Inde-pakistan : un conflit au cœur de la rivalité sino-étasunienne

Inde-pakistan : un conflit au cœur de la rivalité sino-étasunienne


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Le cessez-le-feu, très fragile, entre l’Inde et le Pakistan semble pour l’instant tenir. Signé samedi 10 mai, des violations avaient déjà été signalées quelques heures après son entrée en


vigueur, notamment dans le Jammu-et-Cachemire, sous occupation indienne. Mais alors que le Pakistan a touché des sites militaires indiens lors de sa riposte, dans la nuit de vendredi à


samedi, et que l’idéologie suprémaciste de Modi a durablement élevé le niveau d’hostilité de la société indienne, l’armée pakistanaise et son chef d’état-major, Asim Munir, ont adopté une


position beaucoup plus belliciste à l’égard de l’Inde que par le passé. En d’autres termes, le cessez-le-feu pourrait ne pas durer et les tensions restent à un niveau d’intensité d’autant


plus inquiétant que le Cachemire joue un rôle important dans la rivalité sino-étasunienne. Le Cachemire, occupé par l’Inde, le Pakistan et la Chine, pourrait ainsi devenir un nouveau point


de tension, aux côtés de l’Ukraine, de l’Europe de l’Est et des différents fronts ouverts au Moyen-Orient, dans une situation mondiale de plus en plus convulsive. LA RELATION CHINE-PAKISTAN 


: UN MAILLON CENTRAL DE LA STRATÉGIE DES NOUVELLES ROUTES DE LA SOIE L’affrontement entre l’Inde et le Pakistan met en effet en jeu des intérêts qui dépassent de très loin les deux


belligérants. Depuis 2017, la Chine a mis en œuvre un plan d’investissements massifs, estimés à 62 milliards de dollars, au Pakistan. Au cœur du projet, la construction du port de Gwadar, au


sud du pays, et d’un réseau ferroviaire qui connecte le port, en grande partie administré par la Chine, à la ville de Kachgar, à l’extrême ouest de la Chine, ville emblématique de la


répression de la minorité ouïghoure. Ce projet d’investissement massif s’inscrit dans la stratégie des Nouvelles Routes de la Soie qui vise à concurrencer les routes maritimes sous contrôle


des États-Unis ou de leurs alliés, en construisant des infrastructures portuaires aux quatre coins du monde. Le Pakistan joue un rôle central dans ce dispositif. Pékin est extrêmement


dépendante du Moyen-Orient et de l’Afrique pour ses importations énergétiques et son approvisionnement en minerais stratégiques. Or, bien qu’elle ait plus de 15 000 km de façade maritime,


notamment dans le Pacifique, elle ne dispose d’aucune ouverture sur l’océan Indien et la mer d’Arabie. L’essentiel de ses importations passe donc par le détroit de Malacca, un goulot


d’étranglement situé entre l’île de Sumatra (Indonésie) et la Malaisie, au sud de la Thaïlande. Surveillé par la marine étasunienne, la fermeture du détroit permettrait à Washington


d’asphyxier l’économie chinoise. Comme le soulignait Rémi Bessière, en novembre 2022, « _la Chine est devenue, en 2019, le cinquième producteur de pétrole au monde tout en étant, depuis


2017, le premier importateur mondial, avec environ 13,4 % de sa consommation énergétique importée tous les ans. Ainsi, environ 58 % de ce pétrole importé provient du Moyen-Orient, d’Angola,


de la République démocratique du Congo et de Libye. De plus, 60 % des réserves de cobalt se trouvent en RDC. Il n’existe en réalité presque qu’une seule route qui permet de relier l’océan


Pacifique et les côtes chinoises à l’océan Indien, cette route passant par un détroit, celui de Malacca – par lequel transite 80 % des importations de pétrole de la Chine_ » [1]. Les


investissements chinois au Pakistan visent ainsi à résoudre ce que l’ancien président chinois Hu Jintao appelait de manière symptomatique le « _dilemme de Malacca_ » en 2003, en offrant à la


Chine un accès à la mer d’Arabie tout en permettant d’éviter l’océan Indien et de contourner les routes de l’Asie du Sud-Est, verrouillées par les États-Unis. Comme l’explique Benjamin


Bürbaumer, dans un livre récent, « _comprenant une route, un chemin de fer, un gazoduc et un oléoduc, il connecte la ville de Kachgar à la ville pakistanaise de Gwadar. Cette dernière se


situe à proximité du détroit d’Ormuz, par lequel transite près de la moitié du pétrole consommé en Chine. Avant d’y arriver, les tankers ont généralement fait un long voyage qui les a amenés


