’elle perd sa position dominante, elle adopte des politiques
protectionnistes. C’est ce qui s’est passé à la fin du XIXe siècle avec la politique britannique. Aujourd’hui, c’est au tour des États-Unis. Ricardo (et les économistes néoclassiques
d’aujourd’hui) a tort de prétendre que tous les pays profitent du commerce international s’ils se spécialisent dans l’exportation de produits pour lesquels ils disposent d’un « avantage
comparatif ». Le libre-échange et la spécialisation fondée sur l’avantage comparatif n’entraînent pas une tendance à l’avantage mutuel. Ils créent davantage de déséquilibres et de conflits.
En effet, la nature des processus de production capitaliste crée une tendance à la centralisation et à la concentration croissantes de la production, ce qui conduit à un développement inégal
et à des crises. D’autre part, les apologistes du protectionnisme ont tort de prétendre que les droits de douane et d’autres mesures du même acabit peuvent rétablir la part de marché
antérieure d’un pays. Mais Fasteau et Fletcher n’ont pas que les droits de douane en tête. Ils définissent la politique industrielle comme suit : « _Un soutien gouvernemental délibéré aux
industries, ce soutien pouvant être classé en deux catégories. Premièrement, les politiques générales qui aident toutes les industries, comme la gestion des taux de change et les allègements
fiscaux pour la R&D. Il y a ensuite les politiques qui ciblent des industries particulières ou des secteurs particuliers. Deuxièmement, les politiques qui ciblent des industries ou des
technologies particulières, telles que les taxes douanières, les subventions, les marchés publics, les contrôles à l’exportation et la recherche technologique effectuée ou financée par le
gouvernement._ » La stratégie industrielle de Fasteau et Fletcher ne fonctionnera pas. Dans une économie donnée, la hausse de la productivité et la baisse des prix nécessitent un
investissement dans les secteurs qui génèrent de la productivité. Mais l’économie capitaliste est régie par des entreprises avides de profits, qui n’investiront pas dans lesdits secteurs si
le taux de profit décroît, à l’image de la situation économique des deux dernières décennies. Fasteau et Fletcher veulent un retour aux politiques de temps de guerre et à la stratégie de la
guerre froide pour développer l’industrie nationale, la science et les forces militaires. Mais cela ne fonctionnerait que par le biais d’investissements massifs vers le secteur public, par
le biais d’entreprises publiques avec une planification industrielle nationale. Une perspective dont ni Fasteau et Fletcher ni Trump ne veulent entendre parler. Fasteau et Fletcher affirment
que leur politique économique n’est ni de gauche ni de droite, ce qui est vrai d’un certain point de vue. L’utilisation d’une stratégie industrielle du même ordre est revendiquée par les
keynésiens de gauche en Grande-Bretagne, par Elizabeth Warren et par Sanders aux États-Unis, et même par Mario Draghi en Europe. Cette « stratégie industrielle » a été adoptée comme
politique économique dans la plupart des économies d’Asie de l’Est au cours de la seconde moitié du XXe siècle (bien qu’elle soit de moins en moins utilisée). Bien entendu, la prétendue
neutralité de leur stratégie industrielle ne s’applique pas à la Chine, puisque cette dernière est, en leurs propres termes, « _la première menace qui soit à la fois militaire et économique
à laquelle les États-Unis sont confrontés en plus de 200 ans_ ». Ils le disent sans ambages : « _Un nombre croissant d’industries chinoises sont en rivalité aiguë avec des industries
américaines de grande valeur, et les gains de la Chine sont nos pertes. Les États-Unis ne peuvent rester une superpuissance militaire sans être une superpuissance industrielle._ » Voilà en
quelques mots les raisons pour lesquelles le capitalisme américain abandonne l’économie néoclassique et son laisser-faire, son libre-échange, qui faisaient jusqu’à présent unanimité dans les
institutions économiques. La domination économique des États-Unis et de l’Europe est affaiblie, au point que la Chine pourrait les remplacer d’ici à quelques décennies. Dans ce contexte,
plus besoin de prendre des pincettes pour justifier une stratégie protectionniste et impérialiste agressive. Fini la fable de la libre concurrence, du marché et du commerce, qui de toute
façon n’ont jamais existé. Place au réalisme : aujourd’hui, il faut gagner la bataille pour le droit à l’hégémonie et à la domination du capitalisme mondial. Et dans cet âpre combat, la fin
justifie les moyens. Voilà ce qu’est réellement la théorie des « _geonomics_ », de plus en plus revendiquées chez certains économistes, et qui ne manqueront pas de se faire bientôt une place
dans les départements d’économie des grandes universités américaines et européennes – et ce malgré l’opposition d’arrière-garde des professeurs néoclassiques et néolibéraux actuellement
dominants.