Quand les hommes en bleu débattent des « gilets jaunes »

Quand les hommes en bleu débattent des « gilets jaunes »


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Depuis 2016, j’ai été dans sept manifestations policières, j’ai discuté avec une centaine de participants et mené 15 entretiens approfondis avec des policiers de terrain et des militants


syndicaux ou associatifs. À partir de cette recherche encore exploratoire, j’analyse leur perception des mobilisations sociales actuelles et j’observe comment ils y cherchent leur place. LA


POLICE, UN BLOC LOIN D’ÊTRE UNIFORME Les mouvements de masse suscitent toujours des débats, tensions, conflits dans la police. Le fait qu’ils soient très rarement étudiés en histoire ou en


sociologie politique renforce l’idée d’un bloc uniforme. Au contraire, la journée du 2 octobre montre une police à l’image de la société : des commissaires en costume-cravate, des officiers


marchant calmement, des cortèges de gardiens de la paix, plus jeunes, plus divers par le genre et la couleur de peau, derrière des camions sono avec rap et pop, fumigènes et pétards.


L’institution est traversée par les rapports de classe, les différences de génération et d’aspirations. On prête trop volontiers une absence de conscience sociale aux policiers de base.


C’est oublier que l’insubordination, comme le manquement au devoir de réserve, est sanctionnée par tout un arsenal allant de l’avertissement à la révocation, en passant par la mutation


d’office, sans oublier les poursuites judiciaires. Il existe des punitions plus discrètes : pressions, mise à l’écart du groupe, mauvaise notation. Comme pour toute méconduite, c’est


l’institution policière qui en juge. Les syndicalistes peuvent s’exprimer dans les médias, tant que leur discours se limite à parler de « malaise », manque de moyens, dangerosité des


délinquants et qu’ils restent loyaux envers l’institution. ENTHOUSIASME ET SOUTIEN En 2016, quand les policiers de Viry-Châtillon ont été attaqués dans leur voiture, j’étais avec des


policiers de province pour ma thèse. Nous apprenons que leurs collègues d’Île-de-France, venus des Brigades anticriminalité (BAC) et police-secours manifestent dans Paris en véhicule et


tenue de service en direction du ministère de l’Intérieur, qu’ils tiennent pour responsables de cette situation. Les syndicats et la cogestion sont aussi dénoncés. Plus tard, nous les voyons


à la TV secouer la voiture du directeur général de la police. Les menaces de sanctions ont poussé une centaine de leurs collègues à tenir un rassemblement en soutien. De retour à Paris, je


vais à la rencontre de ces manifestations. En fait de « colère » ou de « malaise », je suis frappée par l’enthousiasme, la joie d’être ensemble, de débattre du bien travailler. QUAND LES « 


GILETS JAUNES » NAISSENT, CES POLICIERS S’Y RECONNAISSENT En dénigrant ce mouvement comme étant estampillé « patte du FN », les politiques et médias ont permis au pouvoir de se placer en


protecteurs de la population, alors qu’elle n’était pas visée par les protestataires. Quand les « gilets jaunes » naissent, ces policiers s’y reconnaissent. Quelques exemples d’un soutien


qui n’a rien d’anecdotique : en prévision du 17 novembre, l’Union des policiers nationaux indépendants (UPNI), association créée en 2016 et le syndicat majoritaire Unité SGP Police-Force


Ouvrière (SGP-FO) lancent une grève des PV. De son côté, le Mouvement des Policiers en Colère (MPC), association créée en 2016, appelle à enfiler le gilet. Quant au syndicat France-police né


2016, il met en place un comptage alternatif, à la hausse, des manifestants. En dehors de quelques responsables nationaux engagés dans un parti et de l’affichage de sensibilités politiques,


