
Comment gagner le prix pulitzer de l’éditorial
- Select a language for the TTS:
- French Female
- French Male
- French Canadian Female
- French Canadian Male
- Language selected: (auto detect) - FR
Play all audios:

Les éditoriaux d'investigation s'appuient sur des mois de recherches et de reportages. Un effort qui peut s'avérer payant pour remporter un prix Pulitzer. © Illustration :
Sophie and the frogs Le plus prestigieux prix de journalisme américain sera décerné le 5 mai prochain dans une vingtaine de catégories, y compris celle du meilleur éditorial. Certaines
productions, qui mêlent opinion et enquête, appartiennent à un genre particulier : l’éditorial d'investigation. Chloé Pasquinelli Publié le 28 avril 2025 _« Quand je suis arrivée au
service éditorial du _Lexington Herald-Leader_ (un des principaux journaux du Kentucky), je pensais que les éditoriaux n’étaient rédigés que par des personnes âgées, des journalistes d’au
moins 40 ans »,_ se rappelle avec le sourire Maria Henson, lauréate du prix Pulitzer dans la catégorie « éditorial » en 1992, lors du centenaire de la prestigieuse institution, en 2016. _«
Ces gens-là se grattaient le menton et avaient de brillantes idées sur Gorbatchev, _poursuit-elle. _Ils restaient dans des bureaux en verre toute la journée et avaient des tonnes d’opinions.
»_ Cette reporter de profession alors âgée de 29 ans va pourtant offrir une perspective toute nouvelle à ce genre traditionnel qui consiste à donner l’opinion du journal dans un court texte
non signé. LES ÉDITORIALISTES SUR LE TERRAIN Maria Henson se penche, à l’époque, sur un fait divers dramatique, à Lexington : une jeune femme gardée captive pendant plusieurs jours et tuée
par son mari. _« En allant plus loin,_ nous explique-t-elle, _je me suis rendu compte que la justice échouait à protéger les femmes dans l’État. Je sentais qu’il y avait un sujet plus large
à creuser. »_ Elle propose l’idée à son rédacteur en chef de l’époque, John Carroll, décédé en 2015 _: « Je lui ai dit : “Mets tes reporters sur le sujet.” Il m’a répondu : “Enquête par
toi-même.” »_ Rompant la traditionnelle barrière entre reportages et éditoriaux, Maria Henson arpente le Kentucky pendant seize mois, échange avec des femmes battues et épluche des dizaines
d’affaires judiciaires avant de publier en 1991 la série d’éditoriaux « _To Have and to Harm_ » (« Posséder et nuire »), pour laquelle elle reçoit, un an plus tard, un prix Pulitzer. _« Ce
qui était largement admis,_ détaille-t-elle, _c’était que les éditoriaux réagissaient aux informations révélées par les reporters. Avec cette nouvelle forme, les éditorialistes peuvent faire
leur propre travail de terrain et ensuite commenter. »_ UN PLUS FORT IMPACT SUR LA RÉALITÉ Quelques années après Maria Henson, Jeffrey Good, lauréat du Pulitzer en 1995, nomme pour la
première fois cette nouvelle technique « l’éditorial d’investigation ». Inspiré par le travail de sa consœur, ce journaliste d’investigation devenu éditorialiste en Floride enquête alors sur
la corruption au sein du système de succession de l’État. _« J’avais parlé du sujet en tant que reporter,_ nous précise-t-il. _Des avocats véreux s’attribuaient le peu d’économies que de
petites gens voulaient léguer à leurs enfants après leur mort. Et les juges ne disaient rien. Quand nous en parlions dans nos colonnes, la situation s’améliorait un temps, pour se détériorer
à nouveau dès que nous avions le dos tourné. »_ Investir les pages « édito » d’un large travail d’investigation lui semble le meilleur moyen de changer les choses : _« L’idée était
d’apporter tout le poids éditorial d’un journal influent, comme le _St. Petersburg Times_, derrière notre enquête. »_ À l’instar de Maria Henson, dont les écrits ont permis l’approbation
d’une loi sur la protection des femmes battues dans le Kentucky, la série éditoriale de Jeff Good, « _Broken Promises_ » (« Promesses non tenues »), poussa l’État à instaurer des garde-fous.
_« L’investigation éditoriale nous donne une plus grande autorité dans le domaine en question et nous permet de donner notre opinion avec d’autant plus d’assurance »_, plaide le
journaliste, qui a, depuis, été membre du jury du Pulitzer. De nombreux éditorialistes ont emboîté le pas de Maria Henson et Jeffrey Good, au point que l’essentiel des lauréats du Pulitzer
dans la catégorie « éditorial » (au moins 18 sur 30 éditions) reprennent les mêmes techniques : des mois de recherches, du reportage de terrain, et tous les ingrédients d’un travail
d’investigation agrémentés de commentaires et d’exhortations à agir. DES ÉDITORIAUX PLUS « AMBITIEUX » Le dernier gagnant du prix, David Hoffman, ne fait pas exception. Quand il rejoint
l’équipe éditoriale du _Washington Post_ en 2021, cet ancien correspondant à l’étranger souhaite proposer des éditoriaux plus _« ambitieux »_ : _« Je suis au _Post_ depuis quarante-deux ans.
