Culture : pourquoi la france va perdre la bataille du « soft power » | terra nova

Culture : pourquoi la france va perdre la bataille du « soft power » | terra nova


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Chaque année, les Etats-Unis accroissent leur influence à travers leur culture, leur information et leurs « contenus ». Leurs exportations augmentent d’environ 10 % par an compte tenu de la


diffusion des blockbusters, des programmes télévisés, de l’entertainment et de la culture « mainstream ». Face aux cinquante Etats américains, l’Europe à vingt-sept connaît en revanche,


depuis une dizaine d’années, une diminution de ses exportations de contenus à un rythme d’environ – 8 % par an . En gros, l’Europe dont la diffusion décline est devenue le premier


importateur de contenus au monde, alors que les Etats-Unis dont la diffusion explose, est désormais largement le premier exportateur d’images, de sons et de rêves – et ces exportations se


font d’abord vers l’Europe. Comment en est-on arrivé là ? Comment l’Europe, et la France, peuvent-elles y remédier ? C’est à ces questions que tente de répondre cette note. 1 – UNE NOUVELLE


GÉOPOLITIQUE DES MÉDIAS ET DE LA CULTURE MAINSTREAM Nous sommes en train de vivre une double mutation mondiale de la culture et de l’information, du fait de la mondialisation et du


basculement numérique. Mais contrairement à ce que l’on croit souvent, ces deux phénomènes ne sont pas indépendants, ils sont en fait étroitement liés. Et ils s’amplifient l’un l’autre. Le


premier, la mondialisation, a largement été analysé depuis près de deux décennies. On a bien vu l’apparition de nouveaux pays émergents et des fameux BRIC. Ce que l’on n’a pas vu, en


revanche, c’est que ces pays émergeaient aussi à travers leur culture, leur information et leurs contenus. Si les Américains dominent largement le secteur de la diffusion mondiale des


produits et des flux culturels, les industries créatives ne sont plus aujourd’hui un sujet seulement américain. Des groupes comme le géant Reliance en Inde (qui a investi fortement dans les


studios Dreamworks), Rotana en Arabie Saoudite, TV Globo au Brésil, pour ne citer que les plus connus, jouent désormais un rôle mondial majeur. On connaît Al Jazeera mais sait-on que le


groupe vient de racheter une petite dizaine de chaînes sportives qui lui permettent de détenir les droits de la Coupe du monde de football, des Jeux Olympiques, ainsi que de toutes les


ligues marocaines, algériennes, syriennes, jordaniennes et égyptiennes ; Al Jazeera devient ainsi le leader du sport dans le monde arabe et une partie de l’Afrique et s’apprêterait aussi à


émettre en français. Sait-on également que Al Jazeera et ses concurrents puissants que sont les Saoudiens de MBC ou d’ART se livrent entre eux une véritable guerre d’influence pour le « soft


power » arabe ? On connaît Bollywood, mais sait-on que l’Inde est engagée dans une guerre culturelle avec la Chine ? Sait-on que le Japon et la Corée s’affrontent à coup de séries


télévisées et de musiques pop, la J-Pop face à la K-Pop ? Avec les telenovelas en Amérique latine ou encore les feuilletons « du ramadan », nous sommes entrés dans une véritable lutte


d’influence mondiale pour les images, les sons et les rêves. Si les pays émergents sont en train de monter en puissance avec leurs médias et leur culture mainstream, un second phénomène


vient décupler le mouvement. L’ensemble de ces mutations géopolitiques se trouve en effet amplifié par la dématérialisation des contenus et le basculement dans l’ère numérique. Les deux


phénomènes, celui de la culture de masse mondialisée et celui d’Internet, s’observent parallèlement car les frontières disparaissent. Dans les deux cas, les contenus deviennent transmédias


et peuvent être déclinés sur tous les supports (ce qu’on appelle le versioning et le Global media). La grande nouveauté du début du XXIème siècle est la conjonction de ces deux phénomènes.


