
Au rythme de la métropole : mieux vivre dans la ville dense | terra nova
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« Vivre, c’est passer d’un espace À l’aut « Vivre, c’est passer d’un espace à l’autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » Georges Perec, _ Espèces d’espaces_ , Paris, Galilée,
1974 INTRODUCTION La France possède une riche histoire de planification urbaine. Les grands projets d’aménagement ont en particulier marqué la région parisienne sur la longue durée.
L’outillage institutionnel, culturel et politique français permet la mise en œuvre de programmes de large envergure, dont l’impact sur les modes de vie des habitants touche aussi bien le
logement que le transport, le travail ou les loisirs. Aujourd’hui encore, avec le Grand Paris, ou avec un projet privé comme EuropaCity, la région parisienne suscite des projets d’ampleur,
mobilisant d’importants investissements et une large variété d’acteurs publics et privés. La planification se heurte cependant à un facteur qu’elle maîtrise mal et dont l’évolution est
difficile à prévoir : les usages. Elle prend en effet difficilement la mesure des évolutions des modes de vie. Elle raisonne à mœurs constantes. Or, les usages évoluent de manière souvent
inattendue, sinon imprévisible. On sait bien, par exemple, que l’habitat a été confronté, depuis les années de reconstruction d’après-guerre, à la grande mutation du modèle familial (famille
nucléaire, décohabitation, divorce…) qui a réduit le besoin d’appartements de grande taille pour familles nombreuses, uniformisé les programmes de construction privilégiant un appartement
type pour famille de quatre personnes, tandis que la montée des divorces et la garde alternée des enfants créaient de nouvelles demandes de logements en ville et notamment des logements pour
des familles recomposées, comptant souvent plus d’enfants. L’impact économique de ces évolutions mal anticipées est lourd. L’aménagement du territoire ne peut plus, désormais, supposer une
stabilité des comportements, même dans un domaine d’évolution lente comme l’habitat. Particulièrement dans une économie pilotée par les usages, la portée des changements des habitudes ou des
aspirations impose sa marque sur les modèles économiques. La généralisation de la téléphonie mobile a fait disparaître les cabines téléphoniques de nos paysages urbains, comme la
consommation de presse en ligne réduit la fréquentation des kiosques à journaux. Traquer les usages des consommateurs, à travers les traces numériques qu’ils laissent en ligne ou à travers
leurs déplacements est devenu, par le travail d’analyse sur les données massives ( _ big datas_ ), une ressource essentielle du développement des activités économiques. Et cette analyse se
fait en temps réel… D’où l’invention de nouveaux modèles économiques qui s’adaptent à grande vitesse aux changements des usages. La ville, bâtie pour la durée, ne possède pas cette
plasticité. Elle est pourtant traversée de ces comportements à temps zéro : travail en flux tendu, livraisons zéro délai, magasins _ pop-up_ , manifestations éphémères, animation urbaine par
des « événements » temporaires… Les changements des manières de consommer, de se déplacer, d’habiter, de se divertir s’inscrivent de mille manières dans l’espace urbain et peuvent
contredire ou détourner les projets mis en place par les planificateurs. D’où l’importance de s’intéresser aussi à la vie métropolitaine vue d’en bas, par les usages, par la vie quotidienne.
Comment les métropolitains vont-ils vivre leur espace ? La question ne s’adresse plus seulement à l’aménageur ou au concepteur des infrastructures. Elle concerne les microdécisions des
habitants dans le cours ordinaire des jours, elle concerne leur veille et leur sommeil, leur activité et leur repos, leurs temps libres et leurs temps morts, leur sociabilité et leur
solitude. Pour parler de la grande ville telle qu’elle est vécue, nous suivrons ici le thème du rythme de vie. En effet, notre vie quotidienne semble vouée à se soumettre à des rythmes
toujours plus exigeants. C’est du moins une thématique dominante de la critique de la vie urbaine contemporaine. Pourtant, ce phénomène d’accélération est-il uniforme ? L’expérience
métropolitaine n’est-elle pas plutôt faite de la rencontre de rythmes différents qu’il faut apprendre à associer le mieux possible ? Et plutôt que de l’accélération, ne faut-il pas plutôt
s’inquiéter d’une intensification des temps vécus, qui suscite par contrecoups des besoins d’absence ou de décrochage aux effets encore indéterminés ? 1. CRITIQUE DE L’ACCÉLÉRATION
L’accélération est devenue un thème central des analyses urbaines. Accélération des transports mais aussi des modes de vie. Englobante, la notion d’accélération décrit aussi bien des
phénomènes physiques mesurables (la vitesse des trajets) que des phénomènes culturels plus larges comme l’accélération de l’information (chaînes d’information en continu) ou la vitesse de
diffusion des nouvelles technologies (messageries instantanées). Elle devient alors une métaphore de nos modes de vie : tout s’accélère ! La nourriture ( _ fast food_ ) aussi bien que la vie
sentimentale ( _ speed dating_ ) ! Et que dire de la communication, à l’heure des messageries instantanées ? Le thème, déjà présent depuis le début du développement de la communication de
masse , n’a fait que s’amplifier avec la révolution numérique en cours. La première analyse de l’accélération de nos modes de vie part du sentiment de rétrécissement de l’espace. La planète
est parcourue en entier, nous savons et nous sentons que le monde est fini. L’exploration de la surface de la Terre ne réserve plus de découvertes, d’inédit. Toutes les surfaces du globe se
font face. C’est un aspect de la prise de conscience de l’unité de l’ensemble-Terre. Désormais, la vitesse est la variable principale de notre rapport à l’espace, l’expérience différente,
celle qui peut encore opposer des rapports différents aux lieux . Mais cette vitesse s’impose aussi à mesure que l’urbanisation progresse. La rapidité du temps urbain s’est généralisée avec
la fin des rythmes liés aux modes de vie ruraux, calé sur les saisons, les cycles agricoles. L’urbanisation ne diffuse pas seulement de manière homogène une manière d’habiter, elle induit
aussi une unification de l’expérience de la durée, le sentiment d’une énergie spécifique à la vie urbaine, nerveuse et affairée . Mais cette énergie est-elle vivable ? L’agitation urbaine
semble désordonnée, épuisante et vaine. Car ce dynamisme confiné, réduit à un territoire délimité, n’indique aucune direction collective, ce qui donne une impression paradoxale d’ «
immobilité fulgurante » (Paul Virilio). L’agitation paraît aussi contrainte : elle s’impose à chacun indépendamment de ses capacités, de sa résistance physique, de ses choix de vie. On ne
peut y échapper, ni même espérer une inversion de la tendance, une décélération. Cette agitation semble inexplicable au regard de deux grandes évolutions de nos modes de vie : la conquête du
temps libre et le progrès technique. Le premier paradoxe est celui du temps libre : plus nous avons de temps libre, moins nous avons le sentiment d’en avoir. Nous avons pourtant gagné une
maîtrise plus grande de notre emploi du temps. Le temps non contraint a été multiplié par quatre en un siècle . Et il est loin d’être un temps vide : le temps passé devant la télévision ou,
pour les générations plus jeunes, devant un écran d’ordinateur, a également considérablement augmenté, tandis que l’offre de loisir s’est démultipliée . Pour les plus aisés, sport, shopping,
sorties, tourisme, activités de développement personnel… le temps gagné s’est fractionné en une multitude de tâches. Nous enchaînons les séquences d’activité, sans plus jouir de longues
plages de temps inoccupé, favorables à l’inactivité, à la lenteur, au désœuvrement. Cette ouverture des opportunités a favorisé une individualisation des usages, le choix d’activités
personnelles, qu’il nous revient alors de coordonner avec les autres. Et cette coordination est loin d’aller de soi car elle redouble désormais des clivages sociaux inscrits notamment dans
