Récession, inflation, taux d'intérêt : les conséquences de la guerre commerciale, par michael roberts

Récession, inflation, taux d'intérêt : les conséquences de la guerre commerciale, par michael roberts


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« Il va y avoir du sang » : telle fut la réponse des économistes de JP Morgan, la plus grande banque américaine, le jour du « Liberation Day » (le 2 avril), lorsque Donald Trump a annoncé


ses tarifs douaniers « réciproques » sur toutes les importations américaines. JP Morgan a alors porté à 60 % la probabilité qu’une récession mondiale soit déclenchée par cette guerre


commerciale, tout en restant moins catégorique concernant un effondrement économique aux États-Unis. Les prévisions d’un net ralentissement de la croissance américaine et mondiale se sont


multipliées. La dernière en date est celle du FMI dans ses perspectives pour l’économie mondiale du mois d’avril. L’institution anticipe désormais une croissance mondiale inférieure de 0,8


point de pourcentage à ses précédentes estimations pour 2025, la faisant tomber à 2,8 % cette année, en raison des hausses tarifaires américaines et des incertitudes à venir. Toutefois, le


FMI n’envisage pas de récession globale. Il indique que la probabilité que la première économie mondiale bascule en récession est passée de 25 % à environ 40 %, tout en restant inférieure à


50 %. Les économistes du FMI considèrent qu’une récession mondiale pourrait être évitée, selon leurs estimations actuelles de l’impact de la guerre commerciale, car « _le commerce


international a jusqu’ici fait preuve d’une certaine résilience, en partie grâce à la capacité des entreprises à réorienter les flux commerciaux si nécessaire_ ». Cependant, le FMI s’attend


désormais à ce que la croissance du commerce mondial ralentisse plus que la production, tombant à 1,7 % en 2025. Concernant les États-Unis, les experts du FMI soulignent que l’économie


américaine montrait déjà des signes de « fragilisation » avant les mesures douanières de Donald Trump. Ils prévoient ainsi une baisse de la croissance du PIB réel américain à 1,8 % cette


année. Parallèlement, ils anticipent une remontée de l’inflation globale au-delà de 3 % d’ici à la fin de l’année. La Chine, quant à elle, visait un taux de croissance de 5 % pour cette


année, mais le FMI estime qu’elle aura déjà de la chance si elle atteint 4 %. Comme à son habitude, dans son dernier rapport, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le


développement (CNUCED ) se montre bien plus pessimiste. L’agence onusienne prévoit que la croissance mondiale sera limitée à 2,3 % cette année, un niveau inférieur à son seuil de référence


pour une récession mondiale, fixé à 2,5%. La CNUCED souligne avec justesse que si « _le ralentissement affectera tous les pays_ », les « _économies en développement et particulièrement les


plus vulnérables_ » seront les plus durement touchées. Seulement 10 des près de 200 partenaires commerciaux des États-Unis représentent près de 90% de son déficit commercial. Pourtant, les


pays les moins avancés et les petits États insulaires en développement - responsables de seulement 1,6 % et 0,4 % du déficit américain respectivement - subissent les impacts de cette


politique le plus durement. De nombreuses économies à faible revenu font désormais face à une « tempête parfaite » combinant dégradation des conditions extérieures, niveaux d’endettement


insoutenables et ralentissement de la croissance domestique. Concernant les États-Unis, JP Morgan n’est pas le seul à prévoir une récession d’ici fin 2025. Les économistes de Morgan Stanley


anticipent désormais une contraction de 0,3 % de l’économie américaine cette année, avec un taux de chômage qui atteindrait 5,3 %, soit une hausse d’un point de pourcentage. Par ailleurs,


les probabilités de récession des marchés monétaires ont triplé. Au 19 avril, Polymarket affiche 57 % de chances de récession dans l’année à venir, tandis que Kalshi arrive à 59 % - environ


quatre fois le niveau d’une année normale (15 %). Les analystes chargés de la prévision du PIB utilisent aussi une batterie d’indicateurs économiques pour établir leurs projections de


croissance trimestrielle aux États-Unis. Le modèle le plus suivi est le GDPNow de la Fed d’Atlanta. Les dernières estimations pour la croissance du PIB réel au premier trimestre 2025 sont de


