« menace russe » : par-delà la propagande de guerre

« menace russe » : par-delà la propagande de guerre


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A CROIRE LES CAPITALES EUROPÉENNES, LA RUSSIE SE PRÉPARERAIT À DE NOUVELLES CONQUÊTES ET CE ALORS MÊME QUE LA GUERRE EN UKRAINE N’EST MÊME PAS TERMINÉE. PAR-DELÀ LE CARACTÈRE RÉACTIONNAIRE


DE L’AGRESSION RUSSE, CE RÉCIT MÉRITE D’ÊTRE INTERROGÉ. Ces dernières semaines, l’« ennemi » a été quelque peu relégué au second plan, Donald Trump et sa guerre commerciale étant passés par


là. Mais Vladimir Poutine n’est jamais très loin. « _À un peu moins de 1500 kilomètres de Strasbourg_ » dixit Emmanuel Macron sur un plateau télé en mars dernier. Une « _menace pour la


France et l’Europe_ » surenchérit le président de la République, « _qui peut croire que la Russie d’aujourd’hui s’arrêtera à l’Ukraine ?_ » Et d’ajouter qu’en cas de cessez-le-feu, cela


commencerait à « _coup sûr avec la Moldavie_ » avant la « _Roumanie peut être_ ». Le ton alarmiste du chef de l’Etat est ridicule mais ses éléments de langage sont repris en boucle par les


forces politiques et la sphère médiatique. La panique a gagné la France, mais aussi l’Allemagne, l’Espagne, la Pologne, les pays Baltes et finalement l’ensemble du Vieux Continent. Tant et


si bien que l’Europe se prépare à faire la guerre [1]. Mais cette présentation de la « menace russe » interroge. D’abord, au regard des difficultés de son armée, engagée depuis près de trois


ans sur le seul territoire ukrainien et qui n’est pourtant parvenue qu’à conquérir environ de 20% de celui-ci. Mais aussi parce qu’il est difficile de ne pas voir que la « menace russe »


est devenue la clé des discours militaristes qui justifient le réarmement de l’Europe. Or, comment oublier que chaque fois que celle-ci s’est réarmée pour « se défendre » contre une menace


étrangère, l’affaire a fini en conflagration généralisée et en dizaines de millions de morts ? CE QUE LA « MENACE RUSSE » NE DIT PAS À Paris, Berlin ou Bruxelles, et depuis que Donald Trump


a mis un sérieux coup à la relation transatlantique, deux facteurs cruciaux sont invoqués pour expliquer l’origine de l’escalade militariste en cours : la certitude que Vladimir Poutine


entend mener à bien de nouveaux projets expansionnistes après l’Ukraine et la conclusion qu’il faut désormais se préparer plus seuls qu’hier à l’affronter. Certains convoquent la Guerre


froide et la rhétorique d’une guerre de « civilisations » (ou plutôt entre projets de « civilisations »), d’autres un texte rédigé par Poutine en 1999 et supposé démontrer les volontés


expansionnistes de la Russie ou invoquent le spectre de l’Europe de Yalta. Ces arguments brillent par leur anachronisme et masquent mal une défiance qui s’enracine d’abord dans une certaine


lecture des causes du conflit en Ukraine. Lecture qui occulte la véritable nature du conflit, celle d’une guerre par procuration entre deux camps réactionnaires : la Russie d’un côté et, de


l’autre, l’OTAN, l’Union européenne et les principales puissances impérialistes occidentales. Dans le _Monde diplomatique_ d’avril dernier, Hélène Richard montre comment « _les trois


dernières décennies sont relues à l’aune d’une série de guerres russes — Tchétchénie (années 1990), Géorgie (2008), Crimée-Donbass (2014) puis invasion à grande échelle de l’Ukraine (2022).