l’espace. Pour ceux qui, faute de revenus ou d’opportunités, ne participent pas à la suractivité urbaine, le sentiment de relégation illustre une forme d’assignation spatiale. L’immobilité
forcée est une forme nouvelle des inégalités sociales à l’heure de l’hypermobilité. Le paradoxe du temps libre sur-occupé se redouble du paradoxe de la technique aliénante. Par une ruse
particulière liée au pouvoir des outils techniques, les innovations qui nous permettent de mener nos tâches plus vite ne nous font pas gagner de temps. Car nous en faisons toujours plus. Les
facilités techniques qui devraient contribuer à un ralentissement du rythme de vie remplissent au contraire notre temps jusqu’aux limites de notre endurance. Nous pouvons mener nos tâches
plus vite mais nous en faisons toujours plus. Les outils numériques nous invitent à être multitâches, toujours joignables et connectés, au point de brouiller les frontières entre temps
professionnel et temps personnel, malgré l’affirmation récente d’un « droit à la déconnexion ». Symétriquement, nous faisons preuve d’une intolérance plus grande à la lenteur, d’une
impatience devant les temps morts et les temps d’attente . Une page Internet qui met plus de 5 secondes à charger perd 30 % de ses visiteurs . En passant rapidement d’une activité fragmentée
à l’autre, c’est la capacité d’attention elle-même qui semble affaiblie . Au-delà de l’activité individuelle, c’est l’action collective qui est également affectée par la préférence pour le
court terme : les projets politiques de longue portée sont plus rares, les échéances électorales rapprochées et, plus encore les échéances médiatiques, imposent des calendriers courts, des
résultats immédiats. L’action politique se place sous la dépendance de cette attente courte, en se laissant entraîner, sous couvert de pragmatisme et de réactivité, dans une « logique de
l’urgence ». L’accélération est plus qu’une description de la condition urbaine, c’est un diagnostic large sur nos modes de vie. Pour le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, il faut
mettre en relation trois dimensions de l’accroissement de la vitesse : l’accélération technique, le changement social et les bouleversements des rythmes de vie . Nous sommes devenus
dépendants de flux dont la force met en cause nos tentatives de parvenir à mener nos vies de manière autonome. Car nous n’avons plus le choix : les contraintes du mouvement, qui s’inscrivent
dans les infrastructures, dans les horaires, dans la crainte perpétuelle d’être en retard, s’imposent à nous que nous le voulions ou non. En ce sens, c’est le projet même de l’émancipation
moderne qui serait remis en cause par notre mode de vie. Un mode de vie qui pousse l’individu à se perdre dans l’agitation extérieure, à renoncer à des moments de calme, de rêverie, de
contentement intérieur. Sommes-nous sur le point de renoncer sans nous en rendre compte à notre projet fondateur d’émancipation individuelle et collective ? Malgré ce diagnostic pessimiste,
Hartmut Rosa reconnaît que l’accélération n’est pas un mouvement uniforme : il y a des formes d’inertie. La vitesse rencontre des limites naturelles, nos déplacements connaissent des
contrecoups dysfonctionnels comme les embouteillages. En s’imposant partout, la vitesse apparaît moins désirable, tandis que la lenteur, parce qu’elle est moins commune, devient un bien
rare, précieux, une forme de luxe, une valeur en rupture qui peut servir d’argument marketing (ainsi l’invention du mouvement _ slow food_ par opposition au _ fast food_ ). Mais ces
mouvements apparaissent comme réactifs ou secondaires par rapport à une priorité centrale qui reste la vitesse. Ce ne sont que des corrections ou des à-côtés du mouvement général qui nous
entraîne. La contestation même de la vitesse ne fait qu’attester ou conforter la prédominance de l’accélération. D’ailleurs, la force normative de la vitesse apparaît dans la méfiance que
suscite l’immobilité. Associée à une oisiveté dangereuse, l’immobilité du sans domicile fixe ou du flâneur gêne la circulation, elle est une occupation indue d’un espace voué au déplacement.
Les immobiles doivent se justifier, tandis que les mobiles usent à bon droit des espaces communs. La maîtrise de la vitesse ne constitue donc pas seulement un atout ou une contrainte
technique, c’est un enjeu de pouvoir. « Le fait de savoir qui définit le rythme, la durée, le tempo, l’ordre de succession et la synchronisation des événements et des activités est l’arène
où se jouent les conflits d’intérêts et la lutte pour le pouvoir. La chronopolitique est donc une composante centrale de toute forme de souveraineté et, comme Paul Virilio ne se lasse pas de
l’affirmer, dans l’histoire, c’est en règle générale le plus rapide qui impose sa souveraineté . » L’État a eu pour rôle de rendre le temps homogène afin d’organiser les temps sociaux (pas
d’horaires de train sans une unification territoriale des horloges, par exemple). Dans son rôle d’aménageur, il a favorisé les infrastructures de la mobilité (la ville adaptée à la voiture),
la logique des flux et l’abaissement des obstacles à la mobilité (en supprimant les frontières intérieures, les contraintes réglementaires…) tout en développant les infrastructures de
télécommunication qui permettent aux individus de se connecter chez eux ou en mobilité. Les nouvelles formes de contestation politique confirment d’ailleurs cet enjeu de définition du
pouvoir : les mouvements d’occupation urbaine revendiquent une forme de constitution d’un nouveau pouvoir des citoyens en prenant possession des lieux de passage et de transit (places,
ronds-points…). Dans les villes consacrées à la mobilité et à la circulation, l’immobilité est une force de contestation nouvelle. Dans les suites de la crise de 2008, une série de
mouvements urbains ont renouvelé le répertoire des contestations politiques : aux États-Unis (Occupy Wall Street), le mouvement des places en Espagne, « Nuit debout » à Paris ou, plus
récemment, dans les espaces périurbains en occupant les ronds-points . Ces mouvements optent pour une stratégie statique et prêtent d’ailleurs une attention particulière à l’aménagement des
lieux qu’ils occupent avec des procédures de gestion participative. L’attention à l’espace, qui mobilise beaucoup de temps des assemblées générales, se donne à voir comme la promesse d’une
autre politique, d’une invention démocratique qui est au centre même des revendications. Sur l’emblématique place de la République à Paris, pour « Nuit debout », la simple coprésence _ in
situ_ constitue une forme de communauté politique élémentaire, tournée vers la construction de nouvelles interrogations ou de nouvelles priorités politiques. Elle résume parfois l’essentiel
du message politique, au détriment d’une mobilisation politique durable. À New York, Occupy Wall Street n’a pas réussi à dépasser l’étape du happening urbain. Même si le mouvement
d’occupation des places en Espagne n’a pas produit de résultat direct, il a préfiguré la recomposition politique qui a suivi avec l’émergence de nouveaux partis politiques (Podemos et
Ciudadanos) ou l’élection à la mairie de Barcelone d’Ada Colau, issue d’un mouvement associatif de lutte contre les expulsions des victimes des crédits hypothécaires. La transformation
temporaire de lieux urbains en lieux alternatifs atteste de l’importance du mouvement ou de l’immobilité comme lieu stratégique d’invention contestataire. Les rassemblements urbains
retrouvent un sens originel du « commun », qui réactive une part d’incertitude et d’invention pour renouer avec une dimension utopique de l’action collective. Et les « zones à défendre »
étendent cette logique à des projets d’aménagement qui concernent des espaces naturels (Sivens, Notre-Dame-des-Landes). Cette spatialisation des revendications politiques par les occupations
urbaines rappelle que la question de la vitesse apparaît finalement inséparable de notre rapport à l’espace. Loin de disparaître, celui-ci ne cesse de prendre de l’importance à mesure que
