
Pourquoi la consommation de vin est en baisse
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La chose nous avait interpellés il y a déjà quelques années. Lorsque nous demandions à des jeunes pourquoi ils s'étaient intéressés au vin, ils nous répondaient très souvent :
c'est mon grand-père. Pas le père, encore moins la mère, mais le grand-père. Alors, on s'imaginait un paysage rural, une ville de province où l'on ignorait les vibrations du
métro, l'exiguïté des logements… Une maison bourgeoise avec une cave accueillante, des revenus agréables, un « patriarcat bienveillant ».
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Ce n'était pas toujours le cas. Le grand-père pouvait correspondre à ce décor, mais il y avait aussi dans ces récits des vies moins confortables et des gens chez qui le vin de qualité
représentait un repère, un luxe accessible, une part de l'histoire française, un cocorico sans drapeau ni trompette de la renommée, juste une fierté, un secret gourmand et intemporel
qu'il convenait de partager avec les générations futures, un signe envoyé à l'orée de l'âge adulte.
On l'avait admis, compris. Ce qui demeurait un mystère, ou plutôt ce qui nous faisait nous interroger, se résumait ainsi : pourquoi l'initiation avait-elle sauté une génération ?
En clair, pourquoi papy et pas papa ? Y penser a déclenché toute une série de nouvelles questions auxquelles, n'étant pas sociologue et peu éclairé par les quelques lectures commentées
mais trop lointaines de Durkheim au temps des facultés, nous n'avons que des réponses approximatives. Tentons, tout de même, l'aventure.
On regarde les courbes de consommation de vin qui ne cessent de viser le bas de la page. Jusque-là, on peut fournir des explications déjà fortement rebattues. Oui, c'est vrai, la
mini-pelle à chenille et cabine pivotante a remplacé le terrassier. Le vin « aliment » ne figure plus sur la table de l'ouvrier après le turbin. On s'en est même réjoui quand, peu
à peu, le litre étoilé et capsulé fut remplacé sur les tables par la bouteille à bouchon de liège. « Moins mais mieux », claironnait-on dans les chais et caves des producteurs d'AOC.
L'avenir s'annonçait radieux et l'affaire du vin, grandiose. C'était à la fin de la période dite des Trente Glorieuses. Cette merveilleuse parenthèse où chacun pouvait
s'offrir une automobile afin de participer à un embouteillage de fin de week-end à l'entrée des villes avant de s'installer _at home_ devant le poste de télévision pour
regarder en direct ces images de bouchons, agrémentées de quelques accidents spectaculaires.
Curieusement, la hausse du niveau de vie, l'accès au confort, ne s'était pas traduite par une recherche de la qualité en matière d'alimentation et de vin. Jean Ferrat
dénonçait l'exode rural et le poulet aux hormones dans ce qui fut son « tube » et les grands vins figuraient une rareté réservée aux familles bourgeoises installées dans une certaine
tradition. La priorité était ailleurs, aux équipements, à la modernité, au Teppaz et au lave-linge. Le « Ça, c'est vrai, ça ! » de la Mère Denis pour faire la publicité de la marque
Vedette dans les années 1970 illustre parfaitement ce changement, le passage de l'ancien, du pénible, de l'archaïque au confort apporté par le progrès. La France rattrapait le
retard dû à la guerre et, déjà, on copiait le modèle de vie américain.
Le vrai décollage en faveur du vin « bouché » intervient bien plus tard. Et, quitte à évoquer le bouchon, si on voulait le lancer un peu loin, on pourrait oser un rapprochement entre le
désir du vin d'appellation contrôlée avec l'après – très après, même – Mai 68. Une forme de réaction contre la « société de consommation », selon la formule chère à Jean
Baudrillard. Autrement dit : on prend, on jette. À cet égard, il est amusant, sinon intéressant, de noter que le mouvement Slow Food fut fondé par d'anciens « gauchistes » italiens et
que des quotidiens comme _Libération_ ou même _L'Humanité_ ont eu, dès la fin des années 1980, leurs spécialistes vins et gastronomie.
Plus le présent s'affichait dans la vitesse, plus une partie de la génération née peu après la guerre et désignée aujourd'hui (pour ne pas dire dénoncée) comme celle des « boomers
» semblait s'intéresser à ce qui résistait au temps. Ces boomers sont moins « regretteurs d'hier », comme le disait joliment Alain Souchon, que chercheurs de racines, de leurs
racines. Les cheveux ont blanchi, les épaules se sont affaissées. Ils continuent cependant de fréquenter les salons des vins et les cavistes. Mais ils ont perdu la partie. Leurs enfants sont
passés à autre chose.
La vitesse a gagné. Les fils et filles des boomers, sauf exception, quand ils s'intéressent au vin, le souhaitent « glouglou », un mode de désignation dont n'aurait peut-être pas
usé Montesquieu mais signifiant tout de même forcément « nature », car il convient de s'inscrire avec vigueur dans le refus d'enrichir le mal, évidemment « biodynamique »
puisqu'un brin de foutraque mystique permet d'alimenter la conversation. Chaussez le naturel et le surnaturel arrive au galop. Notre propos frôle sans aucun doute la caricature.