Mises bout à bout, elles dessineraient un dessein de restauration des frontières soviétiques, voire d’une zone d’influence en Europe, notamment par la manipulation des élections. L’invasion


de l’Ukraine, après que la Russie s’était engagée à régler la question des républiques séparatistes prorusses du Donbass par des moyens diplomatiques en 2015, prouverait que le Kremlin


n’attendait qu’un prétexte pour repartir de l’avant. Penser le contraire reviendrait à faire preuve d’"aveuglement", voire de "fascination" à l’égard de la Russie, envers


laquelle l’Occident aurait montré une faiblesse coupable_. » Ce récit sert à masquer la responsabilité occidentale dans la guerre en cours, mais aussi la spécificité de l’Ukraine aux yeux


de Moscou. Après la chute de l’URSS, la « frontière de l’OTAN » n’a cessé en effet de se rapprocher de la Russie. D’alliance antisoviétique, l’OTAN est clairement devenue une alliance


cherchant à maintenir uni le camp occidental derrière la puissance américaine contre la Russie et l’ensemble de ses rivaux internationaux. Cela s’est traduit par un élargissement de


l’alliance vers l’Est du continent. L’Allemagne unifiée, qui ne voulait pas être à la frontière de l’OTAN, a soutenu le plan de l’establishment nord-américain d’intégrer les anciens Etats du


« glacis » au sein de l’Alliance transatlantique. Ces États devaient ainsi servir de « zone d’amortissement » en cas de conflit avec la Russie. Mais cette politique a été ressentie comme


une provocation par Moscou auprès de qui, à l’époque du gouvernement soviétique de Mikhail Gorbatchev, les États-Unis s’étaient engagés à ne pas pousser vers l’est les frontières de l’OTAN


en cas de réunification allemande. Les promesses d’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN en 2008 ont été perçues par Poutine comme une provocation supplémentaire. Le


rapprochement de l’Ukraine vis-à-vis de l’OTAN et de l’UE depuis 2014 a poussé les dirigeants russes à considérer une attaque contre Kiev afin de précipiter un changement de gouvernement. Le


revanchisme et l’irrédentisme belliqueux de Poutine et de son régime ne peuvent en réalité se comprendre correctement qu’en les replaçant dans ce monde post-guerre froide entièrement dominé


par l’impérialisme occidental après l’effondrement de l’Union soviétique. Rappeler ces faits ne conduit ni à s’aligner sur le régime ultra-réactionnaire de Poutine ni sur les intérêts


régionaux de la Russie, de son État et de sa bourgeoisie, et encore moins à les absoudre des atrocités commises par l’armée russe en Ukraine, dont font partie les bombardements contre les


civils. Ce rappel vise en revanche à souligner les contradictions de la Russie et à faire preuve de prudence au sujet de ses prétendues velléités de conquête après l’Ukraine. Si la


cartographie situe en effet les États baltes ou la Pologne aux frontières du régime de Poutine, leur importance n’est pas la même du point de vue de Moscou. Précisément parce que l’Ukraine


occupe une place centrale pour la Russie dans ce conflit entre grandes puissances. Non seulement dans la défense de ses intérêts stratégiques de sécurité, qui reposent essentiellement sur


l’oppression des différents États issus de l’ex-URSS, mais aussi parce que la politique post-guerre froide de l’impérialisme occidental a cherché à faire de l’Ukraine (parmi d’autres États


de l’ex-bloc soviétique) un moyen de prévenir la résurgence d’une puissance militaire et nucléaire dans l’espace eurasiatique susceptible de remettre en question l’équilibre des puissances


hérité de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre froide et du tournant néolibéral. En ce sens, l’Ukraine joue à la fois un rôle de pivot stratégique aux yeux des occidentaux qui ont fait


du territoire un théâtre de contention de la puissance russe, et constitue pour la Russie, un critère essentiel de la domination de sa sphère d’influence. C’est pourquoi la bascule de


l’Ukraine vers l’Ouest a constitué une ligne rouge pour Moscou, plus encore que celles des États baltes. Cette réalité est aussi indissociable d’un certain nombre de considérations


historiques. Avec la Russie, la Biélorussie et l’éphémère Transcaucasie (1922-1936), l’Ukraine a disposé d’un statut de membre fondateur de l’Etat soviétique, et à la chute de l’Union


soviétique, l’idée que l’Ukraine faisait partie du cœur « national » et slave a continué d’occuper une importance centrale dans les cercles du pouvoir russe. Dans le même temps, si


l’effondrement de l’URSS s’est fait par un acte d’autodissolution signé par les dirigeants de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, pour ces deux dernières cependant, comme le notent