les échanges se développent. Car la mobilité ne se fait pas dans un monde plat. Le développement des échanges à l’échelle mondiale construit un double rapport à la géographie. Il suppose
d’une part que les espaces sont comparables et substituables, ce qui donne le sentiment d’une homogénéisation et d’une indifférenciation des différentes parties du monde. D’un point de vue
économique, un nombre croissant d’activités sont délocalisables grâce à l’aplanissement des obstacles à la mobilité . « L’empire de la mobilité s’accroît continûment, l’espace est parcouru,
traversé, strié par les routes, les voies, les chemins, emprunté jusqu’à l’encombrement et sans répit – et que dire des flux immatériels qui aujourd’hui assurent l’efficacité
communicationnelle quasiment en tout point ? » D’un point de vue culturel, on déplore parfois le caractère générique des lieux et des paysages, l’architecture de style international qui
rend les métropoles indistinctes, le triomphe du standard, une perte de singularité des cultures. Avec la baisse du coût des transports, les distances sont effacées, la localisation du
travail est indifférente, à coût égal, dans la grande division internationale des tâches. En outre, les mêmes forces homogénéisantes concernent le tourisme, ce qui renforce l’impression
d’une « société liquide » dans laquelle les flux prédominent sur les lieux. Mais, d’autre part, la mobilité est une occasion de valoriser le caractère propre des lieux, leur attractivité,
leur atout relatif pour retenir les flux (de capitaux, de personnes, de services…). Une différenciation spatiale est donc aussi à l’œuvre qui met en exergue la particularité locale. On
observe en particulier la valorisation des espaces en occasions d’expérience. Ce qui se traduit par une événementialisation des lieux à travers des fêtes urbaines (Fête de la musique), des
aménagements éphémères (pour un marathon, pour les Jeux olympiques…). On peut même parler de « spectacularisation » du local dans l’aménagement d’« hyper-lieux ». Aller à Piccadilly Circus
à Londres, à Times Square à New York ou devant un monument parisien, et fixer l’image sur un « selfie », c’est attester l’importance de lieux-clés qui jalonnent la construction d’un
itinéraire personnel, dans un système de références partagées à l’échelle globale. Le touriste ne cherche pas à découvrir d’impossibles lieux inconnus mais à partager une expérience, faite
aussi par ses semblables, de lieux spécifiques. Ce n’est plus seulement le loisir comme délassement personnel, c’est l’occasion de ressentir une communauté d’émotion avec d’autres dans le
même lieu, investi d’affects globalisés par l’échange sur les réseaux sociaux . La vie urbaine, qui concerne désormais un habitant sur deux à l’échelle mondiale , n’est donc pas pour autant
générique : les lieux sont toujours singuliers, et cela d’autant plus qu’ils sont désormais connectés et mis en réseau. Car ils représentent des points d’ancrage et des tremplins, des lieux
stratégiques pour les acteurs sociaux. Les outils numériques développent d’ailleurs de plus en plus les services de géolocalisation, signe d’une convergence de la mobilité géographique avec
le mouvement des données numériques. L’individu connecté n’évolue pas dans un espace abstrait et déterritorialisé, il est lié à ses espaces d’attachement par des nouveaux usages spatiaux
optimisés par les applications embarquées disponibles dans les terminaux numériques qu’il garde à portée de main. La mobilité est en outre contrainte par le revenu : tous les espaces ne sont
pas également accessibles aux différentes catégories sociales. L’espace urbain juxtapose localement des ghettos pauvres aussi bien que riches, même s’il n’existe pas de spatialisation
stricte des inégalités. La localisation du logement, parce qu’elle favorise ou limite l’accès aux études et au marché du travail, détermine en partie les trajectoires sociales. Cette
inscription spatiale des inégalités sociales, particulièrement visible sur les cartes, correspond à une opposition nouvelle présentée par l’essayiste britannique David Goodheart entre ceux
pour qui la mobilité est une opportunité (les « _ anywhere_ », qui peuvent vivre partout) et ceux pour qui le territoire représente un soutien indispensable (et qui ont donc un fort
sentiment d’appartenance locale, les « _ somewhere_ »). Cette opposition décrit deux relations différentes à l’espace. Les _ anywhere_ se sentent à l’aise « en tous lieux », ils sont
mobiles, peuvent envisager de déménager, de se déplacer en fonction des opportunités d’emploi. Les _ somewhere_ , au contraire, voient dans leur territoire une ressource : c’est un appui
pour leur vie quotidienne, en particulier parce que leurs réseaux de sociabilité proche et de solidarité (famille) vivent près d’eux. Aussi envisagent-ils difficilement de changer de lieu,
de déménager ou de partir loin pour travailler. Ils préfèrent souvent passer plus de temps dans les transports, pour garder leur logement même loin de leur lieu de travail. Ces deux profils
décrivent des relations au territoire mais ne signifient pas que les uns et les autres vivent dans des territoires séparés. Les quartiers prioritaires de la politique de la ville présentent
de fortes concentrations de ménages pauvres. Mais la plus grande partie des personnes pauvres vivent en dehors de ces quartiers, qui ne regroupent que 7,5 % de la population française.
Ainsi, si 23 % des ménages pauvres vivent dans ces quartiers prioritaires, 77 % vivent ailleurs, en ville, dans le périurbain ou dans les espaces ruraux . Les _ somewhere_ et les _ anywhere_
partagent en partie les mêmes lieux, ils circulent sur les mêmes voies, ils ont besoin des mêmes accès à la ville. À l’échelle d’une région, l’habitant fait donc l’expérience de ce double
rapport à l’espace. D’une part, il est mobile, il n’est pas assigné à son lieu d’origine, il se déplace en fonction des opportunités économiques et des rencontres. Il parcourt sa région
comme un lieu ouvert, en fonction de ses priorités. Mais, d’autre part, cette mobilité ne signifie pas que l’espace régional est homogène ou indistinct. Il reste des lieux emblématiques, des
lieux servant de repères, des points d’orientation collectifs. Les déplacements ne se font donc pas dans un univers sans frottement, où la seule logique d’accélération pourrait se déployer.
Celle-ci se compose avec d’autres mouvements et, en premier lieu, d’autres rythmes avec lesquels elle doit s’articuler. 2. L’ARTICULATION DES TEMPORALITÉS. VIVRE DES RYTHMES DIFFÉRENTS Dans
leur gestion du temps, les individus sont confrontés aux contraintes spatiales, aux difficultés de déplacement, au passage d’une vitesse à l’autre en fonction des changements de lieu et
d’activité. Quelle est l’expérience métropolitaine de ces différentes vitesses ? Dans un même espace, tous les usages ne se déroulent pas à la même vitesse. Comment trouver la bonne
articulation de ces usages différents, qui se distinguent en particulier selon les âges, les classes sociales et le genre ? Vivre dans une région métropolitaine, c’est faire l’expérience de
deux types de dynamiques différentes. La première est liée au statut de « ville globale », c’est-à-dire à l’insertion dans un réseau de grands centres de décision internationaux, qui forment
l’ossature de l’économie mondialisée. La seconde relève de la dynamique locale rendue possible et amplifiée par la densité des réseaux d’interactions, de rencontres, d’opportunités de la
vie urbaine locale. Dans le premier cas, on est lié à l’échange mondial, à la circulation internationale, au contact avec le lointain, avec d’autres pôles urbains aux caractéristiques
(architecturales, économiques, démographiques) semblables. Dans le second cas, on bénéficie des effets de proximité qui marquent la particularité d’un territoire par rapport à son voisin,
les arrangements institutionnels locaux, les réseaux de relations. La métropole offre des opportunités parce qu’elle rapproche les individus des possibilités d’emploi, qu’elle facilite les
rencontres, les échanges, les loisirs, la vie culturelle ; une contrainte parce que les modalités pratiques du mouvement engagent des coûts, consomment du temps, mobilisent de l’énergie.
