Comment les sites médias mesureront-ils demain leur audience?

Comment les sites médias mesureront-ils demain leur audience?


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Alors qu’ils dépendent de la publicité, les médias en ligne imaginent déjà de nouveaux outils d'analyse pour comprendre leur audience et ses habitudes de consommation. Vincent Manilève


Publié le 21 octobre 2014 « Cet article a bien tourné hier. » Il n’est pas rare, lors des conférences de rédactions web, d’entendre les journalistes se féliciter pour tel ou tel article


parce qu’il comptabilise un nombre important de clics. C’est un fait, les statistiques d’audience, que les Américains appellent _metrics_, ont une place indispensable dans les rédactions


web. « Aujourd'hui, explique Erwann Gaucher, qui travaille au pôle numérique de France Télévisions, lorsque le système de rapport automatique a un bug et que les audiences ne sont pas


envoyées le matin par mail, les 24 pilotes numériques(1)et leurs équipes appellent dans la minute. » UNE NOUVELLE CULTURE DE L'AUDIENCE Pourtant, si les outils de mesures existent


depuis longtemps et que les rédactions ont toujours prêté attention à leur audience, c’est avec l’arrivée du suivi en direct des événements et du haut débit sur Internet que le trafic a pris


toute son importance pour la presse en ligne. Pour Alice Antheaume, directrice adjointe de l'école de journalisme de Science Po, les élections présidentielles de 2007 ont eu un rôle


primordial dans l’intérêt que les médias portaient à la diffusion. « Avant 2007, on n’avait pas cette culture qui nous pousse aujourd'hui à connaître notre audience, on pensait


qu'on était mieux placé que le lecteur pour savoir ce qui était le mieux pour eux. » Très vite, on compte le nombre de clics, de visiteurs uniques(2), de pages vues(3), le taux de


rebond(4) et l’on installe des tableaux dans les rédactions pour suivre en temps réel l’audience du site. Les journalistes gardent un œil rivé sur les chiffres, et il n’est pas rare que les


rédacteurs en chefs changent le titre d’un papier ou l’organisation de la page d’accueil du site pour mettre en avant les contenus qui marchent le mieux. « En tant que marque, on doit tenir


notre promesse éditoriale, explique Bertrand Gié, qui gère les nouveaux médias pour _Le Figaro_, mais on doit aussi donner au lecteur ce qu’il veut. » « Les managers doivent également


rappeler qu’il s’agit de mesures du « clic », et que cela ne représente pas une mesure de la qualité journalistique », ajoute Alice Antheaume, qui tient aussi à ce que ses étudiants soient


conscients de ces enjeux et puissent exercer leur métier en pleine connaissance de ces usages. Car, par le passé, la course à l’audience a parfois pris une tournure étonnante dans les


rédactions. Une polémique a même éclaté en 2009 lorsque l’institut Médiamétrie a publié son Top 50 des sites d’informations pour le mois de décembre 2008. Alors que le rapport montrait des


hausses d’audiences surprenantes sur certains sites, le journaliste Emmanuel Torregano, du site electronlibre.info, a critiqué les méthodes de certaines rédactions. Répondant au journal _Le


Monde_, il estime qu’il est possible « d'acheter de l'audience, comme l'on accroît artificiellement les performances d'un sportif. » Dans le cas du site de_ L’Express_,


seuls 43 % de son audience venaient de lexpress.fr. Le site avait en fait additionné son audience et celle de ses sites de _co-branding _(5), _L'Expansion_ et _Mieux vivre votre


argent_. Eric Mettout, aujourd’hui directeur adjoint de _L’Express_, assume ces techniques : « des sites comme celui du _Figaro_ faisaient la même chose en comptant les audiences de son site


