La lutte contre les inégalités commence dans les crèches | terra nova
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Associant études internationales et exemples de terrain, propositions concrètes et recul scientifique, ce rapport encourage le politique à agir dès cette période clé du développement de
l’individu, où les inégalités sociales ont l’impact le plus lourd mais où l’action publique peut, justement, être la plus efficace et la plus pertinente. A travers 10 recommandations, des
pistes d’actions concrètes se dessinent pour les communes et intercommunalités, les conseils généraux, l’Etat ou encore la CNAF. 30 millions : à quatre ans, un enfant pauvre a entendu 30
millions de mots de moins qu’un enfant issu d’un milieu favorisé. Avant même leur première année en CP, une forte proportion de nos enfants est déjà touchée par des difficultés que l’école
peine souvent à résorber au cours des dix années suivantes. Nos décrochages – celui que connaît notre système éducatif dans les classements internationaux, celui de dizaines de milliers de
jeunes quittant l’école sans qualification, mais aussi notre taux de chômage et notre faible compétitivité – se jouent dès la petite enfance, lorsque le cerveau connaît sa période de
développement neuronal la plus importante. Pourtant – et ce n’est pas si fréquent lorsqu’on parle de lutte contre les inégalités et contre le chômage – il existe des solutions concrètes et
éprouvées, qui sont entre les mains des élus locaux, des professionnels et des responsables nationaux de la petite enfance. En 1962, dans la petite ville de Ypsilanti aux États-Unis, une
équipe de professionnels de crèches et de chercheurs décident de prouver que les inégalités peuvent être corrigées dès le plus jeune âge. Ils mettent au point le Perry Preschool Project,
programme éducatif intensif à destination d’enfants afro-américains défavorisés âgés de 3 à 5 ans : sessions de lecture individualisées, jeux linguistiques structurés à l’occasion de chaque
repas, insistance sur le développement social et émotionnel en même temps que cognitif, implication très forte des parents. Dix ans plus tard, un autre projet, le Carolina Abecedarian,
reprend et approfondit cette démarche pour des enfants de 0 à 5 ans. Mais ce qui distingue les projets Perry Preschool et Carolina Abecedarian des nombreuses autres initiatives ponctuelles
conduites par des professionnels dévoués, et ce qui en fait des références jusqu’à aujourd’hui, c’est qu’ils sont accompagnés de dispositifs d’évaluation scientifique rigoureux : chaque
enfant ayant bénéficié de ces programmes a été suivi pendant plusieurs décennies, selon une méthode scientifique (tirage au sort d’un groupe de contrôle), afin de pouvoir mesurer l’impact du
dispositif sur la destinée de ces individus. Certains enfants ont été suivis jusqu’à l’âge de 40 ans ! Les résultats sont saisissants : meilleure réussite scolaire, accès à l’enseignement
supérieur plus large, chômage plus faible, meilleure santé, moindre risque d’actes criminels. Selon le prix Nobel d’économie James Heckman, qui a mené une analyse coûts-bénéfices détaillée
de ces programmes, il s’agit de l’investissement éducatif le plus « rentable » pour la société : les montants considérables investis dans la requalification professionnelle, la lutte contre
le décrochage ou la prévention de l’échec scolaire au collège, bénéficieraient davantage aux individus s’ils l’étaient, 10, 15 ou 20 ans en amont, dans des initiatives de haute qualité à
destination de la petite enfance. UNE VISION, UN OBJECTIF ET UNE MÉTHODE POUR TRANSFORMER LA POLITIQUE DE LA PETITE ENFANCE UNE VISION : la politique de la petite enfance doit être autant
envisagée du point de vue des enfants que de celui des parents ; elle doit autant viser l’égalité des chances que l’appui aux couples qui travaillent ; on doit y parler autant d’éducation
que de modes de garde. UN OBJECTIF PRINCIPAL : développer des places de crèches à « haute qualité éducative » destinées en priorité aux enfants de familles pauvres ; il en manque aujourd’hui