à contourner non seulement la péninsule indochinoise mais aussi le sous-continent indien_ » [2]. En outre, « _l’atout du corridor ne réside pas uniquement dans les gains de temps et


d’indépendance associés à la possibilité de passer au transport terrestre à partir de Gwadar. Le corridor offre également un accès terrestre direct aux champs pétrolifères iraniens. Ainsi,


même en cas de blocage naval du premier goulet d’étranglement stratégique mondial, l’approvisionnement de la Chine ne s’arrêterait pas intégralement_ » [3]. Alors que les négociations avec


l’Iran ont repris et que Trump pourrait renforcer la présence militaire des États-Unis dans le détroit d’Ormuz, déjà accrue depuis le début du génocide à Gaza, le Pakistan revêt donc une


importance décisive. Du fait de sa position, le corridor sino-pakistanais permet ainsi à la Chine de renforcer sa position sur la façade occidentale et de protéger les chaînes


d’approvisionnement cruciales pour son économie en les soustrayant au contrôle étasunien. Cependant, cette solution à la ceinture indo-pacifique que l’impérialisme étasunien cherche à


construire de l’Inde à Taïwan dépend de manière cruciale de la stabilité du Cachemire. En effet, le Gilgit-Baltistan, sous occupation pakistanaise, constitue le seul point de contact entre


la Chine et le Pakistan. C’est par cette région également revendiquée par l’Inde que passe le corridor, avant d’arriver dans l’Azad-Cachemire, également sous contrôle d’Islamabad. Alors que


l’Inde renoue avec une posture de plus en plus agressive dans la région, un conflit de haute ou de très haute intensité pourrait rendre inutilisable le corridor tandis que la ligne qui relie


Gwadar à Kachgar pourrait être sectionnée si l’Inde lançait une invasion terrestre de la région. Depuis le retrait étasunien d’Afghanistan, en 2014, les États-Unis, qui utilisaient le


Pakistan comme une base arrière, ont diminué leur aide financière au pays, laissant le terrain libre à la Chine. À mesure que les investissements chinois augmentent, Pékin finance de manière


croissante l’armée pakistanaise pour protéger ses intérêts dans un pays instable. Comme le note Rishi Iyengar, dans les colonnes de _Foreign Policy_, le Pakistan achète au moins 81 % de ses


équipements à la Chine depuis 2024. Les intérêts chinois tendent ainsi à renforcer le bonapartisme militaire, arbitre entre les partis en conflit, incarné aujourd’hui par le très belliciste


Asim Munir. WASHINGTON À LA MANŒUVRE Dans ce contexte, la Chine n’a aucun intérêt à envenimer le conflit au Cachemire et tente vraisemblablement de limiter l’affrontement entre l’Inde et le


Pakistan. D’après _Le Monde_, elle a fait pression sur le Pakistan pour limiter l’escalade. En outre, Pékin se méfie de l’aventurisme d’Islamabad, critiqué à plusieurs reprises par les


autorités chinoises pour son incapacité à protéger les travailleurs chinois des attaques des milices islamistes avec lesquelles le pouvoir entretient des liens troubles. Cependant, la Chine


n’écarte pas l’hypothèse d’un engagement militaire comme en atteste le renforcement continu de ses positions militaires à la frontière sino-indienne depuis 2020 : plus de 25 000 soldats,


appuyés par des unités d’artillerie et de défense aérienne, sont localisés à différents points de la ligne et elle peut déployer 50 000 soldats en un temps record grâce à ses infrastructures


logistiques et militaires en arrière d’un potentiel front. Pour ce qui est des États-Unis, la préférence de Washington va à New Delhi, depuis le dégel de leurs relations, après la chute du


mur de Berlin et la dislocation de l’URSS. L’Inde joue en effet un rôle important dans le dispositif de contention de la Chine dans l’océan Indien. Depuis Obama, les États-Unis ont signé de


nombreux traités avec New Delhi, qui ont étendu leur coopération militaire et économique et le partage de renseignements stratégiques cruciaux en vue de soutenir le compétiteur régional de


la Chine. Alors que Washington voit dans l’émergence de l’Inde une opportunité pour renforcer un adversaire important de la Chine dans la région, l’Inde voit dans ses relations avec les


puissances occidentales le moyen de bénéficier d’un soutien militaire et diplomatique qui lui permettrait de devenir une puissance régionale. Une relation ambivalente basée sur une


concordance des intérêts des deux pays dans leur politique de contention de la Chine et sur la volonté de l’Inde de se présenter comme une alternative pour recevoir les capitaux des grands


groupes américains, mais qui laisse la voie ouverte à des désaccords sur certains sujets géopolitiques importants. Cependant, si certaines voix se sont élevées du côté des Démocrates pour


soutenir l’offensive de l’Inde, en expliquant que le pays avait, à l’instar d’Israël, « _le droit de se défendre contre le terrorisme_ », l’administration Trump a adopté une ligne


différente. Après avoir annoncé en grande pompe, samedi, que son administration était à l’origine du cessez-le-feu précaire signé entre les belligérants, le président a également indiqué


qu’il offrait la médiation des États-Unis pour résoudre le conflit au Cachemire. Une position particulièrement défavorable à l’Inde qui considère généralement que la situation au Cachemire


est une affaire intérieure ou, au mieux, bilatérale, qui n’a pas à être résolue par l’intermédiaire des institutions internationales, conformément à la déclaration de 1972. D’une certaine


manière, en offrant sa médiation, Trump donne en quelque sorte un point à Islamabad en admettant implicitement que les arguments du Pakistan devraient être examinés. Une position qui a


vraisemblablement heurté le gouvernement suprémaciste de Modi qui a nié l’implication décisive des États-Unis dans le cessez-le-feu tout en laissant sans réponse la proposition de Trump. La


position trumpiste illustre de ce point de vue le slogan « America First » qui guide sa politique étrangère : bien que l’Inde soit un allié important des États-Unis, ses intérêts sont moins


importants que les objectifs de Washington. Trump n’a ainsi pas hésité à intervenir directement dans la discussion, quitte à mettre Modi dans une position très difficile. Comme le résume


