Usages ou pratiques : une (simple) querelle de mots?

Usages ou pratiques : une (simple) querelle de mots?


Play all audios:


Parler d’ « usages » ou de « pratiques », est-ce la même chose ? Marc Jahjah Publié le 14 janvier 2015 Que ce soit dans la presse généraliste ou dans des débats universitaires, il est


désormais impossible d’évoquer les technologies de l’information et de la communication sans parler d’ « usages » ou encore de « pratiques ». Employés le plus souvent comme synonymes, ces


termes, qui renvoient à des approches différentes, ont récemment fait l’objet de tentatives d’articulation. Ainsi, Yves Jeanneret, professeur en sciences de l’information et de la


communication au Celsa (Paris-IV), proposait en 2007 cette distinction entre l’« usage » et la « pratique » : « l'usage est un espace où s'ajustent les programmes d'activité


développés par les sujets sociaux (individuels, mais socialisés, ou collectifs), avec les programmes d'activité sémiotisés dans les écrits : programmes inscrits dans les propriétés de


l'architexte, programmes véhiculés par les réécritures dont ils se chargent, d'où se forment des traces d'usages (conservés, publicisés, anticipés). Mais si le travail


d'écriture peut représenter des pratiques et donc les intégrer aux sphères de l'usage, il est loin de pouvoir saisir la totalité des pratiques. Si bien que tous les usages se


comprennent par rapport à d'autres catégories, normes, valeurs. » 1. Comprise ainsi, la pratique est l’actualisation de l’usage ; elle est ce qui échappe aux tentatives pour tracer les


manipulations effectuées à partir d’un dispositif informatique. L’usage, lui, est ce qui s’inscrit dans ce dispositif, une fois qu’il est manipulé (soit les traces d’usage). Cette tension


est à l’origine d’un chassé-croisé entre les concepteurs des logiciels et leurs usagers, qui peuvent manipuler différemment les fonctions canoniques d’un dispositif (un logiciel de


présentation comme Prezi peut ainsi faire l’objet de détournements créatifs ). Chez d’autres auteurs, pourtant, l’usage remplit la fonction de la pratique. Elle se caractérise alors comme un


ensemble d’activités stabilisées autour d’une même thématique (la pratique scripturale, par exemple), susceptible d’être déplacée par l’« usage », c’est-à-dire par la confrontation entre un


individu et un objet technique (et ainsi, l’usage du clavier et de l’ordinateur étend le sceptre de compétences de la pratique d’écriture). Enfin, d’autres distinctions font de la pratique


un principe d’émancipation de l’individu, quand l’usage, lui, ne ferait que réduire ce dernier à l’utilisateur, contraint par les « modalités d’usage ». Or, dans la synthèse qu’il a


consacrée à la notion d’ « usage » dans les études universitaires, Mathieu Potte-Bonneville fait au contraire remarquer qu’elle a plutôt servi jusque-là à rendre compte du degré


d’appropriation des individus, capables de détourner les dispositifs2. > Usages, pratiques : deux notions pour deux traditions > disciplinaires On voit ainsi combien les tentatives


d’articulation entre les deux notions semblent hasardeuses tant elles sont contradictoires. Le recours à l’une ou l’autre trahit en fait, plus fondamentalement, des appartenances


disciplinaires. En conclusion d’un livre sur l’écriture, auquel collaborèrent plusieurs chercheurs, Yves Jeanneret note ainsi : Nous avons utilisé plusieurs terminologies, au fil du livre,


pour caractériser ces échanges entre l'univers des pratiques et celui des écritures. Cela tient aux différences de parcours entre les tuteurs impliqués dans la recherche, qui ont


construit leurs questionnements selon d'autres itinéraires. Certains risquent plus volontiers des “pratiques”, d'autres des “activités”, d'autres encore des “usages”.3 La


réversibilité des termes, qui n’a ici aucune conséquence (ils semblent synonymes), a cependant bénéficié de rapprochements entre les traditions d’analyse des « manières de faire »,