30 000, si l’on veut que la part d’enfants pauvres accueillis en crèche soit la même que dans la population française. UNE MÉTHODE : celle de l’appui à l’expérimentation locale, de
l’évaluation scientifique et de la diffusion horizontale des réussites. Ce rapport s’efforce ainsi d’apporter une première recension d’expériences prometteuses et des indications pour les
répliquer. La France compte parmi les pays les mieux armés pour atteindre ces objectifs, mais nous pourrions tellement mieux faire! Nous avons la chance de disposer d’un nombre de crèches
important et qui continue à croître, notamment grâce à des financements publics ambitieux. Pourtant, ces établissements accueillent encore trop peu de jeunes enfant issus de milieux
défavorisés, alors que ce sont eux qui bénéficieraient le plus de crèches à haute qualité éducative : la France compte 20% d’enfants de familles pauvres ; les crèches françaises, seulement
8% environ. Les enfants pauvres sont aujourd’hui 20 000 à être accueillis en crèche ; ils seraient 50 000 s’ils l’étaient autant que les autres. L’État l’a bien compris, qui tente depuis
longtemps d’augmenter le taux d’enfants défavorisés dans les structures d’accueil collectives : le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté a fixé pour la fin du quinquennat un objectif
de 10% d’enfants issus de milieux défavorisés dans les crèches. Toutefois, le facteur déterminant sera la mobilisation des élus locaux. La croissance du nombre total de crèches en France est
un atout unique pour atteindre ces objectifs : il ne s’agit pas d’évincer les couples bi-actifs des crèches, mais de profiter des nouvelles places pour inclure davantage de familles
pauvres. Les crèches sont un besoin important pour toutes les familles ; mais pour les enfants pauvres, elles peuvent changer le cours d’une vie. Surtout, nos crèches sont encore trop peu
conçues comme des lieux d’éducation. Les structures d’accueil collectif concentrent aujourd’hui essentiellement leurs efforts sur les aspects sanitaires et de sécurité, ainsi que sur le
développement psycho-moteur, le développement affectif et la sociabilité des enfants. Or, l’éducation commence avant l’école : la petite enfance doit être conçue comme un moment à part
entière de l’éducation – peut-être même l’un des plus importants. L’objectif n’est pas de faire travailler les enfants dès deux ans, mais de reconnaître qu’ils ont besoin d’être stimulés de
manière méthodique pour leur développement. Les professionnels de la petite enfance sont nombreux à reconnaître l’intérêt d’une telle démarche ; il convient désormais de l’organiser, de la
stimuler et de la tester. La France ne peut plus se permettre de ne pas tout entreprendre pour sa jeunesse. L’égalité des chances passe par la haute qualité éducative dans les crèches : à
nous de nous en donner les moyens. UNE INSPIRATION POUR LES ÉLUS LOCAUX ET LES ACTEURS DE TERRAIN Ce rapport invite à l’action et il s’adresse au premier chef aux acteurs de terrain : élus
municipaux ou territoriaux, responsables de la petite enfance, professionnels de crèches. Avec la politique de la petite enfance, ils ont entre leurs mains un des instruments les plus
efficaces pour l’égalité des chances et la réussite de tous. Ce rapport a choisi de donner la parole aux porteurs de quelques expériences qui ont réuni les critères de succès leur permettant
de devenir des sources d’inspiration pour d’autres acteurs locaux : des crèches orientées vers l’égalité des chances, qui ont trouvé un équilibre entre publics défavorisés et couples actifs
; un appui sur la recherche pour définir les activités et les pédagogies adaptées à de très jeunes enfants ; le recours à une évaluation scientifique externe ; une systématisation et une
capitalisation des bonnes pratiques qui permet leur transposition. Il n’y a certes pas de solution unique, mais il y a des expériences qui ont fait leurs preuves et qui méritent d’être
généralisées. L’une de ces expériences est le programme « Parler Bambin », mis en oeuvre par plusieurs collectivités locales (municipalités, conseils généraux), sous l’impulsion initiale de
