Les chartes guident-elles vraiment les journalistes?

Les chartes guident-elles vraiment les journalistes?


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Les chartes déontologiques guident les journalistes pour tenir le cap, mais elles ne se suffisent pas à elles seules.  © Illustration : Jérémie Luciani Alors que les médias font face à une


défiance croissante de la population, les journalistes créent des guides de bonnes pratiques, comme la Charte de Marseille sur les migrations. Mais ces textes ont-ils réellement un impact


sur la profession et le traitement de l’information ? Clément Aulnette Publié le 26 mai 2025 Une Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, un kit pour éviter les biais


racistes dans le traitement médiatique des outre-mer, ou encore des chartes sur l’utilisation de l’IA… Les recommandations, chartes ou autres boîtes à outils se multiplient à l’initiative


de journalistes, universitaires et associations. L’objectif : inciter la profession à améliorer son traitement d’enjeux majeurs. Dernier exemple en date : la Charte sur l’information et les


migrations, présentée le 29 avril aux Assises méditerranéennes du journalisme, à Marseille. Elle vise à outiller les rédactions dans leur traitement des migrations. En rappelant, par


exemple, l’importance d’employer les bons termes (article 6) : « migrant », « réfugié » ou encore « demandeur d’asile » ne sont pas synonymes. La charte recommande aussi _« un travail de


fact-checking pour les déclarations publiées ou prononcées par des personnalités publiques au sujet des migrations » _(article 2). Le texte est signé par plus d’une trentaine de médias et


collectifs de journalistes, majoritairement de presse écrite et web, comme _Mediapart_, _Loopsider_, _L’Humanité_ ou le groupe public France médias monde. On compte aussi quelques médias


étrangers, comme la chaîne publique internationale allemande_ Deutsche Welle_, le site burundais _Shikiriza _et le média marocain _Enass_. CONTRER LES AMALGAMES La charte est née « _du


constat_ _de l’écart important entre la production émanant de la recherche et la couverture médiatique du sujet, souvent reflet d’un discours politique qui stigmatise et instrumentalise les


migrations à des fins électorales »_, témoigne Tania Racho, consultante chargée de projets au sein de l’association Désinfox-Migrations. La chercheuse souhaite que le débat dépasse _« 


l’amalgame de l’étranger délinquant ou la question des étrangers sans papiers »_. _« Plus on parle de la migration, plus l’opinion se polarise : parce que les sujets ne sont traités que sous


un angle sécuritaire »_, déplore Leila Amar, présidente du média Guiti News et membre du comité éditorial de la Charte. La Charte de Marseille s’appuie sur d’autres textes fondateurs de la


profession, comme la Charte de Munich de 1971 et la Charte d’éthique professionnelle des journalistes remaniée en 2011 par le Syndicat national des journalistes (SNJ). Le comité éditorial


s’est aussi inspiré des Chartes de Rome et d’Idoméni (en Grèce), élaborées en 2016 pour garantir un traitement juste des migrations. La Charte de Marseille adapte ces textes au contexte


médiatique français. > « L'objectif était de responsabiliser les journalistes » Ces chartes _« ont la vertu de poser des principes éthiques supérieurs à l’orientation idéologique du


moment »_, analyse Arnaud Mercier, professeur à l’Institut français de presse (IFP) de Paris-Panthéon-Assas. Il y voit deux objectifs. D’une part, restaurer la confiance du public. D’autre


part, pour les collectifs hors rédaction, « _affirmer une exigence d’éthique vis-à-vis de certains employeurs »_, comme sur la question des stéréotypes de genre. L’association Prenons la Une


a présenté en 2016 des recommandations sur le traitement médiatique des violences faites aux femmes. Amandine Seguin, co-secrétaire générale, explique : _« On avait été heurtés par le


nombre important de titres traitant le sujet sur un ton humoristique et par le traitement caricatural de certains médias. L’objectif était de responsabiliser les journalistes et de raconter


les faits, en sortant des biais sexistes. » _La version 2019 intègre le terme de « féminicide », en même temps que le mouvement #MeToo influe sur le traitement médiatique des violences


sexistes et sexuelles._ « Rien que cet exemple montre une prise de conscience », _insiste Amandine Seguin, qui observe également une diminution des titres traitant ces sujets avec dérision.