Désirée autant qu’elle est évitée, la mobilité est associée à l’expérience métropolitaine au point de s’identifier à elle : mobilité spatiale dans les réseaux de transports mais aussi
mobilité professionnelle (quand elle veut dire émancipation et promotion sociale) ou encore mobilité mentale par l’ouverture culturelle et la variété des expériences offertes par la ville.
C’est finalement une expression de la liberté individuelle, non seulement d’aller et venir, mais aussi de saisir les opportunités de progresser, de viser la réalisation de soi. La métropole
est à la fois un nœud d’échanges et un lieu de vie ; lieu de transit, de connexions, d’accès aux grandes plateformes de transports (aéroports, gares…), de la circulation généralisée des
biens, des informations, des innovations. La métropole est aussi un écosystème : c’est-à-dire un lieu de vie, de circulations locales, liées à la résidence et au travail, aux courses de
proximité, à la scolarisation des enfants. Voilà deux expériences différentes de l’espace, le tremplin et l’ancrage, deux expériences en partie antagonistes de la ville. Le « hub » est un
lieu de correspondance. Il donne un accès à d’autres espaces, c’est un lieu fait pour être traversé, il doit accompagner le mouvement, faciliter le passage transitoire. L’écosystème, lui,
demande des qualités souvent opposées : on s’y arrête, on y réside, on doit pouvoir s’y ressourcer. Pour autant, il ne faut pas opposer ces deux expériences, comme si elles étaient
étrangères l’une à l’autre, comme si le sédentaire était opposé au nomade et le local au global. Au contraire, c’est bien la rencontre des deux qui fait le phénomène métropolitain. Car ce
qui se joue dans la proximité, c’est le dynamisme interne et l’effet d’agglomération, le fait que les activités s’associent et se dynamisent mutuellement parce que les ressources locales
(infrastructures, marché du travail) sont riches et variées. Mais, d’autre part, les activités se concentrent dans les villes-mondes parce que celles-ci sont ouvertes et liées entre elles.
La circulation facilite donc la concentration et inversement : c’est le mystère de la concentration spatiale à l’heure de la fluidité globale . Chaque expérience de l’espace renvoie à des
représentations différentes de la temporalité. La circulation mondiale est celle qui transporte au loin et vite. Pourtant, elle implique aussi pour le voyageur de longs moments d’attente, de
vide, de désœuvrement, de patience forcée dans les salles d’embarquement ou les lieux de connexion. La circulation locale renvoie, à l’inverse, une image de lenteur : le métro, les
embouteillages… . Ainsi, selon l’urbaniste Marc Wiel, « la vitesse moyenne de circulation dans Paris est toujours, depuis un siècle, de 18 km/h ». Et pourtant, c’est là qu’on a le sentiment
de devoir se presser, se frayer un chemin dans la densité de la foule, aller vite pour ne pas manquer sa correspondance, la fermeture des magasins, la sortie de l’école… Les longs trajets
se sont multipliés et même démocratisés à mesure des gains de temps permis par des progrès technologiques : des avions plus performants, des trains plus rapides (l’excellence du TGV).
Pourtant, c’est aujourd’hui dans les circulations de proximité que s’inventent des usages liés à des technologies nouvelles. Non pas des gains de performance dans la vitesse pure mais la
multimodalité et la fonction de hub avec la mise à disposition de véhicules partagés (Vélib, Autolib, trotinettes…), de nouveaux services (Uber, covoiturage…), la chasse au temps mort et
l’optimisation du temps grâce à la géolocalisation (les applications pour s’orienter, information en temps réel sur l’état du réseau de transports se multiplient et sont toujours plus
performantes). L’expérience de la métropole n’est donc pas homogène. Elle renvoie à des situations et des circulations différentes, qui se croisent néanmoins dans le même espace – un espace
parfois proche de la saturation, où les échanges deviennent des frictions, les croisements risquent de devenir des collisions. Pourtant, la coexistence est possible parce que ces expériences
n’ont rien d’incompatible entre elles. Elles se déroulent simplement selon des rythmes différents. Des rythmes qu’il faut apprendre à synchroniser, ou simplement à harmoniser, sans rêver
d’aligner toutes les expériences sur le même tempo. Comment rendre la métropole hospitalière à des rythmes différents ? La question se pose tout d’abord à propos des transports. Dans les
métropoles françaises, le premier constat est qu’il n’y a pas d’accélération, au sens d’un gain de temps dans les déplacements, puisque le temps consacré aux déplacements pour aller
travailler est stable depuis 1976 : un peu plus d’une heure en province et une heure et demie par jour en semaine pour les actifs en Île-de-France . Une telle situation correspond à une
observation faite dans d’autres pays et peut-être même à une régularité connue sous le nom de « conjecture de Zahavi » : les déplacements quotidiens se font à « budget temps » constant
(autour de 1 heure dans les pays développés) et leur portée spatiale est donc fonction de la vitesse de déplacement. En d’autres termes, l’amélioration de l’offre de transport ne se traduit
pas par un gain de temps de transport mais par une augmentation de la distance. Cette moyenne cache cependant des disparités de plusieurs ordres. Tout d’abord, un investissement en temps
particulièrement fort pour les actifs et les étudiants qui ont les durées de transport les plus longues (en Île-de-France, 2 heures par jour, contre 1 heure 15 pour les retraités). Parmi les
actifs, les durées de transport sont stables pour les cadres mais en forte augmentation pour les autres catégories, surtout les ouvriers (les ouvriers doivent passer 2 heures dans les
transports pour aller et revenir du travail en 2010 contre 1 heure 30 en 1976). Dans de plus faibles proportions, la différence est réelle également entre les sexes, malgré l’augmentation du
travail féminin, puisque les femmes passent 1 heure 27 dans les transports, là où les hommes y passent 1 heure 38. Mais la transformation la plus importante est la part croissante de temps
de transport consacré aux autres déplacements que le trajet entre le domicile et le travail. Le nombre de déplacements augmente (les Franciliens sont passés de 3,49 déplacements par jour à
3,88 entre 1976 et 2010). Avec des détours faits le matin à l’aller ou le soir au retour du travail (pour accompagner les enfants à l’école, pour faire des courses, se rendre chez le médecin
ou à une activité de loisir…), on observe une multitude de « boucles » qui créent des chaînes complexes de trajets pour quatre personnes actives sur dix. Celles-ci impliquent aussi souvent
un changement du mode de transport (ce qu’on appelle la multimodalité), le passage des transports en commun, par exemple, à la marche à pied ou au vélo, le développement des offres de
véhicules en accès libre accroissant cette logique de personnalisation des trajectoires quotidiennes. Celle-ci est favorable aux transports en commun, dont l’utilisation s’est accrue de 20 %
en dix ans et concerne chaque jour 8,5 millions d’usagers . Si le temps de trajet est stable, la distance parcourue, elle, a augmenté : à mesure que l’offre de transport s’est développée,
la distance entre la résidence et le lieu de travail s’est accrue. L’arbitrage entre confort résidentiel et temps de transport a conduit à l’augmentation des distances parcourues dans les
première et deuxième couronnes. Un actif parisien parcourt en moyenne 6,4 km pour aller au travail alors qu’un actif de Seine-et-Marne parcourt près du triple avec 18 km (pour une moyenne de
10 km pour un Francilien). En d’autres termes, l’amélioration des moyens de transport n’a pas permis de gain de temps mais a favorisé la dispersion spatiale de l’habitat. L’attention au