la ville de Grenoble en 2006. Le constat de départ est simple : pour lutter contre les difficultés scolaires rencontrées dès les premières années d’école, il faut agir en amont. Grâce aux
soutiens de chercheurs de l’université de Grenoble-II, l’équipe s’est appuyée sur les dernières avancées de la recherche scientifique pour définir un programme mettant l’accent sur le
développement linguistique : dans les crèches impliquées, chaque étape de la journée de l’enfant est conçue dans un objectif d’éveil éducatif et linguistique. Chaque semaine, des séquences
structurées et individualisées de trois fois 15 minutes où l’enfant peut développer son expression verbale et enrichir son vocabulaire sont organisées ; 45 minutes de concentration qu’il
n’aurait peut-être pas reçues le soir chez lui, mais que le programme lui assure de façon régulière et qui lui permettront, quelques années plus tard, de commencer l’école en maîtrisant le
même nombre de mots que ses camarades. Ces acquisitions sont renforcées par une coopération plus forte avec les parents autour de ces objectifs et des progrès de l’enfant. Un programme tel
que Parler bambin trouve son prolongement logique dans des mécanismes qui reposent sur une ouverture plus importante des crèches aux familles défavorisées – celles qui peuvent en bénéficier
le plus –, tout en conservant l’atout qu’est leur mixité sociale. Enfin de tels programmes impliquent la volonté d’évaluer l’efficacité des actions menées, afin de s’assurer que les enfants
accueillis en retirent des bénéfices réels : menée de manière indépendante par une équipe du CNRS, l’évaluation du Parler bambin a montré des progrès significatifs dans l’étendue du
vocabulaire, l’usage grammatical et la longueur moyenne des phrases. Parler Bambin a déjà bénéficié à plus de 15 000 enfants et a commencé à se diffuser sur le territoire : en
Ille-et-Vilaine, à Lille aujourd’hui, bientôt dans d’autres villes. Ce qui n’était qu’une expérience locale est aujourd’hui un programme activement porté par un réseau national de
collectivités, et facilement applicable à d’autres contextes locaux. La France se targue d’être un pays d’innovation sociale. Celle-ci a le mérite d’avoir démontré son efficacité et elle est
généralisable. Il faut aujourd’hui en susciter d’autres encore plus ambitieuses : en expérimentant, en évaluant et en changeant d’échelle, de telles innovations peuvent transformer les
crèches en armes cruciales de lutte contre les inégalités. PROPOSITIONS Recommandations aux communes et aux intercommunalités : * Créer les nouvelles places de crèches en priorité dans les
quartiers les moins aisés. * Donner la priorité aux familles défavorisées dans l’accès aux places de crèches, afin que les enfants de familles sous le seuil de pauvreté cessent d’être
sous-représentés dans les crèches françaises. * S’inspirer des exemples de crèches de haute qualité éducative ayant fait leurs preuves. * Pour les communes les plus petites et les moins
riches, développer la compétence Petite enfance des intercommunalités afin de pouvoir créer les places manquantes. Recommandations aux conseils généraux : * Soutenir financièrement
l’ouverture de crèches dans les zones du département les moins favorisées. * Conditionner les cofinancements départementaux à des critères d’accueil en crèche des enfants défavorisés. *
Mettre les différents instruments départementaux de la petite enfance au service du développement éducatif : qualité éducative des crèches, formation et soutien aux assistants maternels,
services de PMI et de soutien à la parentalité. Recommandations à l’État et à la CNAF : * Assigner explicitement à la politique familiale un objectif d’égalité des chances * Développer la
recherche et l’expérimentation sur la petite enfance en incluant une évaluation scientifique externe dans les projets innovants financés par l’État ou la CNAF. * Modifier les règles de
financement des crèches par la CNAF en modulant le niveau de la prestation de service unique selon la proportion d’enfants pauvres accueillis.