répartissables entre les « études d’usages » et les « études praxéologiques ». Or, l’une comme l’autre ont leurs propres méthodologies, leurs problématiques et leurs partis pris. Comme le


remarque Marcela Patrascu, plutôt favorable au second courant, « [o]n s’intéresse [avec les études d’usages] à ce que les usagers font avec les objets techniques, à leur “arts de faire”4, à


leur capacité à détourner les usages prescrits, etc. »5 Yves Jeanneret déplore cependant le caractère prévisible des résultats qui en découlent, inévitablement partagés entre les mécanismes


panoptiques et les « ruses » de l’usager : « ce processus de reformulation aboutit à un usage extrêmement répétitif et prédictible de la théorie, à l’opposé du style d’investigation de


Certeau. On vérifiera, au bénéfice de multiples intérêts, que décidément, les usagers sont incroyablement inventifs et qu’ils parviennent à s’affranchir des dispositifs. »6 > La 


problématique de l’usage est le sujet par excellence de la > philosophie foucaldienne Cette dialectique, qui a survécu, est surtout propre à une première étape dans l’histoire des études


d’usages7, qui articulèrent les travaux de Michel de Certeau sur les « arts de faire » et ceux de Michel Foucault. La problématique de l’usage est en effet le sujet par excellence de la


philosophie foucaldienne. Si la notion est devenue un lieu commun, elle désigne chez le penseur une « pratique réglée, fondamentalement contrainte ». Mais l’usage est en même temps « un


espace de liberté vis-à-vis de ce que je trouve ». C’est « ce que j’ai sous la main » mais « jamais entièrement défini par ce dont il est fait usage »8. Or, « [l]es origines de la sociologie


des usages se sont [en effet] inscrites dans l’effervescence des nouvelles sociologies de l’après 68, de la critique des phénomènes de domination sociale et de l’accent mis sur


l’émancipation des individus. » selon Josiane Jouët9. Ainsi, la plupart des premières études d’usages (1980-1995) ont consisté à mesurer un écart entre l’usage prescrit (par un logiciel, par


exemple) et l’usage effectif (ce que l’utilisateur fait vraiment). La « configuration de l’usager » de Steve Woolgar10 trouva ainsi en France des développements proches à travers le « cadre


de fonctionnement » de Patrice Flichy11, l’utilisation « disciplinée » de Laurent Thévenot12, la « double médiation » de Josiane Jouët (l’outil structure l’usage mais la pratique se


ressource dans le corps social) ou encore le « script » de Madeleine Akrich (un scénario anticipe les usages du dispositif). Enfin, à l’inverse de Woolgar, la fameuse notion d’ « affordance


» de Gibson actualisée par Thierry Bardini refuse de faire d’un dispositif un texte qu’il suffirait de lire : elle accorde au contraire à l’usager la capacité d’interprétation, c’est-à-dire


la possibilité d’utilisations très variées selon des buts. C’est ainsi dans un jeu permanent de réglages entre l’usager imaginé par le concepteur et le concepteur imaginé par l’usager


qu’émerge le dispositif technique. Les études d’usages durant cette période (1980-1995) opposèrent également aux discours euphorisants sur la technologie, une critique universitaire


distanciée. D’où la promotion d’une alphabétisation informatique « comme une source possible d’autonomie pour les personnes et d’émancipation sociale et politique pour les groupes »13. La


critique se poursuit manifestement aujourd’hui à travers la mise au jour de l’idéologie capitaliste néo-libérale et de celle du « Web 2.0 » (notamment en sciences de l’information et de la


communication14). > L’usager est toujours capable de déplacement, d’adaptation, de > détournement La seconde étape (1995-2010) repérée par Jaureguiberry et Proulx hérita manifestement


des travaux de la première. Pour le « HCI » (Human-Computer Interaction), les usages sont par exemple contraints par l’offre industrielle qui suggère un mode d’emploi et impose des normes.