L'époque s'y prête.
Nous sommes à l'ère – comment la définira-t-on plus tard ? « Tartuffocène » ? – du steak sans viande, du fromage sans lait et du vin sans alcool. Quel est l'intérêt du vin sans
alcool (on dit « no-low », c'est plus sexy) ? Déjà et surtout sauver des entreprises. « C'est une opportunité formidable, qu'il faut saisir », répètent à l'envi des gens
qui ne dégustent que des bilans et qui tentent de nous faire croire que le no-low est du vin vrai de vrai mais sans la gueule de bois du lendemain. Comme si, obligatoirement, consommer du
vin « traditionnel » relevait de l'ivrognerie. De la part de personnes qui, au départ et pour la plupart, sont des producteurs de vins depuis longtemps, c'est un peu fort de café.
Pour sauver des entreprises et relancer la machine, faut-il perdre son âme ? Ce n'est pas l'avis, par exemple, d'un Gérard Bertrand qui déclarait à Vitisphère : « Il se boit
du vin dans 180 pays dans le monde. Nous avons beaucoup de possibilités. Plus qu'il y a 30 ans en arrière, où 90 % de la production française était consommée en France. Ce sont des
marchés à conquérir. » Gérard Bertrand ne saurait être accusé de tenir des propos faciles et de jouer sur du velours, lui qui a su créer et développer, à partir de sa propriété, une
entreprise puissante dans une région où le négoce du vin de qualité semblait inconcevable.
Puis, dans cette affaire, il y a un fond d'hypocrisie et de supercherie qui, pour le coup, filerait la gueule de bois à tous ceux qui aiment le vin pour ce qu'il est,
c'est-à-dire pas simplement une boisson. Il y a trois dimensions dans le vin authentique : le goût, le temps et l'ivresse. Évoquer positivement l'ivresse de nos jours revient
à vanter les mérites de la sorcellerie devant un ponte de l'Inquisition au XVIe siècle : faisable, mais risqué.
Le plaisir du vin réside bien entendu dans ses incalculables différences de saveurs, suivant les régions, les lieux-dits, les années, les cépages. Dans le fait également qu'il traverse
les époques, résistant au temps, changeant et pourtant le même, capable d'être vendangé sous de Gaulle, vanté par la Gala de Dali et savouré par Arditi. Enfin, contrairement à un soda
ou à un no low/no future, il ajoute cette douce ivresse qui n'a rien de commun avec la cuite, et tout à voir avec la conversation, les confidences, l'émotion. C'est aussi pour
cela que l'on boit du vin et que l'on ne se cantonne pas à la simple « dégustation ». Cette action, la dégustation, que professionnellement nous pratiquons si souvent, nous
devient insupportable quand elle prend la forme d'un souhait. La « bonne dégustation » à toutes les sauces, de la machine à café au serveur de poulets-frites, voilà un signe de
l'époque. On ne se nourrit plus (sauf de food), on ne boit plus, on déguste. Sous cette forme de politesse aimable, c'est l'interdit qui pointe son vilain nez de geôlier.
À Découvrir LE KANGOUROU DU JOUR Répondre L'Église a modifié son approche des péchés capitaux : la gourmandise, qui n'avait pas la même signification qu'aujourd'hui, a
glissé vers la gloutonnerie. On peut donc penser qu'au ciel un gourmand n'ira pas de suite en enfer. Mais, sur terre, ce n'est pas bien vu par les saints repentants du
toujours correct. Régalez-vous est devenu « bonne dégustation ». En clair, cachez cette gourmandise que vous ne sauriez revendiquer, vous êtes là pour goûter et non pour manger et boire.
Cela justifie, entre autres, les portions congrues artistiquement déposées à la pince à épiler dans l'assiette et les propositions d'accompagnement, avec un verre et trois
centilitres de vin, qui vont magnifier chaque plat. Cette formule, un plat, un vin, a l'avantage de vous coûter une blinde et de permettre d'écouler les invendus de la cave. Bonne
dégustation et bonne continuation !
Et la transmission dans tout cela ? Pour le moment, la chaîne est coupée. Le monde des amateurs de vins s'est rétréci. Il fait le gros dos, regarde passer les trains de la mode, des
postures, et du Dry January. Mais il ne disparaîtra pas, il patientera. Il en a vu d'autres. Les hygiénistes qui avaient fait du vin leur principale cible se réjouissent. La
consommation baisse, tandis que, selon leurs propres statistiques, le nombre de décès dus à l'alcool ne cesse d'augmenter, comme les chiffres de vente d'autres alcools bien
plus puissants mais qui demandent moins de connaissances que le vin. Et la France, qui adore, dès qu'elle le peut, se tirer une balle dans le pied, continuera à célébrer cette belle loi
Évin, une des plus restrictives au monde, qui bloque toute possibilité de rendre les gens responsables de leur consommation par la connaissance et la culture. Alors, bien sûr, il reste les
grands-pères. Souhaitons-leur longue vie à boire raisonnablement du bon vin.