à gauche pour SGP-FO, à droite pour Alliance (2e syndicat majoritaire chez les gardiens de la paix), « 100 % apolitique » pour le MPC et l’UPNI, « 100 % patriotes » pour France-Police, il


faut bien garder à l’esprit que les opinions politiques sont très variées en interne car les organisations policières restent à l’écart des débats partisans. Les sympathies ou défiances


dépendent donc surtout des origines sociales et géographiques. Partout, les « gilets jaunes » font débat : « C’est des vrais gens », se ravit un agent du Pas-de-Calais, ce qui amuse sa


camarade parisienne : « On baigne dans l’authenticité, c’est clair ! ». Un mois plus tard, SGP-FO et Alliance lancent une journée de grève du zèle intitulée « Acte 1 ». Les associations


tentent de lancer les « gyros bleus », inaugurant ainsi une série de manifestations au cours de l’année 2019. Elles ne sont pas très massives, mais attirent des « gilets jaunes » venus


discuter. LES POLICIERS PRIS ENTRE DEUX FEUX Très vite, ces policiers s’inquiètent des violences en manifestation. Dans un syndicat, on téléphone aux délégués de province. Dans un autre, un


militant est envoyé dans des « villes tendues », pour compter « les blessés des deux côtés ». Ils contactent leurs collègues sur place, recoupent avec les témoignages des réseaux sociaux.


Bref, ils enquêtent. Lorsque le gouvernement sort de son silence pour féliciter les forces de l’ordre, ils s’en indignent : « Ce sont des menteurs ! » ; « Moi, je ne crois pas qu’ils


mentent. Je pense qu’ils s’en tapent » ; « Selon moi, c’est de l’incompétence pure ». > « Dire que c’est bien fait de perdre une main, en tant > qu’ancien CRS, j’ai honte d’entendre ça


 ! J’ai honte > qu’on dise : « c’est malheureux, mais en même temps, on > avait bien dit de pas venir ». Des mutilés […] et des morts, > ça veut dire que ton opération est un échec 


[…]. Je me sens > déshonoré. » Ces discours témoignent du sentiment d’appartenance au bas de l’échelle et de ce que leur conscience professionnelle a été mise à rude épreuve par les


ordres hiérarchiques. Ils se sentent méprisés par le ministre : > « Ce qui m’irrite le plus chez lui, c’est cette façon de dire > « mes forces », « mes policiers ». Mais on n’est pas à


> toi ! » Reste que les agents sont pris entre deux feux. Une policière cherche à contester publiquement que la police ait été « irréprochable » sans donner l’impression de s’en prendre


à ses collègues. Un autre doit à la fois défendre des collègues accusés de violence par des manifestants et des collègues poursuivis pour les avoir soutenus. D’autres se font disputer par


leurs proches ou peinent à les rassurer. L’IMPRESSION D’ÊTRE DOUBLEMENT INSTRUMENTALISÉS Le sentiment qui les unit est l’impression d’être doublement instrumentalisés par le pouvoir


politique, d’abord comme « soupape », puis comme « fusibles » grâce à des sanctions qui lui permettront de se dédouaner après-coup. Traditionnellement, les syndicats policiers usent de


menace de violences ou retraits massifs pour faire entendre leurs revendications. Mais dans le contexte actuel, beaucoup redoutent de favoriser le désordre et des violences supplémentaires.


Le 2 octobre, les policiers de tous corps et de tous grades protestent contre la casse de leurs retraites. Dans les coulisses de l’intersyndicale, les négociations sur les organisations


invitées ou non, les professions mises en avant, le placement des cortèges ont été durs. Plusieurs n’ont pas été conviés ou ont préféré se retirer. Je retrouve des policiers parisiens qui


manifestaient en petit nombre ces derniers mois. Ils sont émus, tout comme les provinciaux qui manifestent à Paris pour la première fois. Aux marges de la manifestation, j’observe des


rencontres entre « gilets jaunes pacifistes » et policiers « de la France des ronds-points ». Avant de se quitter, ils font un selfie : « Quand les collègues vont voir ça ! », rit l’un d’eux


en contemplant les photos, « ils vont regretter de pas être venus ! ». Ce n’est bien sûr pas le cas de la plupart des manifestants : « On ne voit rien d’ici. Je suis déçue ». La


manifestation est lente à démarrer et les fonctionnaires piétinent. En attendant, ils évoquent d’autres actions : grèves des PV, recours collectifs contre leur hiérarchie. En trois ans, ces


militants ont déjà brisé plusieurs tabous majeurs en publicisant le nombre de suicides (54 depuis le début de l’année 2019), la paupérisation des commissariats, les dérives de la politique


du chiffre. Au-delà de sa capacité à faire corps, l’institution policière telle que j’ai pu l’observer est aussi un espace de débat, de controverses et de luttes par lesquelles ces


fonctionnaires s’essaient eux aussi à de nouvelles manières de se faire entendre et de travailler.