« france périphérique », abstention et vote rn : une analyse géographique pour dépasser les idées reçues

« france périphérique », abstention et vote rn : une analyse géographique pour dépasser les idées reçues


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En France, les commentaires qui ont ponctué la décennie 2010 sur la montée du vote pour le Front national (désormais Rassemblement national) et de l’abstention s’inscrivent dans une


perspective plus large de crise des grandes démocraties occidentales. Dans le cadre de cette crise, le vote populiste (a fortiori de droite) et l’abstention iraient de pair. Récemment, le


géographe français Christophe Guilluy, en introduisant le concept controversé de « France périphérique », a tenté de fournir une clef de lecture géographique à ces maux. La mondialisation,


en favorisant en Occident une économie des services dans laquelle les « villes-mondes » ont la part belle, a conduit à fracturer chaque territoire national. Deux espaces se feraient


désormais face. Dans chaque pays, aux grandes métropoles s’opposerait le reste du territoire. C’est cette périphérie qui serait le terreau de l’abstention et du vote nationaliste émanant de


ceux qui ont fait sécession avec le système. Les géographies de l’abstention et du vote Front national (devenu Rassemblement national en 2018) recoupent-elles toutes deux le concept de


France périphérique ? Une analyse (publication à venir) de la dernière élection présidentielle permet de nuancer cette idée au moment où la force politique lepéniste confirme sa dynamique au


parlement. LA FRANCE PÉRIPHÉRIQUE SELON GUILLUY Pour vérifier la pertinence de l’approche de Guilluy pour l’analyse de l’abstention et du vote FN, nous avons pris la définition de la France


périphérique donnée en 2015 dans son livre éponyme. Celle-ci s’appuie sur une base communale. La France métropolitaine correspond aux communes des vingt-cinq plus grandes métropoles


françaises en s’appuyant sur le zonage en aires urbaines 2010 de l’Insee. La France périphérique correspond au reste du pays auquel s’adjoignent les communes périurbaines les plus fragiles


des vingt-cinq grandes métropoles françaises : Paris, Lyon, Marseille – Aix-en-Provence, Toulouse, Lille (partie française), Bordeaux, Nice, Nantes, Strasbourg (partie française), Grenoble,


Rennes, Rouen, Toulon, Douai – Lens, Montpellier, Avignon, Saint-Étienne, Tours, Clermont-Ferrand, Nancy, Orléans, Caen, Angers, Metz et Dijon. L’ajout de ces communes périurbaines a pour


but de distinguer le périurbain pauvre du périurbain aisé des grandes villes et est réalisé en calculant pour chaque commune périurbaine un indice quantifiant le niveau de fragilité sociale


de la population locale et combinant plusieurs grandeurs socio-économiques comme le taux d’ouvriers et d’employés ou le niveau de vie. Nous avons ainsi reconstitué la France périphérique et


la France métropolitaine de Guilluy en utilisant les données communales socio-économiques de 2017. Cette dichotomie territoriale est ensuite comparée aux géographies de l’abstention et du


vote FN au premier tour de la présidentielle de 2017. La géographie de l’abstention à l’échelle communale montre des dynamiques spatiales diverses. Pour certaines aires métropolitaines


(Paris et Lyon), il semble effectivement se dessiner un gradient kilométrique positif : l’abstention semble plus forte autour du centre métropolitain, sans pour autant que cela soit très


net. Mais pour la majorité des métropoles (Bordeaux, Toulouse, Lille, Poitiers, Marseille, Clermont-Ferrand), la modalité dominante est celle de centres qui s’abstiennent plus que leurs


alentours. Cela fait écho à la configuration « nord-américaine » des métropoles de province, où la fragilité sociale se concentre plutôt dans le centre et les couronnes proches, du fait


notamment de la présence de quartiers d’habitat social et de populations immigrées. Surtout, une géographie régionale apparaît. L’abstention est très forte en Corse, dans le Nord et dans


l’Est. Elle l’est moins en Bretagne et dans le Sud-Ouest, même si l’on repère quelques poches abstentionnistes (par exemple, le Médoc également connu pour être une terre frontiste). La


géographie régionale de l’abstention (sur la base des grandes régions de 2015) permet de révéler plus clairement ce phénomène en retrouvant le fameux axe Le Havre-Marseille qui sépare la


France de l’Est historiquement industrielle, plus dense et territoire d’immigration de la France de l’Ouest historiquement moins dense et plus rurale. ------------------------- _ READ MORE:


« GILETS JAUNES » : UNE FRACTURE NORD-SUD ? _ ------------------------- UNE ANALYSE DE LA VARIANCE Nos constats visuels sont précisés par une analyse de la variance (test de Fisher). Cette


méthode statistique permet d’estimer le poids de différentes échelles spatiales dans l’abstention. Elle indique aussi quelles échelles sont significatives. Nous la déployons ici pour deux


échelles : les régions de 2015 et la France périphérique. Les données électorales sont pondérées par la population des communes pour gommer au mieux les différences de taille. Il apparaît


ainsi dans nos analyses statistiques que la France périphérique a un poids bien inférieur à celui des régions. Par ailleurs, sa significativité pourrait tout aussi bien renvoyer à


l’abstention forte dans plusieurs centres urbains par rapport à leurs alentours, dichotomie inverse de celle de Guilluy. Enfin, nous constatons qu’une grande partie de l’abstention


(résidus), et donc de la participation, reste à éclairer par d’autres échelles, qui pourraient être par exemple la concentration de retraités, au comportement électoral souvent assidu, sur


certains littoraux, notamment dans le Sud, ou la haute participation dans les petites communes rurales. Si le concept de France périphérique n’explique que peu l’abstention, il en est


autrement pour le vote FN. DES ESPACES RÉGIONAUX BIEN IDENTIFIÉS En visualisant la géographie du vote FN à l’échelle communale, on observe, plus clairement que pour l’abstention, une


concurrence entre une géographie régionale et une géographie distinguant les grandes métropoles de leurs alentours. Nous retrouvons les espaces régionaux qui constituent les traditionnelles


zones de force du FN : le Nord et l’Est, où l’industrie a été mise en difficulté, et le littoral méditerranéen. ------------------------- _ READ MORE: LE RASSEMBLEMENT NATIONAL PAR SES 


ÉLECTORATS _ ------------------------- Nous retrouvons également ses zones de faiblesse comme l’ancien Limousin, le Sud-Ouest (excepté une implantation FN dans la vallée de la Garonne) et la


Bretagne. En effet, l’ouest de la France a été, à partir des années 1970, une zone d’implantation pour le Parti socialiste (PS), tandis que le Limousin renvoie au passé des « campagnes


rouges » où des structures agricoles coopératives favorisaient un communisme rural. La Bretagne et l’extrême Sud-Ouest (le Béarn) font aussi penser à l’implantation historique de la


démocratie chrétienne. Les zones de faiblesse du RN témoignent donc de la persistance de cultures politiques régionales qui font que l’échelle régionale continue de compter dans la


géographie électorale française. UNE NOUVELLE GÉOGRAPHIE FRONTISTE Mais face à cette géographie régionale, le concept de France périphérique semble aussi avoir de l’intérêt dans la


géographie frontiste. On repère assez clairement les aires d’influence des grandes métropoles françaises (Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Rennes, Nantes…) dont le vote FN est faible et


entourées par des territoires plus favorables à ce parti. L’analyse de la variance réalisée sur le vote FN montre cette fois-ci que la France périphérique est un facteur significatif dans ce


phénomène. Sa contribution n’est pas négligeable bien qu’inférieure à l’échelle régionale. De plus, en répétant ce traitement statistique pour les présidentielles de 2002 et 2012 (2007 est


mise de côté du fait de l’affaiblissement du FN dû à Sarkozy) nous constatons que l’échelle de la France périphérique n’a fait que gagner en puissance sur la période 2002-2017. DEUX


COMPORTEMENTS ÉLECTORAUX À DISTINGUER L’abstention et le vote extrémiste, bien que présentés comme deux symptômes de la crise des démocraties occidentales, sont deux comportements très


différents tant politiquement, que socialement et spatialement. C’est le constat qui ressort de l’analyse par le prisme de la France périphérique. L’abstention est équivoque et procède de


multiples mécanismes à la fois spatiaux et sociaux (régions en difficulté, pauvreté dans les centres urbains, déclassement social, défiance vis-à-vis du politique). À l’inverse, la France


périphérique semble compter davantage dans la structuration du vote FN. Une logique centre-périphérie semble ainsi gagner en puissance dans la structuration de ce comportement. Reste à


savoir si cette logique s’enracine plutôt dans une opposition centres urbains _vs_ périurbain ou grandes métropoles _vs_ périphéries déclassées (y compris des centres urbains), comme


l’invite à réfléchir le récent mouvement des « gilets jaunes ». ------------------------- _L’auteur effectue sa thèse sous la direction de Gilles Van Hamme (Université Libre de Bruxelles,


faculté des sciences) et Jean-Michel De Waele (Université Libre de Bruxelles, faculté de philosophie et sciences sociales)._