La page éditoriale a, peu ou prou, toujours été la même : deux ou trois éditoriaux de 500, 600 mots. Je voulais une forme plus longue, une vraie enquête. »_ En 2023, il entame une grande
enquête sur les jeunes prisonniers politiques à travers le monde. Comme ses confrères, le journaliste partage l’intime conviction que ce type d’article a un plus fort impact sur les
situations dénoncées. Raison pour laquelle le _Post _mais aussi le _New York Times _ont pris le parti de mettre en avant ces travaux : le prestigieux journal new-yorkais a notamment gagné le
prix éditorial du Pulitzer 2019 pour une série éditoriale de ce genre. La rédactrice en chef du service éditorial du _New York Times_, Kathleen Kingsbury, avait aussi gagné le Pulitzer en
2015 avant d'intégrer le _Times _en 2017. Alors au _Boston Globes_, elle avait rédigé une série d'éditoriaux d'investigation sur le système de rémunération des serveurs
américains. DES MOYENS DIFFICILES À INVESTIR Mais si le Pulitzer récompense ce temps investi, les rédactions ont de moins en moins le luxe de se l’offrir. Selon un rapport de l’École de
journalisme Northwestern publié en 2024, plus de 3 200 journaux américains ont disparu, fait faillite ou fusionné depuis 2005. Les rédactions réduisent leurs effectifs, et les éditorialistes
sont souvent les premiers à en payer le prix. Aussi, _« un journaliste qui prend six mois pour faire un éditorial, c’est un journaliste qui ne remplit pas les pages au quotidien »_,
souligne Art Cullen, lauréat en 2017 et deux fois juré du Pulitzer. > « Il faut quelque chose de bien écrit, qui vous saisit et vous > stimule » L’ancien reporter de 77 ans sait de
quoi il parle : le journal qu’il a fondé avec son frère, _The Storm Lake Times_, couvre une petite zone rurale de l’Iowa. _« La compétition est rude face à des gros poissons comme le _Times_
ou le _Post_ »_, sourit-il. Il affirme, néanmoins : _« En tant que membre du jury, nous devons prendre en compte les moyens mobilisables par les médias. Et dans la catégorie “éditorial”,
une grande enquête ne suffit pas. Il faut quelque chose de bien écrit, qui vous saisit et vous stimule. »_ UN GENRE NOUVEAU ? Art Cullen, lui aussi, a été félicité par le Pulitzer pour ses
éditoriaux _« alimentés d’un travail de reportage tenace [et] d’une impressionnante expertise »_. Pourtant, à en croire Warren Lerude, professeur émérite à l'École de Journalisme
Reynolds de l'université du Nevada et ancien vainqueur du prix Pulitzer éditorial en 1977, ce « nouveau genre éditorial », n’en serait pas vraiment un. _« J’ai écrit des milliers
d’éditoriaux, et supervisé des milliers d’autres_, insiste cet ancien journaliste du _Reno Evening Gazette_, qui avait, en 1976, révélé les exactions d’un proxénète local. _Nous nous
appuyons sur le travail des reporters, certes, mais nous faisons aussi nos propres recherches. Cela passe par de l’investigation, du reportage, des interviews, peu importe. Un bon éditorial
se base sur la vérité des faits »_, martèle-t-il. De même, l’équipe du Pulitzer estime que _« les lauréats ont démontré des qualités d’investigation et de reportage tout au long de leur
histoire. En 1963, par exemple, Hazel Brannon Smith a utilisé des techniques de reportage pour montrer le mécontentement de la faculté face aux étudiants pro-ségrégation dans le Mississippi.
»_ Il demeure qu’avant les années 1990, ce type de travaux reste relativement rare dans l’histoire du prix. L’essentiel des éditorialistes récompensés proposait plutôt des sujets de toutes
sortes dont ils n’étaient généralement pas spécialistes. L’accent portait davantage sur l’éloquence du journaliste, ou le courage dont il faisait preuve en s’exprimant. Face à ces critiques,
Jeffrey Good concède : _« Cela ne veut pas dire qu’il faut six mois de recherches pour écrire un bon éditorial. »_ Et s’il félicite le Pulitzer de pousser les rédactions à investir
davantage de temps dans leurs éditoriaux, il craint pour la suite _: « Je pense qu’il y aura de moins en moins de médias capables d’offrir cette chance à leurs journalistes. Ils ne sont déjà
plus qu’une poignée. »_ EDIT LE 14/05/2025 À 11H53 : CORRECTION DE L'UNIVERSITÉ DE RATTACHEMENT DE WARREN LERUDE.