Jules Sergei Feidunin et Hélène Richard dans un autre article pour le _Monde diplomatique_ (janvier 2024) : « _l’indépendance a été moins le fruit d’une volonté de mettre fin à une


“occupation” soviétique comme c’était le cas dans les pays baltes, que celle de revoir leurs relations sur des bases plus équitables_ ». Dans ce contexte « _le 8 décembre 1991, dans le


pavillon de chasse de Viskuli en forêt de Belovej (Biélorussie), le premier président de l’Ukraine, Léonid Kravtchouk, fort des 90 % de voix en faveur de l’indépendance de l’Ukraine


recueillis lors du référendum organisé huit jours plus tôt, fondait, avec les chefs d’État russe et biélorusse, Eltsine et Stanislav Chouchkevitch, la Communauté des États indépendants_ ».


Le départ de l’Ukraine de la CEI en 2008 ne mettra pas un terme à la conviction des dirigeants russes que « _l’Ukraine fait partie de la sphère d’influence “naturelle” de Moscou, à l’image


de la doctrine Monroe formulée par Washington qui considère le continent américain comme son pré-carré_ ». ENJEUX EXTÉRIEURS ET INTÉRIEURS Ces différents éléments mettent en garde contre


toute comparaison mécanique entre la situation ukrainienne et celle d’autres pays de l’Est européen. Les coordonnées du rapport de force engagé dans le cadre de l’agression de l’Ukraine sont


par ailleurs sans commune mesure avec celles auxquelles la Russie devrait consentir pour mener à bien une offensive sur la Lituanie, la Pologne, la Lettonie, ou encore l’Estonie. Attaquer


les États baltes reviendrait en effet à engager directement la confrontation avec une coalition otanienne, comprenant potentiellement une trentaine de pays européens, sans même compter les


États-Unis qui, bien que les changements brusques de sa politique invitent à la prudence, disposent encore aujourd’hui de troupes sur place. Mais la propagande sur l’existence d’un « ennemi


extérieur » sert aussi des objectifs intérieurs et notamment à justifier [2] la course effrénée à la militarisation historique de l’Europe et qui va nécessiter de sérieuses offensives


antisociales, à l’instar du plan austéritaire annoncé par Bayrou récemment. Et permet d’occulter qu’en toile de fond, les puissances impérialistes continuent de se livrer une guerre sans


merci pour le partage du butin ukrainien. Le changement de paradigme [3] à l’œuvre du côté de la Maison Blanche et le passage de la stratégie de Biden, qui consistait à armer l’Ukraine et à


enrôler les alliés occidentaux de l’Union européenne et de l’OTAN dans une guerre par procuration pour affaiblir la Russie, à l’ouverture de négociations directes avec Vladimir Poutine


autour d’un cessez-le-feu, laissant de côté ceux qui appartenaient, il y a peu encore, au même camp militaire, n’a pas dérogé à cette réalité. Les menaces de Trump au sujet de nouvelles


sanctions contre la Russie réitérées ces dernières semaines, dans le contexte du blocage des « négociations » pour mettre fin à la guerre, ont mis sous le feu des projecteurs à quel point,


par-delà le mano à mano réactionnaire entre le président étasunien et son homologue russe, les annonces sur un rapprochement de Trump et Poutine, voire la formation d’une nouvelle « alliance


 », relevaient davantage de la frustration d’une Europe abandonnée par son gendarme historique que d’une véritable convergence idéologique et stratégique. Dans le même temps, la politique


ouvertement impérialiste de Trump sur l’Ukraine ne se traduit pas seulement sur le plan des négociations de « paix », mais aussi sur une tentative de colonisation économique du pays. La


critique faite par les capitales européennes de cette agression masque mal cependant qu’il existe également une compétition entre les États-Unis et les puissances impérialistes européennes


pour savoir qui profitera des richesses ukrainiennes une fois la guerre terminée. Depuis plus de deux décennies, l’Union européenne et les États-Unis tentent de vassaliser le pays en


s’efforçant de balayer tous les obstacles qui empêchent l’accaparement des terres agricoles par des multinationales et en broyant le droit du travail pour rendre la main d’œuvre ukrainienne


attractive pour les capitaux étrangers. Depuis le début de la guerre, vue par la Commission européenne comme une opportunité, une division du travail impérialiste a prévalu : les États-Unis


s’acquittant de la plus grosse part de l’assistance militaire tandis que l’Union européenne se chargeait de la révocation du code du travail tout en préparant des plans pour la « 


reconstruction du pays » (privatisations à la chaine, pénétration sans précédent des capitaux impérialistes, accaparement de ses ressources minières, militarisation pérenne du pays).