Christophe Jaffrelot, spécialiste de l’Inde, « _en quelques heures, Washington a ramené l’Inde à la case départ, elle qui, depuis les années 1970, était parvenue à éviter toute


internationalisation de [l’enjeu du Cachemire] qu’elle souhaite régler de manière bilatérale. Aussitôt, le gouvernement Modi a été la cible de critiques acerbes. À la fois de la part de ses


partisans, qui, chauffés à blanc par le pouvoir et des médias quasi hystériques, espéraient enfin anéantir la menace pakistanaise, et de l’opposition, qui lui a reproché de capituler devant


les États-Unis_ ». En faisant pression sur Modi, Trump voulait à tout prix empêcher l’embrasement d’un nouveau point chaud alors que les États-Unis sont déjà engagés dans de nombreux


dossiers : des négociations avec l’Iran au cessez-le-feu avec les Houthis en passant par les négociations en Ukraine. Pour prévenir l’émergence d’un nouveau point de tension qui aggraverait


la surextension des capacités militaires étasuniennes, Trump semble avoir fait fi des besoins politiques d’un allié pourtant crucial. D’autre part, bien qu’une attaque indienne pourrait


mettre en grande difficulté la Chine, les États-Unis ne sont pas encore en mesure d’entrer dans un conflit ouvert avec Pékin en étant certains de le remporter. Pour se préparer à


l’intensification de la rivalité sino-étasunienne, l’administration Trump doit pour l’instant temporiser. Les gages qu’a donnés Trump au Pakistan pourraient constituer une première tentative


de réchauffer la relation étasuno-pakistanaise. Trump pourrait ainsi privilégier d’autres outils que la menace d’une attaque indienne pour contrecarrer les projets chinois dans le pays,


notamment au niveau de la coopération militaire et des ventes d’armes, en baisse depuis 2014. La Chine semble, de son côté, également tenter de donner des gages à l’Inde. Le 28 avril,


quelques jours avant l’agression de l’Inde, le ministre chinois des affaires étrangères, Guo Jiakun a ainsi formulé une position d’équilibre : « _L’Inde et le Pakistan sont deux pays


importants en Asie du Sud. Leur coexistence harmonieuse est vitale à la paix, à la stabilité et au développement de la région_ ». Après la riposte indienne, Pékin a dénoncé une « _attaque


regrettable_ » tout en indiquant son « _opposition au terrorisme_ ». Comme le note _The Diplomat_, une opposition trop directe à l’Inde pourrait priver la Chine d’un accès au marché indien à


l’heure où les tensions commerciales avec les États-Unis sont très volatiles, en dépit de la trêve de 90 jours négociée à Genève. Si elle ne tolèrera pas une attaque contre le Pakistan,


elle tente néanmoins de ménager l’Inde à l’heure où son économie risque de connaître des difficultés d’écoulement du fait des pressions étasuniennes. Il reste cependant à voir si les


pressions de Trump et de la Chine seront suffisantes pour éviter un nouvel embrasement. L’évolution du conflit entre l’Inde et le Pakistan doit être suivie de près. Dans l’affrontement entre


Islamabad et New Delhi et, encore davantage, dans la rivalité entre les États-Unis et la Chine, les intérêts des classes populaires et des travailleurs ne sont représentés par aucun acteur.


À l’échelle du Cachemire, ni l’Inde ni le Pakistan ne jouent un rôle progressiste. Le Pakistan n’a eu de cesse d’instrumentaliser les luttes d’indépendance cachemiries au service de ses


propres intérêts réactionnaires. Quant à l’Inde, le gouvernement suprémaciste de Modi défend farouchement la colonisation du Cachemire. Après la suspension en 2019 de l’article 350 de la


Constitution indienne qui accordait au Jammu-et-Cachemire une autonomie très relative, le gouvernement indien se fait l’avocat d’un colonialisme de peuplement qui n’est pas sans rappeler la


colonisation israélienne de la Cisjordanie. Quant à l’impérialisme étasunien et à la politique réactionnaire de la Chine, ils ne peuvent qu’aggraver l’instabilité d’une région déjà meurtrie


par la décolonisation menée par l’Empire britannique. Pour s’opposer aux régimes réactionnaires de l’Inde et du Pakistan, le mouvement ouvrier doit intervenir dans la situation, défendre une


perspective indépendante et s’unir pour s’opposer à une guerre dont ils payeront immanquablement le prix si elle venait à éclater.