Et si les réseaux sociaux devenaient une chance pour nos démocraties ?

Et si les réseaux sociaux devenaient une chance pour nos démocraties ?


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Alors que le président libertarien Javier Milei, récemment élu en Argentine, a largement profité des réseaux sociaux lors de sa campagne présidentielle, notamment pour séduire les plus


jeunes générations, d’autres personnalités politiques envisagent au contraire de quitter ces mêmes réseaux. En France, c’est la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui a initié ce mouvement,


déclarant en novembre dernier que X (ex-Twitter) constituait « une arme de destruction massive de nos démocraties ». Force est de constater que depuis de nombreuses années, les réseaux


sociaux dominants, dont le modèle d’affaires repose sur l’économie de l’attention favorise structurellement le clash et la polarisation des opinions. Selon ce modèle économique, il s’agit de


« maximiser l’engagement » des utilisateurs afin de vendre leur « temps de cerveau » et leurs données personnelles à des entreprises susceptibles de les cibler avec leurs publicités. Dès


lors, tout ce qui compte pour gagner en visibilité sur ce type de réseau, est de trouver la ligne de fracture – chez chaque utilisateur ou dans la société – et d’enfoncer le coin, afin


d’obtenir plus de clics et plus de vues, alimentant ainsi le « business de la haine » des géants du numérique, qui tirent profit de cette cacophonie. ------------------------- _ READ MORE:


CAPTOLOGIE ET ÉCONOMIE DE L’ATTENTION _ ------------------------- Le résultat, tel que décrypté par l’écrivain et politologue italien Giuliano da Empoli, est le suivant : tandis qu’hier la


politique était « centripète » – il fallait rallier autour d’un point d’équilibre –, elle est devenue aujourd’hui centrifuge. L’expression d’« ingénieurs du chaos » trouve alors tout son


sens : pour conquérir le pouvoir, la politique consiste désormais à exploiter au mieux les dynamiques d’infrastructures, ici de communication, pour éclater la société en tous points. FAIRE


ÉVOLUER LE MODÈLE ÉCONOMIQUE ET L’ARCHITECTURE DES RÉSEAUX SOCIAUX Comment changer la donne ? Il parait difficile d’imaginer l’ensemble des démocrates pratiquer la politique de la terre


brûlée et quitter les réseaux sociaux dominants tant que l’espoir est encore à leur régulation. De même, nous ne pouvons uniquement nous en remettre à la bonne volonté de quelques autres


réseaux dominants faisant pour l’instant office de refuge, tant que leur modèle demeure fondé sur la captation de l’attention. Si nous devons poursuivre nos efforts pour « trouver des


réponses politiques à la colère », nous ne pouvons pas non plus nous aveugler sur les velléités autoritaires ou nationalistes exploitant les failles des réseaux sociaux les plus utilisés.


Néanmoins, nous pouvons les priver de l’infrastructure qui les fait émerger comme forces politiques de premier plan partout dans le monde. Pour cela, nous devons faire évoluer le modèle


économique et l’architecture des réseaux sociaux. Car il faut bien se rendre compte, dans la lignée de la pensée du professeur de droit Lawrence Lessig, que l’architecture numérique est


normative : de même que l’architecture de nos rues détermine nos comportements, l’architecture des réseaux sociaux détermine la façon dont nous nous y exprimons et dont nous y interagissons.


De manière générale et par définition, le principe des « followers », qui consiste à suivre des personnalités en particulier, ne favorise pas l’expression de points de vue diversifiés, mais


plutôt les comportements mimétiques, la concurrence, la rivalité et in fine la dévalorisation de soi comme des autres. [_Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The 


Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde_. Abonnez-vous aujourd’hui] Plus spécifiquement, X/Twitter et Thread sont construits pour faire se rencontrer absolument tous


les sujets, points de vue et personnes d’opinions très diverses sur un flux unique et assurer des interactions directes au vu et au su de tous. Autre architecture, autre ambiance, il en va


autrement si l’on se rassemble autour d’un sujet, que ce soit pour en débattre ou seulement pour échanger. Sans qu’ils soient exempts de très nombreux défauts, TrustCafé, Reddit, Twitch,


Discord donnent l’opportunité de créer des salons de discussion thématiques ou de regrouper des communautés en un espace et in fine d’avoir un débat plus approfondi. Mastodon repose quant à


lui sur une structure décentralisée, c’est-à-dire que « chaque serveur Mastodon est totalement indépendant, mais capable d’interagir avec les autres pour former un réseau social mondial ».


Cela permet d’éviter de cultiver l’animosité sociale. Des communautés irréconciliables n’ont pas à se côtoyer, ce qui permet d’éviter de propager le conflit de manière inopportune. REPRENDRE