Sébastien Lecornu, expliquait à ce titre que la France aussi « négociait » avec l’Ukraine au sujet de l’exploitation de ses minerais. C’est aussi dans ce cadre que doit être comprise la


volonté européenne de poursuivre à tout prix la guerre ukrainienne. Cependant, la militarisation des États impérialistes européens va en réalité bien au-delà de la question de l’Ukraine ou


de la préparation pour une éventuelle guerre avec la Russie. Le bouleversement des relations internationales impulsé par Trump et sa rivalité avec la Chine mettent l’UE face au défi de jouer


un rôle autonome par rapport à son partenaire nord-américain. Les puissances européennes, de leur point de vue impérialiste, sont dans l’obligation de se renforcer géopolitiquement,


économiquement et militairement. Cela implique de trouver de nouvelles ressources financières que la plupart ne possèdent pas et, par conséquent, de trouver ces ressources en ajustant leurs


économies. Autrement dit : il faudra sabrer les droits de la classe ouvrière et des classes populaires. Pour que ces plans paraissent acceptables, il faut les justifier en expliquant que


l’UE ferait face à un danger existentiel. La présentation actuelle de la Russie et des volontés expansionnistes de Poutine est fonctionnelle à cette entreprise politique et idéologique des


gouvernements européens. TROIS ANS APRÈS L’idée selon laquelle la Russie serait en train de livrer une forme de lutte pour rétablir son « empire », dont la domination et l’accaparement d’une


partie du territoire de l’Ukraine consacrerait le premier pas, est indissociable en outre d’une surestimation (défendue y compris au sein d’une partie de la gauche anticapitaliste [4]) de


la Russie. L’instabilité et la radicalisation croissante des relations internationales sur différents terrains (géopolitique, économique, militaire, etc.) est indiscutablement traversée par


des traits impérialistes plus agressifs, dont les menaces réitérées de Trump de s’emparer du Canada, du Groenland ou encore du canal du Panama sont une illustration. Mais la question demeure


de savoir quelles sont les capacités réelles de la puissance russe et les objectifs du Kremlin dans ce contexte. Si certaines caractéristiques de l’Etat russe créent « l’illusion d’une


superpuissance », elles masquent en réalité une position subordonnée de la Russie. Comme le montrent Juan Chingo, Philippe Alcoy et Pierre Reip à l’occasion d’un article paru en mars 2022


dans le contexte de l’agression récente de l’Ukraine : « _La Russie présente un exemple typique de “développement inégal et combiné”. Elle a hérité de l’URSS et de la guerre froide une


immense force militaire nucléarisée ainsi que des positions dominantes dans les institutions internationales. Poutine a également restauré et renforcé le pouvoir étatique après la débâcle


des années Eltsine, en même temps qu’il consolidait et approfondissait l’œuvre pro-capitaliste de ce dernier. L’économie russe repose néanmoins quasi exclusivement sur les exportations de


matières premières (en particulier des hydrocarbures, des métaux et produits agricoles) et elle demeure encore très dépendante de la technologie et de la finance occidentales. La capacité


d’influence internationale de la Russie demeure limitée au-delà des anciennes frontières de l’ex-URSS, en dépit de succès partiels au Moyen-Orient et en Afrique, et des efforts de Poutine


pour obtenir des soutiens. En somme, la Russie se rapproche plus d’une puissance régionale, avec une influence internationale réelle qui demeure restreinte_. » Si la Russie agit comme une


sorte d’« impérialisme militaire » en Ukraine, ce n’est pas un pays impérialiste au sens précis du terme : elle n’a pas de projection internationale significative de ses monopoles et de ses


exportations de capitaux et exporte essentiellement du gaz, du pétrole et des matières premières. Sa situation s’est aggravée ces trois dernières années, notamment au Moyen-Orient avec la