Mais l’usager est toujours capable de déplacement, d’adaptation, de détournement, comme l’ont bien montré les travaux de Madeleine Akrich. Si les approches se sont diversifiées depuis les


années 1980 (le dispositif est ainsi plutôt considéré aujourd’hui comme une « ressource pour l’action »15 et ne fait plus systématiquement l’objet de critiques), elles continuent de mettre


au centre de leurs analyses cette figure de l’usager, « actif, [qui] bricole, développe des stratégies pour contourner la “toute puissance” des informations médiatisées. » > En se 


focalisant sur l’usager, on ne regarde qu’un côté des > choses Marcela Patrascu regrettait ainsi en 2011 que le projecteur soit encore essentiellement braqué sur l’usager : « on ne


regarde que la moitié des phénomènes, qu’un côté des choses »5 . La tradition pratique traite alors les « manières de faire » selon d’autres axes méthodologiques et en évitant, comme le


souhaitait Bourdieu en 199416, les oppositions binaires (sujet/objet, individu/société, objectif/subjectif, etc.). Plusieurs synthèses ont été proposées sur sa généalogie et ses lieux


actuels d’exercice dont rend compte Barbara Simpson (professeur à Strathclyde Business School) dans un article récent. Ainsi, selon Richard J. Bernstein, c’est à la fin du XIXe siècle et au


début du XXe siècle que s’élabore une théorie moderne de la pratique, à partir du marxisme, de l’existentialisme, du pragmatisme et de la philosophie analytique. La réélaboration de


l’héritage philosophique par les sciences humaines se serait néanmoins d’abord faite à partir du dualisme précédemment rencontré (liberté et volonté de l’acteur d’une part, déterminisme et


contraintes d’autre part). Mais un véritable « tournant pratique » a irrigué les recherches depuis une vingtaine d’années qui a permis de sortir de cette ligne de partage. Selon Theodore R.


Schatzki, l’un des directeurs de l’ouvrage The practice Turn in Contemporary Theory (2001), trois catégories de travaux ont bénéficié des apports des théories pratiques : la science des


organisations (comment les structures sociales assurent-elles leur durabilité et leur stabilité ?), la micro-analyse de l’activité humaine (comment des acteurs avec des représentations


différentes parviennent à coopérer ?), le constructivisme et les « science and technology studies » (comment les objets interviennent dans les interactions entre acteurs ?). Dans cette


perspective, les pratiques sont comprises comme des processus ou des mouvements dynamiques tiraillés entre l’individu, le social et des entités non humaines. L’usager n’est donc plus au


centre des analyses, mais envisagé dans une situation où interagissent entre eux des acteurs de nature différente (la molécule que manipule le scientifique pourra ainsi être dotée d’une « 


agentivité », c’est-à-dire d’un pouvoir d’action qui amène tout un laboratoire à mobiliser des moyens et à s’organiser à partir de sa manipulation). Or, ce « simple » déplacement


épistémologique (qui est aussi un saut cognitif) peut conduire à d’heureuses découvertures. En se focalisant par exemple sur le « mode d’existence » des annotations d’un groupe d’étudiants


en humanités, Marie-Ève Bélanger17 a pu mettre au jour l’ensemble des opérations (intellectuelles, sociales, matérielles) et des instruments nécessaires à leur production, à leur circulation


et à leur archivage, alors qu’elles étaient jusque-là analysées sous un angle essentiellement formel. L’attention donnée à la temporalité de l’action permet ainsi de penser les objets de la


connaissance dans un cycle de transformations. Agir, c’est donc organiser ces objets en leur appliquant un ensemble de procédures qui permettent d’anticiper les formes qu’elles prendront


successivement selon les buts envisagés. Le nomadisme conceptuel, qui conduit une discipline universitaire à emprunter une notion à une autre discipline, atténue cependant la frontière entre


les études d’usages et les études praxéologiques. Ainsi le livre Lire, écrire, récrire, qui se réclame pourtant des premières, en vient à réfléchir à la transformation des objets et à


comprendre l’usage comme une « notion hétérogène, complexe, qui a le mérite de saisir des processus hétérogènes et complexes »18. S’ils se rapprochent, les deux termes devraient cependant


faire l’objet de réélaborations, en vertu d’un champ universitaire dont la survie dépend du dynamisme de ses controverses. -- _Crédit photo_ Fabien Artus / Flickr * 1Yves JEANNERET et Cécile