Pendant des siècles, les biens culturels ont transité par les routes, les ports et les aéroports ; ils avaient besoin pour être diffusés de temps, de droits de douane et de commerce de


détail. Désormais, la culture transite par les autoroutes de l’information, expression d’ailleurs déjà obsolète. Car sur l’autoroute du Web même l’Airbus A380 ne va pas assez vite. Toute


s’accélère et plus rien ne sera comme avant. On peut même dire que ce qui caractérise les industries créatives , par rapport à l’art, ou au sport, par exemple, c’est le fait qu’elles sont


vulnérables ou susceptibles de basculer presque entièrement dans le numérique. Or, pour la première fois de l’histoire, nous ne sommes plus, nous autres Européens, par rapport aux pays du


Sud, en avance sur cette grande mutation. On peut même dire que, toutes les cartes étant rebattues, nous repartons comme eux de zéro. Et c’est là où les choses se compliquent : pour la


première fois de leur histoire, ces pays émergents sont en avance sur nous en ce qui concerne le capitalisme culturel hip et le basculement numérique. Ils n’ont pas à négocier la transition


entre l’analogique et le numérique ; ils n’ont guère à se soucier de l’avenir du DVD et du CD puisque le marché noir dominait déjà ces marchés. A cette nouvelle économie des industries


créatives, déjà très perturbante, Internet ajoute l’imprévisibilité du futur, ce qui accentue le sentiment de danger pour les uns, l’envie de tirer profit de ces nouvelles opportunités pour


les autres. L’entrée dans le numérique semble en effet une situation presque partout inconfortable en Europe ; mais elle est vécue comme extrêmement jouissive par les Indiens, les Chinois,


les Brésiliens ou les Saoudiens. Ici, elle est source d’inquiétudes et de peurs ; là, elle regorge d’opportunités et offre des possibilités inouïes de rayonnement mondial. Ici, on parle de


protéger la culture du passé et de limites à fixer ; là, on veut inventer la culture de demain et on parle de liberté. Ici, on parle livre et CD – c’est à dire produits culturels ; là, on


parle flux et contenus – c’est-à-dire œuvres dématérialisées et services. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, le grand basculement d’une culture de « produits » à une culture de « services 


» : on a de moins en moins de « produits culturels » et de plus en plus de « services ». Et si le monde ancien s’écroule, les jeunes dirigeants des industries créatives des pays émergents


sont là, prêts à bâtir le nouveau monde qui ne se fera pas, répètent-ils, sans eux. A Rio, à Mexico, à Mumbai, à Jakarta, à Hong Kong et Séoul, comme à Beyrouth et Riyad, les acteurs sont


déjà en place et ils seront au rendez-vous, eux qui ont été si longtemps dominés par nos produits culturels et qui veulent aujourd’hui diffuser leurs services partout dans le monde. Comme


ils n’avaient rien, le numérique ne peut rien leur prendre : il va, pensent-ils, tout leur donner. 2 – LA CHUTE DE L’EUROPE Les Européens ne se contentent pas d’être inquiets du fait de la


révolution numérique, ils n’arrivent même plus à se parler pour partager leurs inquiétudes. Car nous n’avons pas pris toute la mesure de la disparition de la culture commune européenne. Si


l’on regarde de près les statistiques culturelles en Europe, on constate partout que chaque pays réussit à bien protéger sa musique et sa littérature nationales, parfois son cinéma, souvent


ses programmes télévisés, mais que le reste des contenus non nationaux sont de plus en plus américains et de moins en moins européens. Pour paraphraser une formule célèbre de Thomas


Jefferson, c’est un peu comme si chaque Européen avait désormais deux cultures : celle de son propre pays et la culture américaine. On ne parle pas ici de l’art ou des valeurs communes, mais


de la culture de masse, des contenus mainstream et des médias. Il y a bien sûr des exceptions, comme Luc Besson et Pedro Almodovar, mais combien sont-elles ? Le problème ainsi consiste


moins en l’existence d’une culture américaine dominante et, il est vrai, hégémonique, qu’en la disparition d’une culture commune européenne. Pourquoi ce déclin ? Il n’est pas simple de


répondre face à l’hétérogénéité des situations, l’enchevêtrement des causes et des interdépendances, mais on peut faire plusieurs hypothèses. La première est évidente. Aujourd’hui, dans les