rythme met un accent particulier sur les moments et les lieux de transition. « La question de la mobilité se joue à l’endroit où il y a rupture de charge », d’où l’importance des
plateformes multimodales, le passage d’un mode de transport à l’autre. Ces lieux concentrent les risques de perte de temps mais aussi de frictions entre usagers qui croisent leurs
trajectoires singulières. D’où l’importance plus grande accordée à l’aménagement des gares et autres lieux de transfert, qui développent la recherche d’une meilleure expérience de l’espace
des usagers. Dans le cadre du Grand Paris Express, la création de 42 nouvelles gares favorisera le passage d’un mode de transport à l’autre avec des aménagements prévus pour l’intermodalité
: stations de bus, stationnements de vélos, location de véhicules électriques et de vélos partagés, services taxis, parkings et aires de covoiturage, etc. La création de nouvelles gares va
surtout favoriser la marche à pied ou le vélo (modes actifs) pour se connecter aux réseaux de transport en commun. À l’horizon 2030, l’objectif est que plus de 95 % des habitants de la
métropole se trouvent à moins de 2 km d’une gare, une distance qu’il est réaliste de parcourir en mode actif . Ces différentes possibilités pourront être choisies par l’usager en fonction
des jours de la semaine, de la météo, de son temps disponible, des incidents de trafic… Avec toutes les variations possibles de contraintes, on peut ainsi décrire pas moins de onze profils
différents d’usagers des transports dans la région Île-de-France. Ces profils montrent la variété des expériences temporelles dans cette région : des profils hyperactifs se déplaçant tant
pour le travail que pour les loisirs côtoient des profils plus sereins moins requis par les déplacements quotidiens. En fonction de leurs revenus, de la taille de leur ménage, du type
d’emploi qu’ils occupent, des modes de transport qu’ils utilisent, les Franciliens ont des expériences variées, plus ou moins fébriles ou détendues, des déplacements et des contraintes liés
aux transports . On est donc loin d’une uniformisation de l’expérience temporelle sous la forme d’une accélération de toutes les activités quotidiennes. C’est à l’inverse une
désynchronisation des agendas qui est à l’œuvre, comme le montre l’augmentation de la part des actifs qui fixent eux-mêmes leurs horaires (indépendants et cadres). Celle-ci est supérieure en
Île-de-France à celle des autres régions et elle augmente, passant de 13 % à 23 % entre 1994 et 2008. Ce chiffre culmine même à 31 % à Paris . Le développement du télétravail renforce
encore cette tendance. Il n’est pour le moment qu’à ses débuts mais il va probablement se développer. En 2013, 17 % des Français travaillent au moins une fois par semaine en dehors du
bureau, le plus souvent chez eux (dans 79 % des cas, le télétravail se fait à domicile). C’est dans la fonction publique que le travail à distance est le moins développé, souvent en raison
des contraintes liées au service . Un télétravailleur gagne 80 minutes par jour télétravaillé en Île-de-France . Actuellement, le télétravail se pratique le plus souvent d’une manière
informelle, par un arrangement non contractualisé avec l’employeur. Cependant, quand une entreprise déménage et impose ainsi à ses salariés de nouveaux arrangements touchant aux trajets
domicile-travail, des négociations concernent systématiquement des accords de télétravail, comme cela a été le cas lors du déménagement du siège d’Aéroport de Paris à Roissy ou de bureaux du
département de recherche d’Orange à Châtillon. La personnalisation des agendas quotidiens concerne donc tant les horaires que les modes de transport ou les variations composées autour du
trajet domicile-travail. La gestion des rythmes métropolitains ne concerne donc plus seulement des flux cadencés, organisés selon des grands repères collectifs, mais elle doit désormais
associer des rythmes décalés. Cette évolution du rapport aux mobilités correspond à des dynamiques d’ensemble du phénomène métropolitain, qui s’observent d’ailleurs sur tout le territoire
français. Si la métropolisation signifie une concentration des habitants dans les zones urbaines, elle signifie également un mouvement encore plus marqué de concentration des emplois. Plus
précisément, on observe une distribution spatiale des emplois et des habitations qui concentre les emplois dans la ville-centre et installe les habitants dans les périphéries. La différence
entre territoires en développement et ceux en recul est encore plus marquée pour l’emploi que pour le peuplement : les pertes d’emplois notamment sont plus fortes dans les territoires peu
denses, dont les facteurs d’attractivité sont faibles. Les emplois se développent dans les villes-centres, alors que l’habitat s’installe en périphérie . À l’échelle locale, on voit donc une
dynamique différenciée de l’emploi et de la population. Ce qui entraîne partout une augmentation moyenne des temps de transport entre résidence et travail. Les zones géographiques qui
connaissent une forte croissance des emplois et de la population sont aussi celles où les temps de trajet sont les plus importants. L’enjeu prioritaire du transport aujourd’hui n’est plus
dans la connexion à grande vitesse des métropoles entre elles par des réseaux plus rapides mais dans les déplacements quotidiens à petite échelle, qui passent par une démultiplication des
offres de transports correspondant à la personnalisation des trajectoires. Les contraintes et la perte de temps imposées par les migrations pendulaires suscitent de nouvelles réflexions sur
une meilleure optimisation des espaces. Le développement rapide des espaces de travail partagé (espaces de _ co-working_ ) en centre-ville ou dans les gares franciliennes témoigne du besoin
de lieux intermédiaires ou « tiers-lieux » entre le domicile et le bureau, particulièrement pour des activités d’indépendants, qui se développent fortement dans la région parisienne. Une
réflexion plus systématique se développe sur les espaces partagés, pour l’habitat, le travail et les loisirs à l’échelle d’un îlot urbain. C’est le cas par exemple du projet « habiter
l’infini » du cabinet d’architecture Arkhenspace (prix de l’innovation urbaine, _ Le Monde_ , 2017), voir l’encadré ci-après. L’HABITAT ET LES TEMPS DÉSYNCHRONISÉS Dans la tradition utopiste
du familistère de Guise, fondé par l’entreprise Godin, ou de la Cité Radieuse, conçue par Le Corbusier à Marseille, des projets architecturaux contemporains intègrent différentes dimensions
de la vie quotidienne dans le même espace. Des projets comme Smartseille d’Eiffage à Marseille ou Lil’Seine dans la région parisienne déclinent des manières de partager les espaces bien
au-delà des traditionnelles « parties communes » des immeubles. Ils s’appuient sur les nouvelles technologies (e-conciergerie) pour mettre en commun de nouveaux espaces à l’échelle d’un
immeuble comme les parkings, les laveries, voire une chambre permettant d’accueillir des parents ou des amis de passage. Le projet « habiter l’infini » d’Éric Cassar (Arkhenspace ) propose
de développer cette démarche en imaginant une occupation des espaces différemment dans le temps, de manière plus complémentaire qu’aujourd’hui. Cela suppose d’une part de penser des habitats
modulaires, comme il en existe dans la tradition architecturale japonaise par exemple, et cela suppose d’autre part d’imaginer des projets à l’échelle d’un îlot, qui puissent réunir ce que
le modernisme a séparé en fonctions différentes (travail, habitat, loisirs…). À l’échelle d’un îlot d’environ 600 habitants, on peut imaginer mélanger la vie en commun de générations
différentes, de styles familiaux différents (familles monoparentales, recomposées…) avec des espaces de travail pour des travailleurs nomades ou indépendants. Des partages nouveaux peuvent