LA MAIN SUR LES ALGORITHMES C’est pour orienter les réseaux sociaux vers des architectures permettant de créer des espaces de débat, d’apprentissage, d’échanges et de coopération que nous


devons agir en premier lieu, avant même de nous intéresser à la modération des contenus qui y circulent. Le règlement européen sur les services numériques le permet en théorie, mais il


faudra que la Commission européenne se mobilise en ce sens. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Jusqu’à présent, le débat a bien plus porté sur le nombre de modérateurs de tel ou tel réseau


ou le nombre de contenus retirés que sur la structure des réseaux sociaux en elle-même. Ce qui risque surtout de nous épuiser pour un résultat très relatif. Pour nous assurer que les


réseaux servent une société démocratique où le débat, la construction collective et l’écoute sont privilégiés, nous devrions nous préoccuper de la manière dont les infrastructures numériques


sont conçues, développées et financées. Comme les réseaux sociaux dominants sont structurellement fondés sur l’économie de l’attention, l’enfermement de leurs utilisateurs et


l’amplification des contenus polémiques et choquants, nous devrions aussi décider de ne plus laisser aux mains du seul réseau social, c’est-à-dire d’une entreprise privée, le monopole de


déterminer le flux algorithmique, soit le choix des contenus apparaissant sur nos fils d’actualités. Une telle proposition est une exigence minimale pour tendre vers une plus grande


réappropriation des réseaux sociaux par les utilisateurs. Elle a d’ailleurs déjà été faite sous diverses formes, que ce soit par des spécialistes du numérique, la Comission nationale


consultative des droits de l’homme (CNCDH), des journalistes ou des chercheurs. Ainsi, il s’agit non plus seulement de forcer la plate-forme à accentuer tel ou tel paramètre de leur


algorithme mais de contester le fait que la recommandation soit le seul fait de la plate-forme. Pour justifier ce principe, nous pouvons nous demander si une fois une taille critique et une


certaine concentration du marché atteintes, il est bien légitime de laisser uniquement à des entreprises privées le soin de décider ce qui doit être vu ou ce qui doit être invisibilisé dans


l’espace médiatique numérique. Quand bien même certains d’entre nous souhaiteraient s’abandonner aux algorithmes de TikTok ou de Twitter, pourquoi tout un chacun devrait-il s’y plier ?


Est-ce à un acteur unique de déterminer les critères en fonction desquels les contenus apparaissent ou disparaissent de nos écrans ? RECONNAÎTRE LES RÉSEAUX SOCIAUX COMME DES ESPACES PUBLICS


La chose doit encore être affirmée : oui les réseaux sociaux dominants sont des espaces publics. Ce ne sont plus seulement des cafés que l’on est libre ou non de fréquenter. L’analogie ne


fonctionne plus. Ils ont un impact structurant sur nos sociétés, que l’on y soit ou non. De plus, si tout le monde peut virtuellement s’exprimer sur les réseaux, ceux qui auront le plus de


vues sont ceux qui joueront les codes du réseau et sponsoriseront leurs comptes ou publications. Ce qui laisse sur le bas-côté ceux qui ne peuvent pas ou refusent de jouer à ce jeu malsain


de la mésestime de soi, des autres et du clash constant. La prétendue liberté d’expression masque le sévère contrôle qui s’exerce sur la recommandation et la hiérarchie qu’elle recèle :


l’apparence d’horizontalité (celle de tous les usagers exprimant leurs opinions ou leurs avis publiquement) masque une extrême verticalité (celle des entreprises décidant des critères de ce


qui sera vu ou non). Pour restaurer les libertés d’expression et de pensée, il nous faut donc décorréler l’intérêt du réseau social à voir promu tel ou tel contenu et l’intérêt social ou


personnel à s’informer ou échanger sur tel ou tel sujet. ŒUVRER POUR DES INFRASTRUCTURES NUMÉRIQUES DÉMOCRATIQUES Cela n’est désormais plus une seule affaire d’imagination ou de prospective.


Regardons Bluesky (le réseau social alternatif créé par Jack Dorsey, l’un des fondateurs de Twitter) ou Mastodon : les flux algorithmiques y sont à la main des utilisateurs. Sur Bluesky,


les utilisateurs les plus chevronnés, des médias ou autres tiers de confiance peuvent proposer à l’ensemble des utilisateurs des algorithmes de leur cru. Et le choix est particulièrement


simple à opérer pour un effet immédiat. Sur Mastodon, le classement chronologique reste la clef d’entrée vers les contenus publiés, mais le principe même du logiciel libre permet à


l’administrateur comme à l’utilisateur de développer les fonctionnalités de curation de contenus qu’il souhaite. Cela ne veut pas dire que tout le monde doit savoir coder, mais que nous


pouvons avoir le choix entre de nombreux algorithmes, paramètres ou critères de recommandations qui ne sont pas seulement le fait de la plate-forme. Regardons aussi des projets comme


Tournesol : cette plate-forme de recommandation collaborative de contenus permet à de nombreux citoyens de participer en évaluant les contenus en fonction de leur utilité publique (et non en


fonction d’intérêts privés ou d’agendas politiques déterminés). Grâce à de telles initiatives, il devient possible de découvrir des vidéos pertinentes et pédagogiques que des réseaux


sociaux dominants ou une plate-forme comme YouTube n’auraient probablement pas recommandées. Toutes ces initiatives nous montrent qu’il est possible d’œuvrer pour des infrastructures


numériques démocratiques. Nous ne sommes qu’à un pas politique de les valoriser. Et entendons-nous bien, l’objectif n’est pas de nous anesthésier en empêchant le désaccord. Bien au contraire


 ! Le but est de vivifier la démocratie et renforcer l’intelligence collective en exploitant tout le potentiel des réseaux sociaux. ------------------------- _Nous proposons cet article dans


le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 26 et 27 septembre 2024 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le


site du Forum mondial Normandie pour la Paix_.