échanges culturels internationaux, l’Europe rencontre de nombreux concurrents et la compétition, notamment du fait de la multiplication fulgurante du nombre de chaînes de télévision, s’est


fortement accrue par rapport aux années 1980. Les statistiques internationales, on l’a vu, montrent une baisse soutenue depuis une dizaine d’années des exportations de films, des programmes


télévisés et de la musique européens (l’édition résiste mieux) a un rythme de 8 % par an. Le premier facteur, évident, c’est donc que les Européens ne sont plus seuls. En fait, l’Europe ne


sombre pas, elle est simplement confrontée à l’accélération du succès des contenus américains et à l’émergence de nouveaux pays exportateurs de culture et d’information qui lui prennent


inévitablement des parts de marché. Il n’y a pas déclin, l’Europe se trouve simplement, avec la mondialisation, dans un système beaucoup plus concurrentiel qu’avant. Le deuxième facteur,


c’est la démographie. Le vieillissement de la population européenne prive les industries créatives du marché principal de l’entertainment, celui des jeunes. C’est d’ailleurs une règle qui se


vérifie partout : le succès des industries créatives est fortement indexé sur la démographie. La demande inépuisable de produits culturels de la jeunesse indienne, brésilienne ou arabe (une


large partie de la population de ces pays a moins de 25 ans), est un élément décisif du succès à venir de l’entertainment dans ces régions. C’est a contrario l’une des raisons de la


stagnation du Japon. La démographie ferme l’avenir quand la population vieillit, ou ouvre les marchés de l’entertainment vers des horizons inépuisables quand elle est jeune. C’est un


problème qui s’amplifiera pour l’Europe. La troisième hypothèse serait que la définition européenne de la culture, historique et patrimoniale, élitiste souvent, anti-mainstream aussi, n’est


plus forcément en phase avec le temps de la mondialisation et le temps numérique. La « Culture » à l’européenne, avec un C majuscule, n’est plus nécessairement le standard international en


matière de flux de contenus. Elle devient un produit de niches pour d’importants segments du marché, mais elle n’est plus une culture mainstream. Les Européens sont peut-être encore leader


qualitativement en matière d’art plastique, de musique classique, de danse post-moderne ou de poésie d’avant-garde, mais cela ne compte plus guère quantitativement dans les échanges


internationaux face aux blockbusters, aux best-sellers et aux hits. L’Europe ne se préoccupe-t-elle pas trop de l’offre culturelle et insuffisamment de la demande, contrairement aux


Etats-Unis ? Est-ce qu’une définition trop étroite de l’art ne freine pas la production et la diffusion des œuvres au temps de l’économie immatérielle et globale ? Est-ce que la culture,


pour être de qualité, doit être nécessairement « en dehors » de l’économie et du marché comme on le pense encore très souvent en Europe ? Il faut analyser ces questions plus finement et


moins idéologiquement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. C’est à ces changements de paradigmes que les Européens doivent réfléchir. Le quatrième problème de l’Europe, c’est la masse


critique. A cause d’un marché largement unifié d’un seul tenant, avec 300 millions d’habitants et une langue commune, le marché intérieur américain est puissant ; cette masse critique existe


aussi, pour une part, en Chine, en Inde, au Brésil, peut-être dans les pays arabes, mais elle n’existe ni en Europe, ni en Asie du Sud-Est, ni en Amérique latine, compte tenu de la


diversité des nations qui les composent, des différences de langue et de culture. Faute de masse critique, l’Europe n’est plus un continent mais une succession de marchés nationaux qui


dialoguent peu entre eux culturellement. La culture américaine a d’autant moins de mal à les unir que les Européens ne le font pas eux-mêmes. 3 – DÉFENDRE LA DIVERSITÉ CULTURELLE,


SINCÈREMENT Si le diagnostic est relativement facile à faire, il est plus difficile de proposer des solutions. Pour commencer, il est prioritaire d’avoir une vision exacte des phénomènes en


cours, or nous sommes dépourvus d’outils pour mesurer le « soft power », ni de centres d’analyses pour en observer les mutations et faire de la prospective. Une proposition consisterait à


doter l’Europe d’outils de mesure des phénomènes en cours et d’un observatoire des industries créatives et des médias à travers le monde. Il existe un projet en ce sens à l’Institut National


de l’Audiovisuel, que dirige Emmanuel Hoog : c’est une première étape indispensable. Mais comment aller au-delà, et ne pas seulement observer, impuissant, les mutations en cours. On sait


que de nombreux facteurs jouent un rôle : on y retrouve la faiblesse des universités européennes qui n’assurent pas le travail d’expérimentation sur la culture, le retard technologique et


l’insuffisance de l’innovation, la méfiance aussi répétée à l’égard d’Internet et du numérique (de ce point de vue la loi Hadopi fut une erreur historique en laissant à penser qu’Internet