s’imaginer en prenant en compte la désynchronisation des temps. Nos modes de vie ont évolué plus vite que les intérieurs de nos logements (voir par exemple l’importance des recompositions
familiales en deux ou trois générations). Il devient concevable de développer des espaces partagés plus variés et plus nombreux : des salles communes, des salles à manger, de grandes
cuisines, des salles de travail… Dès lors, il ne s’agit plus de réfléchir au logement en partant du nombre de mètres carrés mais en pensant aux manières d’habiter (et aux services). Pour
cela, Éric Cassar définit 6 sphères de partage, du degré 0, qui concerne ce qu’on ne partage pas, la sphère de l’intimité (chambre à coucher, salle de bains) à 5 qui est l’espace partagé
extérieur (la ville). Sur cette échelle graduée, différents usages : 1 (appartement modulaire), 2 (groupe d’appartements, colocation), 3 (parties communes de l’immeuble) et 4 (espaces
partagés mais privatifs à l’échelle de l’îlot). La mise en commun d’espaces peut permettre d’économiser entre 10 % et 20 % des espaces dans l’îlot. Les espaces partagés sont à louer avec des
modulations de prix selon les horaires (bénéfice pour la copropriété) pour des durées variables (1 heure, 1 jour, 1 mois, 1 an…) et des fonctions ouvertes (et à inventer). L’outil de
gestion est le smartphone, qui permet à chacun de voir les taux d’occupation, de réserver, de payer (éventuellement avec une monnaie locale). Tout ceci suppose une forme de contrôle
collectif sur les usages (propreté, respect des horaires, respect des attributions…) et la collecte de données sur les utilisations des espaces (un éventuel problème de respect de la vie
privée). Ces usages impliquent aussi une évolution du rôle du gardien, qui devient une sorte de _ community manager_ . La collectivité (la copropriété ou le bailleur) peut définir des
priorités dans l’affectation des usages pour arbitrer les éventuelles rivalités d’usage. Un tel fonctionnement suppose de la mixité sociale dans la mesure où la variable temps est centrale
dans les usages. Or, les ménages qui ont de forts revenus manquent souvent de temps, ce qui équilibre avec ceux qui ont du temps disponible mais moins de revenus (comme les retraités). Les
actifs peuvent assumer un surcoût pour des fonctionnalités rares aux horaires qui les arrangent, tandis que ceux qui peuvent décaler leurs usages parce qu’ils sont plus libres de leur temps
jouissent des commodités communes dans les heures creuses. La désynchronisation des rythmes offre donc de nouvelles opportunités dans les usages de la ville, en limitant les encombrements et
le besoin de nouveaux aménagements. Elle offre la perspective de sortir d’une alternance aujourd’hui fréquente entre la sur-occupation et les temps morts en lissant les fréquentations et
les usages. Mais elle ouvre, ce faisant, la question des usages intensifs des espaces, plus continus mais qui suscitent d’autres tensions. 3. L’INTENSIFICATION DU TEMPS VÉCU, LA DENSITÉ DES
TEMPS URBAINS L’optimisation du temps individuel, la chasse au temps mort, qui concerne aussi bien la vie économique que la vie privée, font du temps vécu une expérience toujours plus
intense. La vie urbaine est recherchée pour ce rythme singulier qu’elle permet. Mais cette densification des temps vécus provoque aussi stress, fatigue, maladies, au point de détourner les
jeunes actifs de la métropole. Aujourd’hui, plus de huit cadres de l’Île-de -France sur dix souhaitent quitter la région parisienne . Et comment l’organisation du territoire peut-elle
maîtriser cette évolution et défendre une sociabilité commune qui unisse les habitants d’une région ? L’intensification du temps permis par la ville présente d’abord un aspect positif. Elle
est recherchée pour elle-même comme une occasion d’intensifier la vie quotidienne. Elle fait partie de l’attrait de la ville et de ses plaisirs. L’expérience métropolitaine associe la
densité de l’offre culturelle, la mixité des usages, en particulier des lieux de travail, de loisir et de résidence. Cette observation de l’intensification de l’activité n’est pas nouvelle.
Elle est formulée dès les débuts de l’époque industrielle, avec le développement des grandes villes. Le sociologue de la ville Georg Simmel analyse l’ « intensification de la vie nerveuse »
qui résulte du « changement rapide et ininterrompu des impressions internes et externes ». L’habitant des villes est soumis à d’incessants flux d’images, d’informations, de stimulations,
d’interactions individuelles. Pour en atténuer l’agressivité, il développe des mécanismes protecteurs. Pour Simmel, la réserve vis-à-vis des autres, visible en particulier dans les
transports en commun, accomplit le besoin d’une mise à distance de personnes dont la fréquentation est inévitable et quotidienne. À cette réserve comportementale, extérieure, correspond une
mise à distance intérieure des sollicitations, l’attitude blasée, qui répond à la surabondance des messages en en neutralisant la nouveauté ou l’intérêt. Loin de cette crainte de
l’épuisement nerveux, on valorise désormais plutôt la créativité de la vie urbaine, la possibilité de nouveauté qui naît des rencontres fortuites ou non programmées (sérendipité). À
l’encontre de l’urbanisme fonctionnel moderniste d’un Le Corbusier, qui voulait séparer spatialement les fonctions, c’est l’entrecroisement des fonctions qui apparaît comme le centre de
l’expérience urbaine. Le caractère aléatoire des rencontres, d’une sociabilité où l’imprévu a sa part, est intégré comme une plus-value de la ville et cette potentielle créativité qui est
recherchée dans une économie de l’innovation. On appelle « effet d’agglomération » l’ensemble des facteurs pouvant expliquer le surcroît de dynamisme économique observé dans les grands
centres urbains. Pour les économistes, la proximité spatiale offre une multitude d’avantages qui ne sont pas toujours faciles à quantifier. En ville, les acteurs économiques bénéficient tout
d’abord d’infrastructures nombreuses, de l’accès à leurs fournisseurs et de débouchés. Le marché du travail y est en outre actif. Enfin, la diffusion des innovations et des nouvelles
technologies y est favorisé par les relations directes en face à face. La concentration spatiale présente donc des avantages certains. Elle accompagne également de nouvelles formes de
coordination des tâches qui affectent le rapport au travail. En effet, le travail n’est plus seulement rythmé par les temps collectifs de l’âge industriel. Avec les développements des
services et une contrainte fréquente de flexibilité, le salarié, et plus encore le travailleur indépendant, est pris dans un calendrier raccourci des tâches, dans lequel il doit maîtriser
des informations en temps réel, à l’image des chaînes de production organisées pour le « _ Just In Time_ ». L’enquête européenne sur les conditions de travail répertorie les situations de
forte intensité de travail. Elle enquête sur l’obligation de mener ses tâches rapidement : en 2015, un quart des salariés en France déclare être presque tout le temps soumis à des cadences
de travail élevées, c’est plus que la moyenne européenne (23 %). On compte 29 % des salariés français qui déclarent devoir travailler dans « des délais très stricts et très courts », ce qui
est également légèrement supérieur à la moyenne européenne (27 %). Le taux monte jusqu’à un tiers pour les jeunes actifs (moins de 35 ans) . Confrontés à des charges de travail importantes,
les individus développent des stratégies de surtravail, ils renoncent aux pauses, continuent certaines tâches durant les pauses déjeuner, mettent à profit les temps de transport pour essayer
de s’avancer ou de mener à bien leurs tâches. Les journées au travail s’allongent pour les actifs : trois salariés franciliens sur quatre connaissent une forme d’allongement de la durée du
travail, soit une journée supérieure à 10 heures, soit une durée hebdomadaire supérieure à 40 heures, soit un dépassement d’horaire sans compensation. Cette intensification du travail est