chute d’Assad, un allié stratégique central de Poutine dans la région, mais aussi et surtout vis-à-vis de la Chine. Les sanctions et le boycott des hydrocarbures russes ont exacerbé sa


dépendance à l’égard du géant asiatique – situation que le politiste russe Alexander Gabuev, de la fondation Gabuev, détaillait dans un article de la revue _Foreign Affairs_ (août 2022)


intitulé « China’s new vassal ». La Chine a utilisé ce levier pour obtenir de meilleures conditions sur les accords relatifs aux ressources naturelles et pour faire progresser son programme


d’internationalisation du Yuan (monnaie nationale) dans lequel la Russie a été un partenaire volontaire. La politique actuelle de Trump et le revirement de l’impérialisme américain est


indissociable de ce rapport de force. Le locataire de la Maison Blanche cherche par tous les moyens à desserrer les liens entre la Russie et la Chine, bien qu’un projet plus ambitieux sur le


modèle de la politique de Nixon dans les années 1970, qui avait réussi à opposer Pékin à Moscou, semble difficilement réalisable après des années d’inimitié entre les États-Unis et la


Russie. Dans ce cadre, l’état de l’économie russe après plus de trois ans de guerre suscite aujourd’hui des débats parmi les économistes sur fond notamment de dégradation récente de


plusieurs de ses indicateurs [5]. À court terme, ces difficultés pourraient ne pas être de nature à modifier le calcul du Kremlin sur la guerre en cours et ne pas empêcher l’effort de guerre


russe, notamment dans un contexte militaire qui lui paraît favorable alors que Kiev peine à mobiliser de nouvelles recrues [6] et que Trump menace de se désengager du front ukrainien. A


moyen-long terme cependant, elles font signe vers des dynamiques d’épuisement qui s’expriment aussi sur un terrain militaire. Alors que la Russie mobilise désormais 570 000 hommes sur le


territoire ukrainien (contre 150 000 au début de son agression), le bilan s’élevait en janvier 2025, selon l’expert militaire russe Pavel Luzin, à 700 000 tués, blessés et portés disparus ;


les pertes irréversibles (morts ou en incapacité de reprendre les combats) se rapprochant de 400 000. Si le recrutement devait se poursuivre à un rythme important, l’armée russe comblerait


ses pertes sans parvenir toutefois à augmenter ses effectifs. L’objectif annoncé par Vladimir Poutine de porter les forces à 1,5 millions d’hommes en recrutant 350 000 militaires


supplémentaires n’est pas encore atteint. D’où l’augmentation, ces derniers mois, des primes à l’engagement et la contrainte toujours plus importante exercée sur les prisonniers et les


conscrits. Outre ses pertes humaines, le Kremlin a aussi perdu près de 12 000 véhicules blindés depuis le 24 février 2022, dont 3786 chars d’assaut. Son armée a épuisé une bonne partie des


stocks soviétiques, un avantage conventionnel désormais largement amenuisé. En fonction des modèles, ses réserves ne représentent que 10 à 15 % du niveau qu’elles atteignaient en 2022. Ses


ressources d’artillerie sont également de plus en plus limitées, ce qui la contraint à s’approvisionner auprès d’alliés. La Corée du Nord lui aurait fourni au moins six millions d’obus,


ainsi que des centaines de milliers de missiles ; elle met en outre désormais des troupes à sa disposition sur le front. Elles auraient, selon les autorités ukrainiennes, été engagées lors


de la contre-offensive menée par la Russie pour reprendre la région de Koursk. L’Iran lui a déjà vendu des milliers de drones Shahed 136 et lui a livré 200 missiles balistiques de moyenne


portée à l’été 2024. Cette coopération militaire contribue à une interconnexion croissante des foyers de tension tout en étant révélatrice des limites de la base industrielle de défense


russe, comme le note Dara Massicot dans « Russian Military Reconstitution : 2030 Pathways and Prospects » pour le Carnegie Endowment for International Peace, le 12 septembre 2024 : « _Au


cours des deux années qui ont suivi l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie, le Kremlin a choisi de reconstituer ses forces sans mettre l’économie sur le pied de guerre. Il a procédé à


une mobilisation partielle, en réparant l’équipement disponible, en achetant des munitions et des armes à l’étranger, en offrant des incitations financières lucratives aux soldats


volontaires et en maximisant la production dans les usines de défense existantes. […] Pour que la Russie atteigne un niveau fondamentalement plus élevé de production d’armes ou de


disponibilité de la main-d’œuvre par rapport aux niveaux de début 2024, le gouvernement devrait activer des capacités de mobilisation supplémentaires qui affecteraient probablement son