- 2,4 %, et après ajustement pour les transactions exceptionnelles sur l’or, de - 0,4 %. Ainsi, la Fed d’Atlanta considère que l’économie américaine était au mieux stagnante entre janvier


et mars. Ce chiffre contraste avec la prévision consensuelle des économistes, établie à + 0,4 %. Il s’agit là de prévisions, mais qu’en est-il des indicateurs économiques réels ? Examinons


d’abord les indices dits des directeurs d’achats (PMI - Purchasing Managers’ Index). Ces enquêtes mesurent les attentes des entreprises sur les commandes, les prix, les coûts et les ventes


prévus dans plusieurs pays. Lorsque plus de 50 % des répondants constatent une amélioration, cela indique une expansion ; en dessous de ce seuil, on parle de contraction. Les PMI du mois


d’avril pour le Japon, l’Europe, le Royaume-Uni et les États-Unis révèlent que le secteur manufacturier reste atone partout dans le monde, et ce avant même l’application des hausses


tarifaires de Trump. Plus inquiétant encore, les secteurs des services dans les grandes économies commencent également à fléchir. Seuls les États-Unis affichent encore une certaine


expansion, mais même là, le rythme de croissance ralentit. Deuxièmement, les succursales régionales de la Réserve fédérale américaine (Fed) réalisent chaque mois une enquête sur les attentes


des acteurs économiques et l’activité du secteur manufacturier dans leurs zones respectives. Les dernières données révèlent des signes marqués de ralentissement, voire de récession avérée.


L’enquête sur le secteur manufacturier de la Fed de New York pour le mois d’avril affiche un indicateur de perspectives commerciales à -7,4 (en baisse de 44 points sur les trois derniers


mois), son niveau le plus faible depuis 2001 et le deuxième plus bas de l’histoire de cette enquête. « _Les entreprises anticipent une détérioration des conditions dans les mois à venir, un


niveau de pessimisme qui ne s’est produit qu’à quelques rares occasions dans l’histoire de cette enquête_ », peut-on lire dans le rapport. Le sondage de la Fed de Philadelphie rapporte quant


à lui que « _les nouvelles commandes ont chuté brutalement, passant de 8,7 en mars à - 34,2 en avril, soit leur niveau le plus bas depuis avril 2020_ ».  Source : Phil Fed Cependant, tous


ces éléments ne constituent que des indicateurs des « attentes » des acteurs économiques. À ce stade, les indicateurs réels de l’économie ne montrent pas encore de signes de récession (même


si les données concrètes sur l’économie présentent toujours un décalage temporel). Le chômage reste faible, l’inflation se maintient nettement en dessous de 3 % en glissement annuel, la


consommation des ménages n’a pas plongé et les profits des entreprises continuent de progresser. Après une baisse initiale suite aux annonces douanières de Trump, le marché boursier s’est


stabilisé et a enregistré une modeste reprise - et, après tout, les cours boursiers restent largement supérieurs à leurs niveaux de la fin de la récession post-pandémique. Cette situation a


conduit certains observateurs à affirmer que les prévisionnistes « criaient au loup » sans raison valable. Le _Wall Street Journal_ conteste les prévisions de récession. « _Après une


croissance de 2,5 % en 2024, le PIB devrait stagner au premier trimestre, voire se contracter. Mais cela semble refléter des comportements inhabituels en matière d’importations et l’impact


des conditions météorologiques sur la consommation._ » Cependant, le journal a dû admettre que les mesures tarifaires de Trump n’ont pas encore produit tous leurs effets. Et les industriels


américains réduisent déjà leurs plans d’investissement en raison des droits de douane. Une enquête de l’Equipment Leasing and Finance Foundation (ELFF), une organisation représentant les


prêteurs qui aident les manufacturiers à acquérir de nouveaux équipements industriels, a révélé qu’en avril, plus de 61 % d’entre eux anticipaient une baisse des dépenses. Ford suspend les


ventes de certains modèles fabriqués aux États-Unis vers la Chine. General Motors licencie également des ouvriers américains. Cleveland-Cliffs, le sidérurgiste, supprime 1 200 emplois.  Du


côté des investissements dans les secteurs productifs de l’économie (« _Main Street_ »), les entreprises américaines, à l’exception de celles investissant massivement dans l’intelligence


artificielle, restent à l’arrêt. Les commandes de biens durables hors matériel de défense (c’est-à-dire hors armement) n’ont progressé que de 1,6 % depuis 2022. Source : FRED Même dans le


secteur de l’intelligence artificielle, les dernières enquêtes régionales de la Réserve fédérale (Fed) révèlent que les entreprises anticipent une réduction de leurs dépenses en technologies


de l’information (IT) et en investissements logiciels, après avoir déjà diminué leurs budgets au cours des mois précédents. À mon avis, le meilleur indicateur pour prévoir un ralentissement