_Le Conjugueur_, pareil pour le _Nouvel Obs_ avec _Rue 89_. » Il explique également que les médias peuvent « payer pour avoir de l’audience en achetant des mots-clefs à Google pour faire


remonter leurs articles dans le moteur de recherche. » En 2009 toujours, le site Rue 89 expliquait qu’un site comme lefigaro.fr travaillait avec LSF Interactive et Mediastay, qui utilisent


des méthodes permettant de renvoyer artificellement l'internaute sur le site du figaro.fr. Pour Bertrand Gié, responsable des nouveaux médias au _Figaro_, « Les mesures, de Médiamétrie


notamment, se sont affinées régulièrement » et celle-ci a durci les critères autour du co-branding, imposant désormais que les sites en question évoluent dans le même univers. Ainsi on a vu


l’URL du site rue89.com, propriété du Nouvel Obs, devenir rue89.nouvelobs.com. D’autres petites techniques existent cependant pour gonfler ses audiences, comme par exemple le


rafraîchissement automatique des pages d’articles, de la titraille accrocheuse (parfois trompeuse), l’achat de messages sponsorisés sur Facebook ou Twitter, ou la production de contenus dont


on le succès en ligneest assuré auprès des lecteurs. « Produire du contenu en fonction des mesures d'audience peut être intéressant », nuance Alice Antheaume, en citant l’exemple de la


fusillade de Tucson aux États-Unis en 2011, au cours de laquelle la députée Gabrielle Giffords a été blessée d'une balle en pleine tête. Certains médias se sont aperçus que les gens


cherchaient alors sur Google des informations sur le mari de Gabrielle Giffords, un ancien astronaute. Il y eut par la suite des portraits sur son parcours, qui n'auraient peut-être pas


été faits sans ces outils de mesures. « C’est lorsqu'on calibre les contenus pour faire du clic qu’il y a un problème », selon Erwann Gaucher, avant d’ajouter que « certains sites se


spécialisent là dedans, ils ont tout à fait leur place et il est important de les regarder de près pour analyser leurs méthodes. » C’est par exemple le cas du groupe Melty, média dédié à


l’_infotainment _(6) pour les 18-30 ans lancé par Alexandre Malsch, dont les chiffres ne cessent de grandir : 10,8 millions de visites via ses sites web en août dernier, plusieurs centaines


d’articles publiés par jour, et un algorithme (le logiciel Shape) qui anticipe les sujets qui feront le « buzz » dans les heures qui viennent. Et si certains professionnels reprochent au


groupe et à son créateur d’avoir lancé une ferme à contenus (les _content farms_ américaines), ses résultats sont prometteurs : 7 à 8 millions d'euros de revenus prévus cette année, et


30 millions d'euros en 2016. Seulement voilà, le lectorat des sites du même style que Melty a un grand défaut : il picore des articles à droite à gauche, mais ne reste pas sur le site.


Et c’est justement ce que les sites d’informations veulent éviter désormais. Car si les articles à clics ont encore de beaux jours devant eux, certaines rédactions ont déjà changé leur


relation aux internautes. DU WEB DU CLIC AU WEB DE L'ATTENTION Le « Web du clic », tant critiqué, serait même en passe de disparaître pour laisser place au « web de l’attention ». C’est


en tout cas ce que croit et espère la société Chartbeat, spécialisée dans la mesure d’audience en ligne, qui travaille avec 80 % des plus grands sites d’informations américains et de


nombreuses rédactions françaises. Et comme l’explique son PDG Tony Haile, tout l’intérêt des mesures d’audience désormais est d’être capable de déterminer l’assiduité des lecteurs en ligne. 


« Plus les gens lisent un contenu, plus ils ont de chance de revenir, et plus ils ont de chance de se rappeler les publicités qu’ils y ont vues. C’est un rapport gagnant-gagnant pour les


médias, pour les publicitaires, et pour le lecteur qui aime suffisamment le contenu pour continuer à le lire. » Et pour savoir si le lecteur va plus loin que le titre et le chapeau,


Chartbeat peut vérifie, grâce à un morceau de JavaScript implanté dans le code du site, si l’article est bien l’onglet actif sur le navigateur, quels pixels sont visibles à l’écran et ce


qu’ils contiennent, si le lecteur scrolle, bouge sa souris, et s'il interagit avec la page. Chacun des mouvements sur la page est donc analysé, décortiqué, classé afin de déterminer l’«


 attention » de l’internaute, mais aussi pour proposer de nouveaux arguments de vente d’espaces publicitaires. Selon Tony Haile, pour qui la mesure des pages vues ne prend pas en compte le


contenu, le but est d’aller « au-delà du clic pour établir une industrie des médias durable, construite autour de la valorisation des meilleurs contenus sur le web. » Erwann Gaucher, de