devait être contrôlé et protégé alors qu’il faut l’ouvrir et le généraliser). Renforcer notre place dans la bataille mondiale des contenus suppose donc de miser sur la recherche,


l’innovation, les universités et tout ce qui permettra d’accélérer le basculement vers la société numérique de demain. Fabriquons des livres électroniques au lieu de croire en l’avènement


d’un prix unique du livre sur le numérique. Construisons des partenariats gagnants-gagnants pour numériser nos livres plutôt que de continuer à croire que nous allons, seuls, avec la


bibliothèque numérique Europeana faire le poids. Un autre point central est la fragilité des grands groupes médias européens en dépit de l’existence de l’allemand Bertelsmann, des Français


Vivendi ou Lagardere, des anglais Pearson ou EMI, ou de l’espagnol Prisa. Surtout, il y a un paradoxe : ces groupes sont puissants sur leurs marchés nationaux mais, pour le reste, ils


produisent souvent une culture américanisée, sinon américaine. Bertelsmann est le leader mondial de l’édition, mais sa maison Random House produit essentiellement des best-sellers


américains. On parle aussi de la « french touch » dans le jeu vidéo où la France est le leader mondial grâce à Ubisoft ou à Vivendi, auquel appartiennent Activision et Blizzard (l’éditeur du


célèbre jeu « massivement multi-joueurs » World of Warcraft). Mais ici encore c’est un succès en trompe l’œil. Comme Bertelsmann avec l’éditeur Random House, les Français possèdent


peut-être les plus importants studios de jeux vidéo, mais cela n’en fait pas pour autant des jeux français. Au contraire, ils produisent, le plus souvent aux Etats-Unis, au Canada, ou en


Asie, des jeux américanisés. Et le studio Blizzard qui avait un studio en France avant son rachat par Vivendi, l’a fermé depuis ! Reste un autre point important, celui de la « diversité


culturelle ». Le concept, on l’oublie souvent en Europe, a été inventé en Amérique du Nord et il a été érigé en matrice de la société aux États-Unis à partir de l’arrêt « Bakke » de la Cour


Suprême en 1978 et de la loi de Jimmy Carter sur la culture et l’éducation en 1980. Inventée et généralisée aux États-Unis, l’idée de « diversité culturelle » a eu l’étrange destin de


devenir une arme de la « politique culturelle » européenne, de l’OCDE, de l’OMC, enfin de l’UNESCO, pour lutter, justement, contre les États-Unis. Ici le paradoxe est de taille : qu’est-ce


que la diversité culturelle ? Aux États-Unis, c’est d’abord une réalité. Celui d’un pays où vivent 45 millions d’Hispaniques (15 % de la population), 37 millions de Noirs (12 %) et 13 


millions d’Asiatiques (4,5 %). Du coup, sur la plupart des critères – nombre d’étudiants étrangers, nombre d’artistes étrangers, nombre d’œuvres produites par des minorités, nombre de


festivals ethniques, pourcentage d’Américains parlant à domicile une autre langue que l’anglais, nombre de théâtres noirs ou latinos – les États-Unis arrivent en tête des classifications en


matière de diversité culturelle, contrairement à ce que l’on répète souvent en Europe. Il n’y a guère qu’en matière de traductions de livres que les statistiques ne sont pas en leur faveur.


Vus d’Amérique, les Etats-Unis apparaissent donc comme le pays le plus divers du monde, à la fois parce qu’ils sont composés de communautés de toutes origines mais aussi parce que la manière


dont ces communautés sont intégrées à la société américaine permet, dans une large mesure, d’en protéger la culture. Vue du reste du monde, la culture américaine est souvent synonyme de


domination culturelle et de mise à mort des cultures nationales (sans parler des formes littéralement agressives des industries créatives américaines qui imposent leurs produits avec des


techniques de monopole déloyales, par exemple en Amérique latine, et qui à ce titre luttent bel et bien contre la diversité culturelle). A l’intérieur, la diversité des médias, des


industries créatives, et surtout des communautés, frappe immédiatement, loin de l’uniformité que l’on imagine. Ce double visage de l’Amérique, diversité interne, impérialisme externe, Janus


qui d’un côté valorise chez soi et de l’autre affaiblit à l’étranger les cultures nationales, mérite d’être pris en compte dans les discours sur la diversité culturelle qui sous-estiment,


par ignorance ou par calcul, ces deux aspects. En Europe, cette diversité culturelle est incantatoire, idéologique, mais ce n’est pas une réalité comme l’atteste en France le passage, sous


la présidence Sarkozy, du thème de la diversité culturelle à celui de l’identité nationale. Et s’il fallait défendre une seule priorité, ce serait de donner leur chance aux Européens issus


de l’immigration, par exemple en provenance du Maghreb (en Europe du Sud et en France), de Turquie (en Allemagne), du Pakistan (au Royaume Uni), d’Afrique ou d’Europe centrale et orientale.