économie, son marché du travail et l’engagement de la population dans la guerre, plaçant le pays dans une situation de guerre encore plus importante qu’en 2024. Jusqu’à présent, les calculs


et la volonté politique du Kremlin ont empêché la Russie de prendre une telle mesure_. » En toile de fond, les usines d’armement souffrent également d’un déficit de main-d’œuvre ; en octobre


2024, le taux de chômage se situait à 2,3 % — un niveau historiquement faible depuis 1992 — mais 1,6 million d’emplois étaient à pourvoir [7]. Les pénuries de main-d’œuvre continuent


d’impacter divers secteurs, en raison du recrutement militaire, de l’augmentation des embauches dans l’industrie de la défense et de l’émigration depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie


en 2022. La banque centrale a considéré ces pénuries comme un facteur clé dans sa décision de maintenir des taux d’intérêt élevés pour lutter contre l’inflation. Des difficultés à relire


toutefois à l’aune des capacités européennes. Alors que la Russie a considérablement accru ses capacités de production ces dernières années, elle produisait selon des données de l’OTAN en


2024 trois fois plus d’obus d’artillerie que l’Europe et les Etats-Unis réunis. Selon Pavel Baev, chercheur à l’Institut de recherche sur la paix à Oslo (PRIO), ces difficultés placent


désormais la Russie en situation d’infériorité dans l’espace baltique sur le plan conventionnel : « _Durant la première phase de son invasion de l’Ukraine le haut commandement russe a jugé


nécessaire de redéployer ses unités de combat les plus performantes, y compris sa division d’assaut aérien et sa brigade d’infanterie de marine, sur les opérations d’offensives majeures,


alors que sa flotte de la Baltique a dispatché ses capacités amphibies dans la mer Noire. (…) Ainsi, la “forteresse de Kaliningrad” est dépouillée de la plupart de ses garnisons. (…) Quelle


que soit l’issue de la guerre, la Russie ne pourra pas reconstruire une position de supériorité militaire sur le théâtre balte ni même établir un équilibre approximatif des forces avec


l’OTAN, qui met en œuvre un nouveau plan de renforcement de sa posture dans cette direction reconfigurée_ [8]. » Bien que l’armée russe ait incontestablement acquis une expérience unique, en


particulier dans le maniement des drones de tout type, le guidage des missiles et des bombes planantes, la puissance russe apparaît en réalité toute relative. Et d’autant plus à considérer


qu’en trois ans de guerre elle n’est parvenue à grignoter que quelques centaines de kilomètres, alors qu’elle s’affronte à une armée seule (certes, et comme l’a révélé à nouveau un récent


article du New York Times, dans les coordonnées d’une guerre proxy aux côtés de l’OTAN). Quel intérêt la Russie, plus vulnérable à plusieurs titres qu’au moment de l’agression en Ukraine, et


après avoir échoué à s’emparer de Kiev, aurait-elle, sans motif valable, à poursuivre la guerre sur de nouveaux territoires [9] ? UNE MILITARISATION HISTORIQUE DANS MONDE DE PLUS EN PLUS


INSTABLE La guerre n’est pas encore finie et, malgré les bouleversements des derniers mois, il est encore très difficile de dire quand et comment elle finira concrètement. Cet état de fait


est très important car c’est seulement après la fin de la guerre que l’on saura dans quel état sortent non seulement la Russie que l’Ukraine de ce conflit meurtrier, mais aussi tous les


acteurs impliqués comme l’UE et les États-Unis. Mais même dans le cas d’une victoire de Poutine, la question se posera de savoir si stratégiquement la Russie a gagné ou limité les pertes. Il


n’est pas encore clair dans quel état se trouvera son économie ni sa situation politique, or ces facteurs seront déterminants pour savoir si à court, moyen ou long terme la Russie pourrait


effectivement songer à attaquer l’Europe (quand bien même il faudrait encore déterminer les raisons et objectifs d’une telle attaque). Ces considérations ne suffisent pas toutefois à écarter