France Télévisions, va plus loin en expliquant qu’il faut se tourner vers un « web de l’attention et de la confiance. » « Le temps passé sur les sites, l'engagement, l'audience, la


fidélité à un site sont des indicateurs au moins aussi importants que les visiteurs uniques, si ce n'est plus », explique-t-il. Et pour fidéliser le lecteur, les sites d’informations


multiplient les techniques pour retenir leur attention, notamment en cherchant à collecter un maximum d’informations sur eux. « Les rédactions ont besoin de ces chiffres pour travailler sur


leur offres et la rendre plus lisible, plus proche des usages, et faire en sorte que les articles atteignent le plus large public possible », explique Erwann Gaucher. « La force de Netflix,


c’est la connaissance de ses membres grâce à son algorithme. On va bientôt être aussi fort là dessus », ajoute Eric Mettout, de L’Express, avant d’ajouter : « on pourra bientôt pister notre


lecteur avec précision sur sa circulation sur le site. » Pour cela, les rédactions incitent déjà les lecteurs à s’inscrire, à s’identifier avec un compte Facebook ou Twitter, et misent de


plus en plus sur les cookies (7)pour mieux comprendre leur consommation d’informations en ligne. Les mesures dites « centrées sur l’utilisateur » (_user centric_) devraient ainsi prendre de


plus en plus d’importance face aux mesures « centrées sur le site » (_site centric_). « Grâce à ce genre d’analyses, nous récoltons des millions de données très importantes pour savoir si


notre audience progresse », explique Bertrand Gié, du_ Figaro_, avant d’ajouter que « Internet est le plus précis des médias pour connaître son audience. Imaginez que vous puissiez tout


savoir de la personne qui va acheter son journal papier au kiosque. » Mais ce genre de démarche, consistant à récolter un maximum d’informations sur son lectorat, pose des questions. Selon


une récente étude, le magazine _Que Choisir_ expliquait qu’en matière de protection des données personnelles, l’application _lemonde.fr_ était « l’application la moins sûre de ce test », qui


comprenait 33 autres applications telles que Twitter, Gmail ou Facebook. Données sur le téléphone, adresse e-mail, nom de l’opérateur, envois d’informations personnelles à des sites tiers,


des acteurs du marketing et de la publicité etc. _Le Monde_ collecterait un nombre impressionnant de données, le tout sans en avertir ses utilisateurs. L'AVENIR DE LA MESURE


D'AUDIENCE : LA TEMPORALITÉ Et pendant que les médias aiguisent leur connaissance du public, d’autres imaginent déjà l’avenir de la mesure d’audience. La temporalité, à savoir les


intervalles de consultation des articles et le temps qui y est consacré, semble être au cœur de ces réflexions. Tony Haile estime que « comprendre, grâce à différents calculs et différents


chiffres, le temps que les lecteurs passent à consommer à l’information, est un bon départ. » Chartbeat vient d’ailleurs de décider de rendre public ses méthodes de calcul d’audience afin


d’encourager les médias à lever le voile sur leurs propres critères de mesure, souvent opaques. Eric Mettout, de _L’Express_, explique que l’enjeu est plus grand : « le but est de comprendre


quel type de contenu le lecteur veut et surtout à quel moment il le veut. » Pour l’instant, l’internaute est une masse aux contours plus ou moins flous. On sait à quel moment il est le plus


souvent connecté sur Internet, qu’il préfère du _hardnews_ (économie, politique,…) sur le chemin du travail, du contenu plus léger le midi, du culturel le soir et des articles plus longs le


week-end. Des études de lectorat sont régulièrement réalisées, mais impossible de connaître avec précision chaque internaute qui arrive sur un site. À l’avenir prédit Alice Antheaume, « on


pourra anticiper la temporalité de chaque personne dans sa vie quotidienne et donc à quel moment elle a besoin de quoi. Quelqu'un qui travaille de nuit n'a pas les mêmes horaires


de consultation que les autres, ajoute-t-elle, il faudra lui fournir les informations qu’il veut à ce moment-là. » Réussir à fournir à son lecteur l’information dont il a besoin tout en


s’adaptant à son rythme de vie, c’est tout l’enjeu auquel devront répondre les rédactions. -- Crédit photo : Capture d'écran du site de Chartbeat