Cette valorisation de la diversité culturelle concrètement sur le territoire européen est une priorité. Ainsi, il serait possible d’essayer de revitaliser la culture du Vieux continent, de


permettre à l’Europe de redevenir une société dynamique, et moins statique, et de s’ouvrir au monde. Quel paradoxe et quelle hypocrisie en effet que de voir les pays européens tenir un


discours théorique en faveur de la « diversité culturelle » dans les enceintes internationales de l’OMC et de l’Unesco, mais la défendre si peu sur leurs propres territoires. 4 – LA FRANCE


ET LE SOFT-POWER Que peut la France dans cette bataille mondialisée ? Quels sont les moyens dont elle dispose ? Peut-elle peser dans cette guerre des contenus et disposer d’un soft-power ?


Tous nos regards se tournent vers notre diplomatie et notre dispositif culturel. C’est une double-erreur. La première erreur consiste à croire que notre réseau culturel diplomatique est prêt


à affronter cette bataille. Il est largement impuissant et trop archaïque pour le faire. Notre réseau culturel est déprimé, ses moyens dilués, sa gouvernance obsolète, ses nominations


politisées ou dictées par l’énarchie diplomatique – bref il ne fonctionne plus. Un projet de loi, porté par Bernard Kouchner, est discuté actuellement au Parlement pour doter la France d’une


grande agence culturelle. C’est une bonne chose et le ministre des affaires étrangères a eu le mérite de se battre pour la création de cette agence. Pourtant, la montagne accouche d’une


souris. Le projet ambitieux de rattacher les conseillers culturels, les attachés audiovisuels et les instituts français à cette agence, voulu par M. Kouchner, a été tué dans l’oeuf par


l’Elysée . Depuis, on ne compte plus les rapports et les missions commandées sur le sujet, mais l’agence est mort-née. Elle pourrait s’appeler « Institut Victor Hugo », ce qui serait peu


satisfaisant pour porter l’indispensable dimension de soft-power, la priorité numérique, les débats d’idées et les cultures les plus contemporaines. Surtout, elle n’aurait pas plus de moyens


que l’actuelle « CulturesFrance », et son périmètre ne serait guère élargi. A moins que les parlementaires modifient radicalement le projet de loi qui devrait arriver en débat à l’Assemblée


Nationale au printemps, la nouvelle agence ne servira à rien. Pour mener la bataille du soft-power, il est indispensable de garder à l’esprit quatre priorités : - séparer le culturel du


diplomatique (il est donc crucial de couper le cordon ombilical entre les ambassades et le réseau culturel) ; - séparer l’art des industries culturelles afin d’avoir des professionnels qui,


au lieu d’organiser des -séances de cinéma d’art et d’essai et les diners culturels des ambassadeurs , puissent se concentrer sur les négociations avec les cablo-opérateurs, les fournisseurs


d’accès à Internet, les maisons de production télévisés, les opérateurs de téléphonie mobile et les groupes médias ; - affirmer l’autonomie de la recherche et du débat d’idées de la


diplomatie ; - enfin, passer à l’ère numérique. Sur ces trois premières priorités, le ministère des affaires étrangères a un quart de siècle de retard ; sur la dernière, il en est encore au


stade analogique et au papier ! Plutôt que de critiquer, il est utile de faire des propositions. En voici trois, correspondants à chaque priorité. La première consisterait à créer des « 


bureaux des industries culturelles » (BIC) dans la cinquantaine de capitales des médias et des industries créatives à travers le monde. Chacun de ces bureaux serait rattaché à la nouvelle


agence culturelle, si celle-ci est indépendante, au ministère de la culture ou à Ubifrance (l’agence équivalente du ministère de l’économie qui, elle au moins, est indépendante des


ambassades et très autonome par rapport à sa tutelle), à moins que l’Union Européenne se saisisse de ces enjeux, et créent de tels bureaux, comme on l’entend actuellement, au sein de l’UE.


