
Afghanistan : un pays ne devient pas une démocratie parce que des puissances occidentales l’ont décidé
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Trois mois après la chute de Kaboul et la prise de pouvoir des talibans, l’Afghanistan s’enfonce dans une grave crise alimentaire. Selon les chiffres du Programme alimentaire mondial (PAM),
3,2 millions enfants de moins de 5 ans souffriront de malnutrition aiguë d’ici la fin de l’année. À cela s’ajoute une économie en banqueroute, un chômage généralisé et une population
terrifiée, notamment les femmes. Comment ce pays sur lesquels des milliards de dollars se sont abattus peut-il en être rendu là ? C’est que 20 ans de présence militaire américaine n’a fait
qu’exacerber les problèmes. L’Afghanistan s’ajoute en effet à la liste des pays où l’intervention militaire dirigée par des puissances occidentales a généré un nouveau cycle de violence et
d’instabilité sociale, ce qui a eu pour effet de bloquer les transitions politiques censées mener à une forme d’État de droit. Si l’usage de la force a entraîné un changement de régime et
démembré certains groupes terroristes, la difficulté est demeurée entière d’aménager une organisation sociale paisible qui répond aux besoins des populations. De l’Irak à l’Afghanistan en
passant par la Libye et les pays du Sahel, la chute des dictatures et la lutte contre le terrorisme n’ont pas ouvert la voie à l’émancipation des peuples et à la démocratie, ni à relever les
défis du développement humain, social et politique. Pourquoi ? En tant que directeur de la Chaire de recherches interethniques et interculturelles de l’Université du Québec à Chicoutimi, je
m’intéresse notamment à la radicalisation islamique depuis la défaite de l’État Islamique (EI). L’ÉCHEC DU « NATION BUILDING » C’est en termes d’échec politique et diplomatique qu’il faut
interpréter le retour au pouvoir des talibans : l’intervention militaire des Américains et de leurs alliés occidentaux n’a pas été précédée et accompagnée d’une réflexion sur la complexité
socio-anthropologique de l’Afghanistan et sur les dispositifs politiques et institutionnels nécessaires à sa transition. Il est vrai que l’Accord de Bonn a été un moment important de
délibération sur le devenir démocratique et la pacification de la société afghane. L’objectif de cet accord visait à jeter les bases sociales et institutionnelles d’une paix durable, de la
stabilité et du respect des droits de la personne. Mais la nature provisoire de cet accord n’a pas permis de réaliser ces objectifs. En fait, l’empressement d’organiser des élections
démocratiques et la sous-évaluation de l’enracinement communautaire des talibans ont empêché l’ONU et les puissances occidentales de concevoir une transition politique susceptible d’asseoir
la société afghane sur des bases institutionnelles solides et durables. Le « nation building » a échoué parce que le système international et les démocraties libérales soutiennent des
transitions politiques qui ne prennent pas au sérieux la problématique de la justice transitionnelle. On n’a pas tenu compte du caractère multiculturel de la société afghane, de la
représentativité des différentes communautés et régions du pays, de la redistribution des richesses et du partage du pouvoir. En Afghanistan — comme au Mali et au Tchad, où les Occidentaux
ont voulu instaurer la démocratie, les considérations électorales et les solutions militaires ont marginalisé la question pourtant centrale de l’organisation éthique et politique de la
coexistence sociale. Une élection démocratique n’est pas synonyme d’une organisation démocratique de la société et d’une démocratisation de la gouvernance. Avant même de promouvoir la
démocratie et l’État de droit, ne faudrait-il pas s’interroger sur les conditions nécessaires à une vie commune paisible et juste et sur la nature des pouvoirs censés garantir la paix
sociale et la justice politique ? Des considérations géopolitiques et la lutte hégémonique entre les grandes puissances conduisent très souvent à privilégier des solutions inefficaces et des
questions périphériques, qui n’aident en rien les peuples brimés par la tyrannie et la misère. UNE INSTRUMENTALISATION POLITIQUE DE L’ISLAM La chute de Kaboul ne doit pas seulement être
analysée sous l’angle des insuffisances de la diplomatie et des actions des Occidentaux. Le succès des talibans tient aussi à des raisons idéologiques qui ont permis de repositionner la
mouvance islamiste tant au niveau social que sous-régional. Les leaders de l’organisation ont su se réorganiser autour d’une stratégie qui s’articule autour du respect de la souveraineté
nationale et de la défense de l’islam. C’est à la faveur d’une réinterprétation radicale de l’islam et de l’exigence d’un Émirat islamique que les talibans ont rebâti leur critique de
l’invasion américaine et des puissances occidentales. L’inefficacité des gouvernements successifs depuis 2001 et leur immense corruption ont permis cette instrumentalisation politique de
l’islam de la part des talibans. Les nouveaux maîtres de l’Afghanistan ont su attirer la sympathie d’organisations musulmanes, notamment africaines, comme la Ligue des Oulémas musulmane.
Cela dit, le régime reste isolé sur la scène internationale. Peu après leur prise de pouvoir, les talibans ont tenté d’apaiser les craintes sur le sort réservé aux femmes. Mais cette
posture, loin d’être la conséquence d’un profond changement idéologique, est en réalité un calcul politique visant à se positionner comme un acteur fréquentable sur la scène internationale,
comme l’Arabie saoudite tente de le faire depuis quelques années. Il est difficile d’évaluer l’appui réel de la population afghane au type d’islam promu par les talibans. La ruée vers
l’aéroport de Kaboul, au lendemain de la chute de la capitale, témoigne d’une peur évidente face au nouveau régime. Mais la société afghane demeure largement conservatrice, analphabète et
pauvre. La démocratie comme mode de gouvernement de la société n’a pas réussi à gagner les esprits. Les logiques communautaires, les rivalités tribales et la généralisation de la corruption
ont entraîné un écrasement des structures officielles de la gouvernance au profit des talibans. Le président américain Joe Biden a en partie raison lorsqu’il impute aux responsables
politiques et à l’armée afghans le retour au pouvoir des talibans. Leur victoire est idéologique et sociale avant d’être politique. Les Américains et leurs alliés ont échoué dans leur
tentative de « nation building ». Mais des facteurs endogènes ont pavé la voie à l’absence d’un modèle de gouvernance politique capable de représenter une alternative durable à celle
proposée par les talibans. _Amadou Sadjo Barry, professeur de philosophie au Cégep de Saint-Hyacinthe et chercheur associé au CELAT, a participé à la rédaction de cet article._