particulièrement marquée pour la fonction publique . Au final, un Parisien travaille en moyenne 43,6 heures par semaine (contre 40,3 heures pour un provincial) et finit plus tard dans la
soirée. La gestion du temps quotidien se complique avec le développement des horaires atypiques (le soir tard, le samedi), les horaires fluctuants (23 % des Franciliens n’ont pas les mêmes
horaires tous les jours), le travail du dimanche (37 % des Franciliens), les astreintes (10 %) . Le débat sur l’ouverture du commerce le dimanche (ou des bibliothèques publiques et
universitaires à Paris) a montré la difficulté à trouver un nouvel équilibre entre l’animation urbaine, l’attractivité de la ville accessible et active, et le besoin de repos et de temps
morts . Le travail de nuit (entre 21 h et 6 h) concerne 3,5 millions de personnes (dont 1 million de femmes), un chiffre qui a presque doublé en vingt ans . Les travailleurs et travailleuses
de nuit subissent des décalages temporels qui sont difficiles à supporter d’un point de vue physique et qui a également des effets sur leur participation à la vie sociale. Pour limiter
l’impact de travail de nuit sur les relations conjugales et parentales, c’est fréquemment l’ensemble de la vie familiale qui est adaptée aux contraintes horaires du travailleur de nuit, ce
qui déséquilibre ainsi également les cercles proches du salarié ou de la salariée . Outre ces aspects quantitatifs, la qualité du travail a aussi changé, avec le développement des postes à
tâches multiples, l’interruption des activités par les appels téléphoniques ou l’obligation de répondre aux courriers électroniques. La fragmentation de l’attention rend plus difficile
l’accomplissement des tâches et le sentiment d’urgence. Pour limiter les effets de stress au travail et les risques d’épuisement (burn-out) liés à cette intensification des tâches, une autre
organisation du travail est souhaitée par les salariés, avec le développement du télétravail ou un travail à distance plus souple, des tiers-lieux de travail, des horaires plus flexibles en
début et en fin de journée . L’intensité de la vie urbaine n’a fait que croître, comme en témoigne l’extension du rythme diurne à l’ensemble de la journée. Dans les grandes métropoles, la
nuit urbaine, définie comme la période où les activités sont très réduites, se limite désormais à une tranche horaire de 1 h 30 à 4 h 30 du matin. La promesse d’une ville active 24/7, jour
et nuit, sans variation de saison ni de semaine, fait partie des facteurs d’attractivité . C’est particulièrement le cas dans les métropoles, comme en témoigne à Paris la création d’un «
Conseil parisien de la nuit » chargé de promouvoir la « nuit parisienne auprès de touristes » mais aussi de régler les désaccords d’usage qui apparaissent à l’occasion de cette
intensification de l’activité nocturne. Tourisme, vie étudiante, vie des affaires : la communication des villes met en avant l’occupation et même la sur-occupation du temps. « 80 % des
Français déclarent sortir en ville la nuit contre 60 % il y a trente ans . » Des événements labellisés, « Nuit blanche », « Nuit des musées », « Nuit de la lecture », « Nuit des idées » se
multiplient pour compléter une offre culturelle apparemment déjà saturée en journée. D’autres projets sont évoqués comme la transformation en lieux de vie nocturne de nouvelles zones comme
les bords de Seine (pour des croisières « électro »), d’anciens sites industriels, l’extension des horaires de nuit des musées et magasins en zones touristiques, la déréglementation des
fermetures administratives des établissements de nuit. Tout cela supposerait bien sûr la prolongation de l’ouverture des réseaux de transports en commun. On observe donc logiquement une
diminution du temps de sommeil dans les 25 dernières années. « On s’endort désormais en moyenne vers 23 h contre 21 h il y a cinquante ans . » Cette diminution concerne autant les hommes que
les femmes, et autant les personnes en emploi que les autres. Les plus jeunes, hyperstimulés par les nouveaux appareils électroniques (tablettes, smartphones) ont particulièrement réduit
leur temps de sommeil pendant la nuit : les 15–18 ans dorment en moyenne 7 heures et 39 minutes sur les 10 heures définies de nuit, soit 50 minutes de moins qu’en 1986, filles comme garçons
. Dans l’ensemble, les Français dorment moins de 7 heures par nuit, une moyenne qui inclut les jours de repos. C’est plus d’une heure de moins qu’il y a cinquante ans . Il n’est donc pas sûr
que la retenue et la lassitude demeurent les réponses typiquement urbaines des esprits confrontés à de nouvelles sollicitations. Il est davantage question de conciliation des usages, avec,
par exemple, de la médiation sociale de proximité (correspondants de nuit) mais surtout le développement des possibilités d’action stratégique pour les individus, offertes par les nouveaux
outils numériques. L’individu n’est plus simplement soumis à un afflux d’informations venant du contexte urbain, il dispose d’outils lui permettant de trier les informations qui sont utiles
pour lui. Il peut donc déployer ses propres stratégies en mobilisant l’information adaptée à ses besoins. En ce sens, la relative désynchronisation des temps sociaux est une chance : une
occasion de mieux utiliser les infrastructures et une possibilité pour les individus de retrouver une qualité de vie dans les espaces denses en évitant les temps de congestion urbaine. C’est
ce qui explique le développement des réflexions sur la _ smart city, _ c’est-à-dire l’optimisation des usages de la ville grâce aux nouveaux outils numériques et en particulier à
l’exploitation des données générées par l’utilisation de supports numériques. L’objectif est d’améliorer l’expérience des usagers mais aussi de viser une meilleure utilisation des
équipements. Le développement de la population urbaine (même si ce n’est pas toujours dans la ville-centre mais plutôt dans la périphérie) impose de penser une meilleure utilisation des
infrastructures. Le point difficile est le moment des pics de recours aux services publics : routes, lieux publics mais aussi réseaux électriques, eau… Les infrastructures sont dimensionnées
pour absorber les pics, ce qui conduit à une surcapacité en période creuse. Plus la population augmente, plus les écarts entre les heures creuses et les pics augmentent. Il n’est pas
toujours rationnel d’augmenter les capacités des infrastructures. Il est préférable de mieux gérer les flux. Un instrument de meilleure utilisation des capacités est le _ yield management, _
qui consiste à appliquer une tarification différenciée, de manière à moduler la demande en fonction du prix (élasticité) pour déplacer les usages de ceux qui le peuvent et qui sont
sensibles au prix vers les heures creuses. Cette stratégie demande une connaissance fine des usages afin d’adapter les tarifs et de voir si la réaction est la bonne. La tarification
différenciée existe déjà pour les tarifs de l’électricité (horaires de nuit). En matière de service public, il y a des obligations comme celles de continuité de service public et d’égalité
de traitement. On ne peut donc pas se résoudre à des procédures qui conduiraient à une exclusion d’une part des consommateurs, les moins solvables surtout. C’est ce qui se passe pour le
réseau routier. Les collectivités ne peuvent pas augmenter le réseau routier pour faire face à l’augmentation de la circulation, avec des pics très marqués en début et en fin de journée.
C’est trop cher, il n’y pas de foncier disponible et surtout la contrainte écologique recommande de toutes manières de trouver d’autres réponses que le développement du trafic automobile. La
réduction des embouteillages devra se faire par d’autres moyens, notamment des outils numériques, par exemple des systèmes de guidage intelligents qui intègrent l’information en temps réel.