économique réside dans l’évolution des bénéfices des entreprises. Les sociétés américaines publieront leurs résultats financiers dans les deux prochaines semaines. Cependant, si l’on


examine les données officielles sur les profits des entreprises jusqu’au quatrième trimestre 2024, la situation apparaît globalement satisfaisante. Les bénéfices des entreprises américaines


ont considérablement augmenté depuis le début de la pandémie de COVID-19, atteignant près de 4 000 milliards de dollars fin 2024. Plus précisément, les profits des industries nationales non


financières - qui représentaient en moyenne 8,1 % du revenu national entre 2010 et 2019 - ont progressé pour atteindre 11,2 % au dernier trimestre 2024. Par rapport au revenu national, cela


représente une hausse de 2,3 points de pourcentage depuis la pandémie. À l’échelle mondiale également, les bénéfices des entreprises continuent de progresser, bien qu’à un rythme


relativement modeste. Source : données nationales, calculs de l’auteur Tant que les bénéfices des entreprises continuent de croître, une récession reste improbable. Cependant, une grande


partie de la croissance des États-Unis a été obtenue principalement grâce à la baisse des taux d’intérêt, qui a réduit le coût de la dette. Par ailleurs, les entreprises n’ont pas investi la


majeure partie de ces profits supplémentaires dans de nouveaux équipements et installations. Au contraire, 76 % de la croissance des bénéfices corporatifs ont été distribués sous forme de


dividendes aux actionnaires, tandis que seulement 15 % ont été réinvestis (le reste étant absorbé par les impôts). Cette carence en investissements productifs est frappante et structurelle.


Elle s’explique par des transformations à long terme dans la rentabilité des secteurs productifs de l’économie américaine. L’écart entre le taux de profit de l’économie globale et celui des


secteurs productifs n’a cessé de se creuser depuis le début des années 1980. Alors que le taux global est resté relativement stable depuis 1997, la rentabilité des secteurs productifs, après


avoir modestement progressé dans les années 1990, a subi un net recul par la suite. En conséquence, les entreprises américaines réorientent massivement leurs profits vers le rachat de leurs


propres actions pour faire monter les cours, ou vers l’augmentation des dividendes versés aux actionnaires. Source : BEA, auteur Cependant, l’ère des taux d’intérêt bas pour les


entreprises, qui a caractérisé les années 2010, est désormais révolue. Les taux d’intérêt réels (c’est-à-dire après déduction de l’inflation) ont atteint leur niveau le plus élevé depuis la


période précédant immédiatement la crise financière mondiale de 2008. Cette situation me conduit à penser que si la guerre commerciale de Trump commence à affecter les revenus des


entreprises aux États-Unis et ailleurs dans le monde, tandis que l’inflation augmente et que les taux d’intérêt suivent la même tendance, la pression sur les profits ne fera que


s’intensifier. Source : FRED Étant donné que la dette mondiale atteint des niveaux records, particulièrement la dette des entreprises, toute hausse des taux d’intérêt pourrait également


provoquer un effondrement financier. Source : FMI Cette situation pourrait être accélérée par l’administration Trump. Le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, plaide pour un assouplissement


des régulations bancaires qui sont censées garantir que les banques disposent de suffisamment de capital pour faire face aux prêts non performants et aux faillites. Apparemment, l’expérience


de l’effondrement récent des banques régionales en 2023 a été discrètement ignorée. Parallèlement, Trump exige que la Réserve fédérale baisse immédiatement les taux d’intérêt, même si


l’inflation repart à la hausse - il a bien compris qu’une chute des profits combinée à des coûts d’emprunt élevés serait extrêmement préjudiciable à ses soutiens du monde des grandes


entreprises. Trump a même laissé entendre qu’il pourrait tenter de démettre le président de la Fed, Jerome Powell, s’il n’obtempère pas. Cette attitude a choqué le secteur bancaire, attaché


au principe d’une banque centrale indépendante à son service. Les banquiers ne veulent pas d’un président imprévisible qui fixerait les taux d’intérêt. Mais c’est précisément le jeu des


trumpistes. Leur objectif est de bouleverser les institutions traditionnelles de l’État et de la finance afin de générer des gains pour leur faction au sein de la classe dirigeante,


c’est-à-dire les oligarques de « _Main Street_ ». Le reste du monde doit se plier à leur volonté, y compris Wall Street et les institutions internationales. Le secrétaire au Trésor a


