
Un « match de pédés » : homophobie ordinaire et hétérosexualité imposées
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L'homophobie durant les matches fera l'objet d'une réunion ce 5 septembre à la Ligue professionnelle de football entre associations de lutte contre l’homophobie et
associations de supporters. Elle fait suite à la récente interruption du match entre Nice et Marseille, suite à des chants homophobes mais aussi à l'ire de militants dénonçant
l'hypocrisie du gouvernement français sur le sujet, faisant allusion au prochain mondial qui se déroule au Qatar en 2022, pays où l'homosexualité est passible de la peine de mort.
De fait, très peu de footballeurs au monde assument ouvertement leur homosexualité. La question reste tabou et met mal à l’aise joueurs comme supporters. Certes, des sondages ont récemment
dévoilé que 85 % des Français jugent l’homosexualité dans le football « acceptable », et plusieurs actions à l’initiative d’associations entendent lutter contre l’homophobie ordinaire et
sensibiliser le public, d’autant plus que la Coupe du monde 2018 se déroule en Russie, pays considéré comme particulièrement homophobe. Ces campagnes, pétitions de principe ou enjeux
d’expression publique, de police du langage, ont cependant leurs limites. Elles semblent même contribuer à renforcer le verni du politiquement correct, laissant dans l’ombre une multitude de
pratiques qui perdurent, et dont le sens a finalement assez peu évolué. Derrière une pratique qui se présente comme neutre et universelle, dé-sexualisée en quelque sorte, il s’agit
d’exhumer la culture profondément hétérosexiste dans laquelle elle s’inscrit. RARES COMING OUT En 2009, dans un ouvrage autobiographique titré _Je suis le seul joueur de foot homo. Enfin
j’étais…_, le footballeur amateur Yohan Lemaire explique le coût inattendu de son coming out parmi ses coéquipiers. Le scénario qu’il décrit correspond aux expériences consignées par la
sociologie du sport nord-américaine. Il se déroule en trois temps. La peur de dire d’abord, et les efforts pour contrôler tous les signes qui pourraient le trahir (jusqu’à produire les
apparences de l’hétérosexualité pour éviter les questions) dans un milieu perçu comme extrêmement hostile. Puis, curieusement, c’est la surprise de ne pas être exclu qui domine après
l’annonce, vécue comme une épreuve, tant les signes de détestation de l’homosexualité enregistrés au fil du temps ont été nombreux. Le déchaînement de violence attendu ne vient donc
finalement pas. Mais la culture hétérosexiste ne disparaît pas pour autant, conduisant lentement à l’auto-exclusion de celui qui ne peut désormais plus la supporter… Est-ce pour ces raisons
que très peu de joueurs ont affiché publiquement leur homosexualité ? Et que ceux qui l’ont fait l’ont payé parfois au prix fort ? DES FOOTBALLEURS « PÉDÉS » ? En mai 1998, juste avant la
Coupe du monde, un événement tragique ébranle le monde du foot. Justin Fashanu, considéré comme l’un des grands espoirs du football anglais se donne la mort, huit ans après avoir révélé au
journal _The Sun_ son homosexualité afin de faire taire des rumeurs. Son annonce produit l’effet inverse. Il devient rapidement le bouc émissaire des supporters et de son milieu
professionnel. À Nottingham Forest, son propre entraîneur n’hésite pas à reprendre les insultes des supporters du club et à le traiter de « sale tante ». Il doit changer plusieurs fois
d’équipes. En 1998, le mensuel LGBT _Têtu_ ironise alors sur l’invisibilité de l’homosexualité dans le football professionnel. Lorsqu’en septembre, « le mystère Barthez », concernant
l’homosexualité possible du gardien de but de l’équipe de France, est mis à la une, le magazine s’interroge sur la présence d’« une ou deux perles rares » parmi les 22 joueurs de l’équipe de
France récemment victorieuse de la Coupe du monde. Et de montrer que beaucoup de joueurs revendiquent une hétérosexualité par défaut, ou simplement évitent toute publicité sur le sujet.