le scénario d’une conflagration en Europe, ni à considérer que la Russie n’est pas une menace pour certaines populations. Le régime réactionnaire de Poutine l’est déjà pour les classes


populaires en Ukraine, en Russie, mais aussi, pour les populations civiles en Biélorussie, au Kazakhstan ou encore en Géorgie. Dans le contexte du déclin de l’impérialisme français et des


puissances de l’UE, la Russie se pose en outre de plus en plus comme un challenger dans le Sahel (notamment sur un terrain militaire) pour l’oppression des populations africaines. Si Poutine


profite du déclin de l’Europe dans son pré carré historique, notamment parce que la Russie (comme la Chine) ne figurent pas dans la mémoire coloniale de l’Afrique, et qu’il cherche à faire


du continent un avant-poste de la lutte pour un « ordre multipolaire », la puissance russe est loin d’offrir une alternative progressiste face aux vieux impérialismes. Elle forme avec la


Chine un bloc capitaliste tout aussi réactionnaire, qui poursuit ses propres intérêts impériaux en cherchant à s’emparer du butin des ressources stratégiques du continent. Leurs ambitions


capitalistes vont ainsi à l’encontre des intérêts des travailleurs, des paysans et des peuples opprimés d’Afrique et du monde. Après des décennies de mondialisation impérialiste menée sans


partage par les États-Unis, la scène internationale est marquée par des niveaux croissants de concurrence géopolitique, commerciale et militaire entre les puissances et avec un niveau de


radicalité inédit depuis la chute de l’URSS. Le danger qui pèse sur la situation internationale est sans doute moins inhérent à la puissance russe qu’à la dynamique de militarisation en


cours et à ses effets ricochets. En réaction au revirement de Trump sur l’Ukraine, un tournant historique vers la militarisation a d’ores et déjà été acté sur le Vieux continent ainsi qu’un


renforcement de l’Alliance atlantique en mer Baltique [10]. Ainsi, le bellicisme européen pourrait tendre la situation avec la Russie au point où un simple « accident » pourrait mettre le


continent au bord de la guerre généralisée, notamment si telle ou telle puissance sent ses intérêts stratégiques ou vitaux en danger. C’est pour cela qu’il serait erroné de croire que la


prochaine déflagration entraînera mécaniquement la Russie contre l’Europe. Les puissances européennes ont démontré par le passé qu’elles peuvent précipiter le continent dans une catastrophe.


Rien ne garantit que les États de l’UE, face à la dégradation de la situation internationale, puissent ne pas commencer à avoir des attitudes concurrentielles et hostiles entre eux. La


guerre en Ukraine a d’ores et déjà renforcé les antagonismes entre pays européens, en même temps qu’elle a dégradé la compétitivité des pays européens, ne serait-ce qu’à cause du fort


renchérissement du prix de l’énergie. Alors que de deux de ses puissances industrielles, l’Allemagne et l’Italie, traversent une situation particulièrement difficile, et que le rapport


Draghi de septembre 2024 constatait le déclin généralisé de la production industrielle au niveau européen, le retrait des États-Unis ouvre une crise de leadership qui pourrait paver la voie,


dans le cadre de la course à la militarisation, à la montée des nationalismes réactionnaires sur le continent et au resurgissement des rivalités, anciennes et nouvelles entre les États


européens que l’UE n’a pas su (et ne pouvait pas) faire disparaître. Les divergences sur comment réarmer l’UE pourraient se poursuivre sur d’autres terrains, notamment économiques [11] et


finir par fracturer un tel bloc. Dans ce scénario tendu et instable, la meilleure contribution à la paix, la seule mobilisation valable contre la guerre, c’est de combattre notre


gouvernement, nos patrons, notre propre impérialisme, ses plans de militarisation et de guerre, dans une perspective internationaliste, ouvrière et révolutionnaire. C’est aussi le seul moyen


de briser le soutien tacite des travailleurs russes à Poutine, qui s’alimente du front unique anti-Poutine en Europe, et de travailler au développement de forces indépendantes, en Ukraine,


en Russie, en Europe de l’Ouest ou encore aux États-Unis contre la militarisation et le nationalisme.