IMAGES STÉRÉOTYPÉES Mais le simple fait d’adhérer à une charte ne suffit pas à faire évoluer les pratiques. _« Des médias signataires ont illustré leur article sur la Charte de Marseille


avec une photo de migrants sur un bateau », _soupire Leila Amar. Une image stéréotypée, alors que l’article 8 préconise des illustrations reflétant la diversité des migrations. _« Ceux qui


choisissent les visuels ne sont pas toujours ceux qui rédigent »,_ souligne Tania Racho. D’où la nécessité de sensibiliser à tous les niveaux. Léa Thomas, photographe indépendante et


signataire de la charte, se désole des médias qui utilisent les photos _« n’importe comment »_. Et des journalistes qui écartent la recherche de consentement des personnes représentées, non


pas par volonté de nuire, mais _« par manque de temps ou à cause de la barrière de la langue »_. Elle reconnaît avoir elle-même commis_ « des erreurs »_ à ses débuts. Si les principes, tels


qu’énoncés dans la charte, sont devenus pour elle_ « des automatismes », _celle-ci fournit un cadre de référence «_ surtout pour les journalistes qui débutent. »_ DES CHARTES MAISON Certains


médias ont fait le choix d’élaborer leurs propres chartes, comme_ La Voix du Nord_, l’AFP ou _Ouest-France_. Celui-ci a adopté une charte sur les faits divers dès 1990, pour uniformiser les


pratiques entre la soixantaine de rédactions que comptait le journal à l’époque (58 aujourd’hui), réparties sur les régions Normandie, Bretagne et Pays de la Loire. Longtemps restée


interne, la charte a été rendue publique pour permettre aux lecteurs de mieux comprendre les choix éditoriaux du journal. _« Il fallait expliquer pourquoi on ne donne pas l’identité d’une


personne condamnée à plus d’un an de prison ferme pour agression sexuelle sur mineur dans les cas d’inceste (pour garantir l’anonymat de la victime, anonymat imposé par la loi) », _explique


Philippe Boissonnat, rédacteur en chef en charge de la veille d’actualité._ _Le texte a été revu en 2023 pour intégrer les enjeux liés au numérique, au terrorisme ou aux violences sexistes


et sexuelles. > « [Nos chartes] font office de boussole dans nos rédactions » Pour Philippe Boissonnat, les principes de la Charte de Marseille se retrouvent déjà dans la charte de


_Ouest-France_._ « On n’a rien à reprocher aux chartes créées par d’autres, mais on est attachés à notre indépendance. On préfère faire les nôtres, qui font office de boussole dans nos


rédactions et permettent à nos journalistes de se les approprier facilement. »_ Il rappelle cependant que la charte n’est _« pas le Code pénal » _et insiste sur l’importance de la


concertation entre journalistes en cas de doute. SE FORMER POUR MIEUX INFORMER Comment s’assurer que ces textes ne restent pas lettre morte ? La Charte pour un journalisme à la hauteur de


l'urgence écologique avait été signée, en 2022, par plus d’une centaine de médias. D’après Eve Morel, secrétaire générale de Quota Climat, une association qui analyse la couverture


médiatique des enjeux écologiques, le texte a suscité _« une prise de conscience des enjeux » _dans les milieux médiatiques et politiques lors de sa parution._ « Mais la dynamique n’a pas


été soutenue dans le temps_._ On aurait pu s’attendre à la désignation de référents écologie dans les rédactions, ou à des rapports au sein des médias sur leurs pratiques… »_ À


_Ouest-France, _l’adoption de sa propre charte écologique s’est accompagnée d’un programme de formation sur les enjeux environnementaux pour 300 journalistes. Marine Forestier, journaliste


et cofondatrice de l’agence La Fronde, qui propose des formations aux rédactions pour corriger les biais sexistes, abonde : _« Une charte permet de définir un horizon […], mais il faut


qu’elle s’accompagne de formations, de ressources, voire d’objectifs chiffrés — en visant par exemple 40 % de femmes interviewées. »_ _Mediapart _a par exemple décidé de créer un poste de « 


responsable éditorial aux questions de genre » en 2020, puis idem pour les « questions raciales » en 2024 — pour veiller aux biais sexistes ou racistes dans les contenus et pratiques des


journalistes, et développer la couverture sur ces sujets. La Charte sur les migrations entend, elle aussi, aller plus loin. En proposant, par exemple, _« un pool d’experts qui peuvent


intervenir sur les plateaux télé — où on a souvent tout sauf des experts »_, précise la journaliste Leila Amar. Son comité de rédaction donne rendez-vous le 27 mai à Paris pour _« réfléchir


aux suites à donner à cette charte et impulser le sujet de la formation des journalistes et l’évaluation interne dans les rédactions »._ DATA La démocratisation rapide de l’intelligence


artificielle confronte les rédactions à un défi de taille : comment saisir les opportunités de ces nouveaux outils sans détériorer la déontologie des journalistes et la confiance du public ?