(_Têtu_, n° 27, p. 7) LA DÉ-SEXUALISATION Cette normalisation hétérosexuelle est indissociable de l’histoire même des sports modernes. Ces derniers constituent comme des pratiques autonomes,
séparées du reste des activités sociales, durant la seconde moitié du XIXe siècle (lire _La raison des sports_ de Jean‑Michel Faure et Charles Suaud (2015)). La Fédération internationale de
football association (FIFA) est créée en 1904, puis la Fédération française de Football (FFF) en 1919. L’engagement corporel dans le jeu implique une dé-sexualisation des corps, une
neutralisation de leur puissance érotique. La finalité est avant tout utilitaire. Les contacts avec les autres corps sont instrumentaux. La sexualité est mise à distance. Ici, la motricité
doit être juste et efficace. Les manifestations collectives de joie (à l’occasion d’un but ou pour fêter la victoire) n’y changent rien. Elles recourent à des expressions ritualisées qui, du
point de vue de ceux qui les produisent, n’impliquent aucune sensualité. En fait, si le football donne à deviner la sexualité, c’est de manière indirecte et détournée, en performant une
virilité froide et pragmatique. Cette dernière se fonde sur deux implicites : 1) il ne saurait être question de sexualité ; 2) il n’y a pas de place pour les gays. C’est d’ailleurs pour cela
que le magazine gay et lesbien _Têtu_ prend très tôt le contrepied de la culture footballistique en hypersexualisant les footballeurs de haut niveau et cherchant à identifier des gays parmi
eux. En juin 1996, Eric Cantona fait ainsi partie du groupe d’icônes de la « nouvelle génération gay » présenté dans le quatrième numéro de _Têtu_. Cette stratégie d’érotisation se
poursuit, non sans ironie, après la Coupe du Monde 1998, où un article s’intéresse, après « la croupe de Zidane » et « le bouc de Barthez », à « la bouche à p… de Pirès » (_Têtu_, n° 33,
avril 1999). LE FOOTBALLEUR, CE CORPS TOUJOURS HÉTÉRO Hormis ces exceptionnelles sorties médiatiques, le corps du footballeur reste sujet aux injonctions hétérosexuelles. En France, Olivier
Royer est le seul footballeur professionnel qui a publiquement révélé son homosexualité, en 2008, à 52 ans, longtemps après la fin de sa carrière. Son témoignage fait suite à un travail de
mise à l’agenda médiatique de la question de l’homophobie dans le football par l’association Paris Foot Gay (PFG). Créée en décembre 2003, cette association de footballeurs interpelle les
dirigeants du Paris Saint-Germain (PSG) qui s’engagent dès 2004 à lutter contre l’homophobie dans les tribunes du Parc de Princes. En 2005, Vikaj Dorasso, joueur du PSG sélectionné en équipe
de France, accepte de parrainer le PFG. Ce dernier initie une charte contre l’homophobie dans le football. Elle est signée par le président du PSG le 5 septembre 2007, puis par le président
de la Ligue de Football Professionnel le 8 juin 2008. Neuf clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 se rallient à cette charte dans les mois qui suivent. Mais, le 29 septembre 2015, un communiqué
laconique annonce la dissolution du PFG, précisant que : > « face à l’indifférence notable, la peur des institutionnels > à s’engager réellement, la honte pour certains à traiter ce
> sujet, nous devons nous rendre à l’évidence : nous ne parvenons > plus à faire avancer notre combat contre l’homophobie. » UNE CULTURE HOMOPHOBE BIEN ANCRÉE Dix ans après le coming
out d’Olivier Royer, aucun nouveau footballeur professionnel n’a fait part de son homosexualité en France. On observe pourtant une prolifération des discours et initiatives de « lutte contre
l’homophobie ». Malgré la multiplication des positions officielles, affichées dans le cadre de plans de communication réglés, quelque chose résiste malgré tout, car il relève davantage du
registre de l’officieux et de ce qui se transmet dans les petits gestes du quotidien ; bref, d’une culture. Les attitudes homophobes sont rarement assumées publiquement. Certes, certains
commettent parfois cette erreur. En octobre 2009, c’est le cas du club de Créteil Bébel, qui, à la veille d’un match contre le PFG, envoie un courriel pour justifier son refus de participer
à la rencontre : > « Désolé, mais par rapport au nom de votre équipe et > conformément aux principes de notre équipe, qui est une équipe de > musulmans pratiquants, nous ne pouvons
jouer contre vous, nos > convictions sont de loin plus importantes qu’un simple match de > foot, encore une fois excusez-nous de vous avoir prévenus si > tard. » Les médias
nationaux, les élus, se saisissent rapidement du cas, pointant une expression de la « montée du communautarisme ». Vilipendé, le club finit par faire amende honorable… N’a-t-il pas commis
l’erreur d’écrire, ou de dire trop clairement, une gêne et un rejet qui s’expriment habituellement sous des formes moins explicites ? Toujours en 2009, c’est Louis Nicollin, président du
Montpellier Hérault Sport Club, qui est pris par les radars. Le 31 octobre 2009, à l’issue de la 12e journée de Ligue 1, il traite le joueur auxerrois Benoît Pedretti de « petite tarlouze »
dans une interview télé. Une sanction est proclamée à l’encontre de l’intéressé, bien connu pour ses « dérapages » verbaux. Une erreur de communication regrettable est concédée, mise sur le
compte du franc-parler, des excuses suivent. « TIR DE PÉDÉ » Pourtant, sur les terrains de football, l’homosexualité est loin d’être absente. Ce qui frappe, c’est avant tout le décalage
entre son omniprésence imaginaire et son invisibilité dans le réel. Elle offre ainsi une ombre pesante, insidieusement instituée en contre-modèle. Son spectre surgit toujours en négatif. Le
« pédé », « l’enculé », la « tarlouze » caractérisent inévitablement l’autre, l’adversaire, celui qui manque son geste technique (un « tir de pédé ») ; bref, celui qui défaille ou ceux qui
suscitent l’ennui (devant un « match de pédés »). L’insulte est réitérée de façon redondante, selon la force de l’habitude. Lorsqu’on l’interpelle, celui qui la profère n’a a priori aucune
arrière-pensée sexuelle. Il s’agit juste de qualifier le mal ; en un mot, de souscrire à la désignation collective d’une contre-valeur. La sexualité de celui qui est visé par l’insulte n’est
pas réellement mise en cause. Son hétérosexualité relève de l’évidence culturelle, tout comme celle des autres participants. Manière de signifier, l’air de rien, ce que doivent être « les
footballeurs ». Manière de rappeler, donc, non seulement les valeurs partagées au sein de la grande famille du football, mais aussi l’orientation sexuelle supposée les incarner. C’est ainsi
que le football, comme fiction médiatique régit par des règles officieuses, avec ses figures et ses scripts, ses joueurs-acteurs de spectacle qui tentent – plus ou moins vainement – de «
contrôler leur image », ne laisse pas ou peu d’espace à une narrative hors « norme ».