clairement exprimé cette position lors d’un récent discours à l’Institut des Finances Internationales, juste avant la réunion semestrielle FMI-Banque Mondiale. Bessent a lancé une attaque


cinglante contre le FMI, l’accusant de « _fermer les yeux sur la domination économique exportatrice de la Chine_ » et de « _négliger ses responsabilités fondamentales au profit de travaux


sur le climat et les politiques sociales_ ». En substance, Bessent a affirmé que le FMI était devenu « woke » en mettant l’accent sur le changement climatique, l’égalité des genres et les


questions sociales. « Ce n’est pas la mission du FMI », a-t-il déclaré ; ces priorités « empiètent » sur le travail essentiel concernant la « _stabilité financière et la surveillance des


échanges commerciaux_ ». Les critiques les plus acerbes concernaient l’approche du FMI vis-à-vis de la Chine : « _Nous ne tolérerons pas que le FMI omette de critiquer les pays qui en ont le


plus besoin - principalement les pays excédentaires_ », a-t-il déclaré. « _Le FMI doit dénoncer des pays comme la Chine qui poursuivent depuis des décennies des politiques économiques


faussant les marchés mondiaux et des pratiques monétaires opaques._ » En revanche, Bessent n’a eu que des éloges pour l’énorme prêt que le FMI vient d’accorder à l’Argentine de Milei. « 


_L’Argentine est un exemple pertinent. J’étais en Argentine ce mois-ci pour manifester le soutien des États-Unis aux efforts du FMI visant à aider le pays à se rétablir financièrement.


L’Argentine mérite le soutien du FMI parce qu’elle fait des progrès réels vers la réalisation de ses objectifs financiers._ » Les attaques de Bessent ont rapidement reçu un accueil favorable


de la part de la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva. Dans son habituelle posture de complaisance, celle-ci a globalement validé ces critiques tout en rejetant la


responsabilité de la guerre commerciale sur les pays excédentaires comme la Chine (qui représentent, soit dit en passant, la majorité des grandes économies mondiales !). En effet, dans son


dernier programme d’orientation politique présenté lors de la réunion du FMI, Georgieva a abandonné toute référence à l’atténuation du changement climatique ou aux politiques sociales. À la


place, elle « _restera concentrée sur la promotion de la stabilité macroéconomique et financière_ ». Un véritable abandon des discours passés sur les politiques « inclusives » concernant les


inégalités et l’environnement. De nombreux observateurs suggèrent que les politiques tarifaires de Trump visent en partie à affaiblir le dollar sur les marchés des changes pour renforcer la


compétitivité des exportations américaines, tout comme l’abandon de l’étalon-or par Nixon en 1971 et les accords du Plaza en 1985 l’avaient fait. Une analyse plus poussée avance qu’il


s’agit peut-être du début de la fin de l’hégémonie du dollar et du « privilège exorbitant » dont bénéficie le capital américain en contrôlant la principale monnaie de réserve et d’échange


mondiale. Cependant, le premier élément à noter est que, bien que le dollar américain ait pu faiblir ces derniers mois alors que les investisseurs cherchent des alternatives pour détenir ou


effectuer des transactions, la devise reste historiquement très forte. Les données de la Réserve fédérale montrent que la valeur réelle du dollar se maintient encore à près de deux


écarts-types au-dessus de sa moyenne depuis le début du régime de changes flottants en 1973. Une dépréciation du dollar à ce stade ne signifie pas pour autant que la devise perde son statut


de monnaie dominante mondiale, comme l’ont finalement démontré les mesures de Nixon et les accords du Plaza. Le dollar reste trop prépondérant sur les marchés mondiaux pour que d’autres


devises puissent le remplacer. Le recul relatif du dollar s’explique principalement par le fait que les détenteurs privés étrangers (fonds d’investissement, entreprises, banques, etc.), qui


détiennent désormais des montants plus importants que les banques centrales, ont cessé leurs achats. Depuis des années, les détenteurs institutionnels de dollars (les banques centrales à


travers le monde) ont progressivement interrompu l’accumulation de réserves en dollars. Cependant, ils n’ont pas entrepris de réductions significatives malgré les accès de colère de Trump.


Un dollar affaibli va exacerber l’inflation américaine en amplifiant l’impact des hausses tarifaires sur les importations. Ainsi, l’économie américaine semble s’orienter vers un


ralentissement marqué, et probablement vers une récession avérée d’ici la fin d’année, tandis que l’inflation repartira à la hausse. Il va y avoir du sang.