Chaque bureau serait piloté par un professionnel qui a une compétence reconnue dans au moins un secteur des industries créatives (cinéma, musique, Internet ou livre) et, nécessairement


transmédia, il accepterait de prendre en charge aussi les autres secteurs même si chaque bureau peut avoir une dominante (le cinéma et la télévision à Los Angeles, le numérique à San


Francisco, le cinéma à Mumbai et au Caire, le livre à New York et Londres, la musique à Miami et Londres etc.). Ces professionnels devraient être formés et ils devraient avoir un emploi


pérenne, au-delà des deux ou quatre années maximum que le Quai d’Orsay accorde actuellement (ce qui est l’une des raisons de la médiocrité du réseau et de la perte de sa mémoire collective).


La seconde consiste à créer un « Centre d’analyse et de prévision » auprès du président de la République, sur le modèle du Centre d’Analyse Economique. Après la disparition du CAP du


ministère des affaires étrangères au sein d’une direction administrative, il convient de confier la direction d’une structure de ce genre à un spécialiste de renom des questions


internationales qui pourraient, au moyen de financements adéquats, confier à des chercheurs des missions limitées dans le temps, avec des obligations de production réelles. La troisième


proposition consiste à refonder complètement la Direction Générale de la Mondialisation du ministère des Affaires Etrangères qui est une machine administrative inadaptée pour couvrir la


culture, le numérique, le soft-power, le développement, la bataille des droits sportifs télévisés ou l’influence par les talks-shows: ces matières devraient être laissés à des agences


indépendantes, même si la tradition française n’est pas en ce sens. De même, le concours, la fonction et la mission de diplomate ne préparent pas au soft-power : il faut donc complètement « 


dé-diplomatiser » les postes de conseillers culturels et d’attachés culturels, pour les confier à des professionnels recrutés sur la durée, indépendamment du Quai d’Orsay. Enfin, il faut


doter la France d’outils numériques puissants, notamment d’un portail culturel et de débat d’idées, lequel pourrait être rattaché à l’agence culturelle, si celle-ci est autonome du Quai


d’Orsay, ou indépendant dans le cas contraire. On le voit, notre « diplomatie culturelle » est en piteux état mais il est possible, si le Parlement le souhaite, de changer en profondeur le


cours des choses en se fixant de grandes ambitions et en coupant le cordon ombilical entre les instruments du soft power et la diplomatie française. Le diplomate est, par essence, un homme


de prudence, quand il faut au professionnel du soft-power de l’audace et prendre des risques ; il est nommé pour « ne pas faire de vague », quand le débat d’idées, Internet et la culture


appellent, par définition, le bruit et le « buzz » ; il appartient à l’élite qui aime la culture de l’élite, quand il faut s’intéresser à la fois à l’underground et au mainstream ; il se


coule dans un moule, quand il faut innover, challenger, expérimenter ; il est dans la stratégie diplomatique lente, alors que le soft-power appelle le pragmatisme et la rapidité. Le


diplomate est dans la « représentation » quand le professionnel du soft-power doit être sur le terrain, les mains dans le cambouis et l’action. Le diplomate fait du hard, quand il faut faire


du soft. Tant que la France conservera ses outils d’influence sous le contrôle étroit du ministère des affaires étrangères elle échouera dans la bataille mondiale du soft power. Mais ces


évolutions diplomatiques indispensables ne permettront pas, à elles seules, à la France de devenir un acteur majeur dans la bataille du soft-power. Face à Disney et à Al Jazeera, face à


Bollywood et à China Film, face à TV Globo et à CNN, la France doit s’appuyer sur ses groupes médias et sa production culturelle mainstream. C’est Canal + Overseas et Vivendi, Lagardère et


EuropaCorp qui doivent d’abord mener cette bataille. Le gouvernement, et le ministère des affaires étrangères, au lieu de prétendre faire ce travail à leur place, doivent les aider à mener


cette bataille du soft-power. Dans tous les cas, pour toutes les raisons qui ont été énoncées dans cet article, la France aura du mal à exister dans la nouvelle géopolitique des médias et de


la culture qui prend forme. Mais si elle ne réagit pas radicalement, en faisant une révolution copernicienne, sa défaite n’est pas seulement probable : elle est certaine.