TARDY (dir.), Écriture des médias informatisés , Paris, Hermès Lavoisier, 2007, p. 214. * 2Mathieu POTTE-BONNEVILLE, « Foucault : de l'usage à l'usager » dans Hervé OULC'HEN,


Usages de Foucault , Paris, PUF, 2014. * 3Yves JEANNERET et Cécile TARDY (dir.), Écriture des médias informatisés, Paris, Hermès Lavoisier, 2007, p. 213. * 4Michel de CERTEAU, L’Invention


du quotidien, t. 1, Arts de faire , Gallimard, 1980. Voir aussi le livre de référence de Marcel DÉTIENNE et Jean-Pierre VERNANT, Les Ruses de l’intelligence : la mètis des grecs, Flammarion,


1974. * 5a5bMarcela PATRASCU, « Pour une approche praxéologique des objets dans l’action » dans Marcela PATRASCU, Julie BRUSQ, Suzy CANIVENC et DAMIEN LE GAL (dir.), Corpus et Méthodes.


Épistémologies critiques et appropriations multidisciplinaires, L’Harmattan, 2011, emplacement 1286. * 6Yves JEANNERET, Critique de la trivialité, Éditions non Standard, 2014, p. 379-380. *


7Les paragraphes suivants s’appuient sur la synthèse proposée par Francis JAURÉGUIBERRY et Serge PROULX, Usagers et enjeux des technologies de communication, Erès, 2011. On pourra aussi


consulter Josiane JOUËT, « Des usages de la télématique aux Internet Studies » dans Julie DENOUËL et Fabien GRANJON, Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des


usages,, Presses des Mines, 2011, p. 45-90 ; Geneviève VIDAL (dir.), La sociologie des usages, continuités et transformations,, Lavoisier, 2012. * 8Mathieu POTTE-BONNEVILLE, « Foucault : de


l'usage à l'usager » dans Hervé OULC'HEN, Usages de Foucault, Paris, PUF, 2014. * 9JJosiane JOUËT, « Des usages de la télématique aux Internet Studies » dans Julie DENOUËL et


Fabien GRANJON, Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Presses des Mines, 2011, p. 51. * 10Steve WOOLGAR, « Configuring the user : The case of usability


trials », dans John LAW (ed.), Sociology of Monsters : Essays on Power, Technology and Domination, 1991, p. 58-100. * 11Patrice FLICHY, L’Innovation technique, Paris, La Découverte, 1995. *


12Laurent THÉVENOT, « Essai sur les objets usuels. Propriétés, fonctions, usages », Raisons pratiques, 4, 1993, p. 85-111. * 13Francis JAURÉGUIBERRY et Serge PROULX, Usagers et enjeux des


technologies de communication, Erès, 2011, p. 79. * 14Voir par exemple : Philippe Bouquillion et Jacob Thomas Matthews, Le Web collaboratif : mutations des industries de la culture et de la


communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010 ; Franck Rébillard, 2011, « Du Web 2.0 au Web : fortunes et infortunes des discours d'accompagnement des réseaux


socionumériques », Hermès, 59, 2011, p. 25-31. * 15Jean-Samuel BEUSCART et Ashween PEERBAYE, 2006, « Introduction », Terrains & Réseaux, 2(11), p. 3-15. * 16Pierre BOURDIEU, Raisons


pratiques, Minuit, 1994. * 17Marie-Eve BÉLANGER, The Annotative Practices of Graduate Students : Tensions & Negotiations Fostering an Epistemic Practice, Master of Information Studies,


University of Toronto, 2010. * 18Emmanuel SOUCHIER, Yves JEANNERET, Joëlle LE MAREC, 2003, Lire, écrire, récrire, Paris, Éditions de la BPI, p. 40.