« Quand 10 % du parc de véhicules est équipé, l’ensemble des utilisateurs bénéficie d’une meilleure fluidité avec un gain de 5 % sur le temps de trajet pour tous . » On peut aussi orienter
vers d’autres solutions comme le télétravail ou les transports en commun, avec une flexibilité intermodale. Mais, avec le développement du nombre de déplacements quotidiens, en dehors du
trajet domicile-travail, les encombrements restent importants sur les routes. Les ménages consacrent aux voitures individuelles un budget important, qui est cependant sous-utilisé : « 37%
des véhicules en Île-de-France n’étaient pas utilisés en jour ouvré en 2010. Ce taux s’élevait à près de 66 % à Paris. Par ailleurs, un véhicule utilisé dans la journée roule en moyenne 1
heure 30 en Île-de-France . » Des solutions entre particuliers apparaissent pour optimiser ces usages : Drivy, location de voiture de particulier, location de parking en ville. Le recours à
la voiture individuelle est déjà en recul en région parisienne puisque la mobilité en voiture a reculé de 5 % entre 2001 et 2010, de même que la motorisation des ménages (- 7 % dans la
métropole du Grand Paris entre 1994 et 2014). Les ménages vont donc recourir à d’autres solutions de déplacement : tout simplement la marche à pied (premier mode de déplacement dans la
région parisienne et mode d’accès privilégié aux transports collectifs), le covoiturage (BlaBla Car), les services avec conducteurs (Uber…), les vélos en libre accès, etc. Mais il faut en
tout cas une fluidité de passage d’un mode de transport à l’autre, ce qui veut dire un partage de l’information, par exemple sur les horaires, notamment avec les plateformes d’orientation
(des applications d’aide à la mobilité ont besoin des horaires et autres informations pour aider leurs utilisateurs à optimiser leurs trajets). Ce qui suppose à la fois un partage de
l’information et un traitement de l’information qui la rende inter-opérable. Par exemple, le service « Uber Movement » propose aux villes des données agrégées sur le trafic urbain. Le
développement de la géolocalisation accroît les capacités stratégiques des individus dans la ville, ils peuvent mieux gérer leurs déplacements, leur temps. Pour les utilisateurs, il faut
pouvoir unifier les différentes sources d’information, ce qui suppose des actions volontaristes pour aller à l’encontre de la logique inverse de plus grande décentralisation des services
liée à la désintermédiation. Les opérateurs urbains ne sont plus en situation de monopole, ils doivent partager et organiser des enchaînements d’usages pour simplifier la vie des
utilisateurs. Ce qui passe souvent par un agrégateur de services, un tiers qui unifie les offres pour l’opérateur final. Ces stratégies menées par les citadins eux-mêmes peuvent avoir un
effet bénéfique pour les villes dans la mesure où cela limite la pression sur les infrastructures. Indépendamment des changements d’infrastructure, on observe des stratégies d’optimisation
du temps, qui passe notamment par l’étalement de l’heure de pointe. Celui-ci a peu bougé en région parisienne depuis le milieu des années 1970 même s’il y a un décalage vers des heures plus
tardives et un remplissage des heures creuses. Mais il peut faire l’objet de démarches volontaristes des pouvoirs publics comme cela a été le cas à Rennes : un accord avec l’université, qui
a accepté de décaler d’un quart d’heure le début des cours le matin, a permis de lisser le pic de fréquentation du métro le matin et d’éviter l’achat de nouvelles rames, pour une économie de
10 milliards d’euros environ . C’est ici une évolution des comportements qui a un impact immédiat sur le désencombrement. Cela relève d’une gestion fine des temps urbains, à l’image de ce
qui s’est inventé avec les « bureaux du temps ». « L’un des objectifs majeurs des bureaux des temps est d’agir sur les difficultés croissantes des gens à gérer leur emploi du temps
quotidien. Leurs actions portent sur la modification des plages horaires de certains équipements, le regroupement de services afin de réduire les temps d’attente et de déplacements, et la
multiplication des moyens d’information sur les horaires d’ouverture. À Rennes, Montpellier, Saint-Denis, Paris ou Lyon, ceux-ci ont permis à certains équipements et services
(administratifs, culturels, sportifs, ou de transports, de garde d’enfants, de loisirs) de devenir accessibles à des moments où ils ne l’étaient pas (en particulier en soirée, le dimanche et
à l’heure du déjeuner). Des nocturnes ont ainsi été instaurées dans des piscines ou des musées, des marchés alimentaires ont été créés l’après-midi et des bibliothèques ont été ouvertes le
dimanche. Ces démarches sont le reflet d’une prise en compte de la diversité des rythmes quotidiens, s’attachant aux difficultés de synchronisation de certaines populations aux temps sociaux
dominants et aux évolutions des rythmes majeurs comme des rythmes mineurs . » Ces initiatives sont cependant jusqu’à présent restées seulement expérimentales ou locales et ne font pas
l’objet d’une politique systématique. Elles restent limitées face à l’impact immédiatement massif des décisions portant sur les rythmes scolaires, qui ont des effets encore considérables sur
l’organisation de l’emploi du temps des ménages et le rythme de la journée. Les brusques revirements concernant l’organisation de la semaine scolaire ont montré que la question du temps
restait considérée comme sectorielle alors qu’elle est par excellence transversale puisqu’elle affecte l’ensemble de l’organisation de la journée et de la semaine des ménages. Les travaux
des « bureaux du temps » ont surtout permis un meilleur accès aux services publics ou ont visé une meilleure conciliation entre vie privée et vie professionnelle . Une rencontre reste donc à
imaginer entre des politiques du temps, des projets d’aménagement et la nouvelle culture numérique qui dote les individus des informations utiles à leurs stratégies urbaines. Plus
précisément, ce sont les individus qui détiennent et produisent les informations sur la ville. La transformation des usages de la ville doit donc être participative, elle dépend de
l’implication des habitants dans la construction de nouvelles expériences urbaines. CONCLUSION Contrairement aux craintes exprimées d’une accélération devenue immaîtrisable de nos rythmes de
vie, la vitesse ne s’est pas imposée comme une expérience centrale de la vie métropolitaine. Les contraintes spatiales ne sont pas annulées par l’accélération, qui ne caractérise que
certains aspects de nos modes de vie. Les infrastructures collectives restent soumises à la pression du grand nombre, aggravée par les phénomènes d’horaires de pointe. En outre, le
développement de la mobilité multiplie les trajectoires complexes. Aux trajectoires linéaires, comme les allers et retours cadencés entre l’habitat et le travail, s’ajoutent des circuits en
boucle, faits de plusieurs étapes. Ainsi, la mobilité ne se décrit plus seulement en termes de déplacement – au sens du mouvement linéaire d’un point à un autre – mais aussi et désormais
surtout en termes de trajectoires et de connexions. Les connexions sont devenues centrales dans l’expérience des trajectoires individuelles. La connexion tout d’abord au sens spatial, de
passage d’une activité à l’autre, d’un mode de transport à l’autre, sur des plateformes intermodales où s’entrecroisent les parcours. La connexion au sens numérique également puisque les
outils d’aide à la mobilité donnent aux individus des moyens inédits de singulariser et d’optimiser leurs déplacements. Dès lors, l’enjeu de l’aménagement n’est plus de ralentir ou
d’accélérer des déplacements synchronisés mais d’articuler des rythmes différents qui partagent des espaces communs. La rencontre de rythmes différents dans un même espace apparaît comme une
occasion de frictions mais aussi une opportunité pour gérer des besoins collectifs sans multiplier les infrastructures. La désynchronisation des rythmes de vie modifie l’occupation des
logements et des immeubles de bureaux aussi bien que les usages des lieux publics. Si elle peut désencombrer certains espaces en décalant des usages qui n’ont plus besoin d’être simultanés,
elle contribue aussi à une intensification des pratiques, qui caractérise d’ailleurs plus généralement l’expérience métropolitaine. Activité quotidienne plus dense, pression au travail,
utilisation plus intensive des espaces… Cette pression personnelle et collective appelle une conception inédite de l’aménagement urbain. L’individu doit maximiser son temps personnel, ses
trajectoires et son occupation de l’espace pour profiter des opportunités de la ville. Mais, pour que les bénéfices des effets d’agglomérations restent partagés, il convient de « temporiser
» l’intensification des temps vécus, pour que la singularisation des expériences ne signifie pas leur multiplication anarchique, imposant à l’individu une adaptation permanente, une
flexibilité toujours accrue dans un contexte fluide. BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE Tim Cresswell, _ On The Move: Mobility in the Modern Western World_ , Abingdon-on-Thames, Routledge, 2006.
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